Vision scientifique ou vision biblique du monde ?

Par Dominique Tassot

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Résumé : Consciemment ou non, toute pensée se conçoit et s’exprime sur la trame préexistante d’une vision du monde. Cette dernière, par définition, englobe tout. La vision occidentale du monde, à l’origine de la science moderne, restait d’inspiration biblique ; cette vision englobait la science et en fixait le sens. Peu à peu, une vision « scientifique » du monde a pris la place, érigeant en absolu des théories toutes humaines, donc faillibles. Comment dès lors retrouver le chemin du Sens ?… On ne fera pas l’économie d’un vaste remaniement intellectuel, analogue à une conversion.

 

        Tout mot écrit se comprend dans un contexte ; toute parole reçoit son sens exact du discours qui l’englobe ; toute pensée se réfère à une vision du monde.

 

        Durant des siècles, les êtres qui nous entourent ont été perçus et compris comme autant de créatures divines ; l’univers lui-même était représenté comme « la Création », matérielle et spirituelle à la fois, laissant toujours deviner, derrière chaque situation, une intention supérieure. La science occidentale, avec sa recherche de lois universelles, est née de cette vision des choses : pas de loi sans législateur !… Et d’un Créateur aimant on attendait un Cosmos harmonieux et ordonné, réglé justement par la fin ultime posée dès l’orée des temps.

 

        Joseph Needham, le grand connaisseur des sciences et techniques de la Chine ancienne, a noté combien cette vision du cosmos apporte à la pensée. Obnubilés par les variations perpétuelles des êtres, les Chinois n’ont pas conçu l’idée de lois normatives : le diagnostic du médecin chinois oscille en permanence entre deux extrêmes -chaud ou froid, sec ou humide, actif ou passif, etc…- il ignore les valeurs moyennes qui nous servent de référence pour l’analyse biologique.

 

 

        Cette limitation de leur pensée n’empêche pas les Chinois d’être de bons médecins  : la médecine est un art, et le balancement entre le yin et le yang rend peut-être plus attentif au cas particulier de chaque malade… Mais la science moderne, issue de l’occident chrétien procède par affirmations générales et quantifiées : Dieu n’a-t-il pas « tout réglé avec mesure, nombre et poids« (Sagesse 11 : 21) ?…

 

        Il n’y a, dans cette vision biblique du monde, aucune entrave à l’éclosion ni au progrès de la science moderne. La plupart – pour ne pas dire : les plus grands- de ses fondateurs furent habités par le sentiment d’une présence divine au sein des phénomènes qu’ils mathématisaient. Képler, Pascal, Newton, Euler ou Ampère croyaient profondément en Dieu Créateur. Descartes écrivait à Mersenne : « C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume« 1 . Et Képler : « La géométrie est co-éternelle avec l’esprit de Dieu… Elle fut implantée dans l’homme en même temps que la ressemblance de Dieu« . Newton impressionnait ses contemporains par la lenteur et la gravité avec lesquelles il faisait le signe de croix. Tous ces savants baignaient dans une vision biblique du monde.

 

        Et pourtant, graduellement, mais surtout depuis le dix-huitième siècle, cette même science moderne a secrété sa propre vision du monde, celle qui nous domine aujourd’hui. Comme on presse les savants de répondre à la question des origines, ils multiplient les disciplines. S’agit-il de l’origine de l’homme ? Surgit la préhistoire. S’agit-il de l’origine du l’univers ? Se présente la cosmologie. Or une « pré-histoire » n’a de sens, en tant que discipline coupée de l’histoire, qu’à partir du moment où l’historicité de la Bible est perdue de vue. Car les généalogies et le calendrier bibliques commencent avec Adam, et Jésus-Christ fusionne dans le même geste initial la création du monde et celle d’Adam. A propos du mariage il déclare en effet : « Au commencement de la Création, Dieu les fit homme et femme » (Marc 10 : 6).

 

        Ainsi le monde fut-il créé pour l’homme ;  Dieu, qui n’est pas soumis au temps, n’avait nul besoin d’attendre des millions d’années pour que le cadre destiné à recevoir ses hôtes fût enfin « au point » . Pourquoi donc l’homme veut-il à toutes force projeter sur l’Eternel tout-puissant les limitations propres à sa condition de créature ?

        Rousseau et les philosophes des Lumières ont écarté la vision biblique des origines en concevant et en célébrant un « état de nature ». Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, les sociétés humaines consistent pourtant en agrégats de familles. Le lien social préexiste à l’individu, puisqu’il l’engendre, et on ne voit guère comment un quelconque contrat pourrait donner naissance à une société déjà toute formée en tribu.

 

 

« Ces temps de barbarie étaient le siècle d’or ; non parce que les hommes étaient unis, mais parce qu’ils étaient séparés » (Jean-Jacques Rousseau

                                   « Essai sur l’origine des langues »)

La cité du « Meilleur des Mondes », composée d’individus isolés, sera peut-être le but ultime du socialisme3  ; mais « l’état de nature » ne repose sur aucun fait observé : il s’agit d’une pure oeuvre d’imagination, recherchant dans un passé fictif une sorte d’argument d’autorité, à défaut de crédibilité. On comprend ainsi pourquoi les régimes politiques inspirés par cette fiction procèdent comme surajoutés à une réalité humaine et sociale qui continue de leur échapper. De là une constante propagande pour persuader leurs sujets qu’ils vivent dans le meilleur des Etats. Mais s’il faut contraindre les faits et les idées pour les présenter favorablement, n’est-ce pas la preuve que le message est mensonger ?

 

        Si la vérité peut souvent se passer de l’argument d’autorité, l’erreur se voit toujours contrainte d’y recourir, faute de pouvoir exposer de véritables preuves. De là le rôle éminent échu à la science moderne dans toutes les sociétés mues par une idéologie : la science est présentée comme un discours apodictique et sans appel ; elle tient lieu d’autorité spirituelle et assure la cohésion des croyances. Lorsqu’une datation par le radiocarbone permit d’appuyer une attaque contre le Linceul de Turin, on vit qu’un cardinal de l’Eglise romaine ne disposait plus de l’autorité suffisante pour contester le résultat, ne fût-ce qu’en réclamant une contre-expertise !… Il fallut d’autres scientifiques, dans diverses disciplines, pour oser mettre en cause un verdict si manifestement « opportun ». Il résulte de cette histoire que nul contrepoids ne permet plus aujourd’hui de relativiser les insanités éventuelles de la gent savante, insanités d’autant plus probables que l’absence de contradicteurs favorise l’orgueil intellectuel.

        Le Pasteur Johan Peter Süssmilch (1707-1767), avait bien analysé le sentiment qui poussait les « philosophes » ses contemporains à inventer pour l’humanité une origine fictive contraire à la Genèse. Fondateur4 de la démographie, étonnant de précision et d’ampleur dans son étude de la population, ce prédicateur à la Cour du Roi Frédéric II de Prusse avait pris le temps de réfléchir à cette attaque concertée contre le christianisme. Près d’un siècle avant Darwin, il note : « Mais pourquoi veut-on à toute force faire ressembler l’homme aux animaux, en faire leur égal, et lui ravir des privilèges et une supériorité qui sont tout à fait indiscutables ?… Pourquoi donc veut-on contredire si vivement la parole de Dieu et l’expérience ? N’est-ce pas une fausse humiliation de l’orgueil humain ?… En ignorant les avantages (que la bonté divine lui a accordés), l’homme ne se soustrairait-il pas au noble devoir de reconnaissance à l’égard du donateur ? »5

 

        Au sein de la vision biblique du monde, tout respire le sens, donné par référence -explicite ou implicite- à l’intention divine. En ôtant cette clé de voûte, par refus de subordination envers le Créateur, tout sens disparaît aussitôt. Le dieu des philosophes et des savants reste le dieu des causes matérielles ; il n’est plus celui des fins. Seul le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Noé ou de Judas Macchabée, le Dieu de l’Incarnation -par ses interventions dans l’histoire- est à même de garantir la vérité du sens qu’Il a lui-même inscrit dans les lois du cosmos, dans les gènes des êtres vivants, comme dans ce tréfonds des âmes où palpite malgré tout l’appel de l’Etre.

        Puisque rien dans la science elle-même ne s’opposait à la vision biblique du monde, il fallut que son remplacement par un ersatz, la vision scientifique du monde, provînt d’un refus : refus de ce qui est, refus de la Création, refus de la Paternité divine. Or la volonté commande l’intelligence. On ne peut donc soulever la chape du scientisme par des raisonnements. Ses propres sophismes  interdisent à l’insensé d’entendre raison ; de même les contemporains de Noé n’ont pas voulu comprendre que leur monde aurait une fin.

 

        Il n’est pas de chemin déductif  passant de prémisses scientistes à une conclusion conforme à l’esprit de la Révélation . La redécouverte du sens, le retour à une vision biblique du monde suppose une conversion. En hébreu le même mot, chouv, signifie « retour » et « conversion » : se tourner vers Dieu c’est toujours revenir à la source, source originelle de tous les êtres, source de tout sens, source de toute vie. Il est « le maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » (Mat. 13 : 52). Car la véritable nouveauté, le progrès véritable suppose d’abord d’assumer  le passé. Les données de la science moderne ne demandent qu’à être insérées dans une autre perspective, résolument conforme à la vérité divine. On ne fera pas l’économie d’une vaste reconstruction, reprenant chaque pierre, mais pour bâtir un autre édifice, fait pour l’homme parce que fait avec l’Auteur de l’homme ; riche de sens parce que rendu au Sens, et donnant raison une fois de plus  à ces versets du Livre de la Sagesse : « Insensés par nature tous les hommes qui ont ignoré Dieu, et qui n’ont pas su, par les biens visibles, voir celui qui est, ni par la considération de ses oeuvres reconnaître l’Ouvrier » (Sg 13 : 1).

1 Lettre à Mersenne, du 15 avril 1630.

3 Il est significatif qu’un écrivain vivant sous le régime des Soviets,  Evguéni Zamiatine, ait donné dès 1921, dans « Nous Autres« , une version prémonitoire étonnamment proche des intuitions d’Aldous Huxley

4 Avec l’aide d’Euler, alors mathématicien à la cour de Prusse et qui l’aida à formaliser les tables de natalité et de mortalité.

5 J.P. Süssmilch, L’Ordre divin dans les changements du genre humain, prouvé d’après la naissance, la mort et la propagation de l’espèce(1761). Trad. Maurice Kriegel, rééd. Institut National d’Etudes Démographiques, Paris, 1979, t. II. p.314

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