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Par Ernst Friedrich Schumacher
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)
De la bonne utilisation de la terre1
Résumé : L’auteur a longtemps médité sur les multiples désordres secrétés par la société industrielle. Economiste, dirigeant d’entreprise, il a vite compris que la terre, avec les créatures qu’elle abrite, n’était pas de même nature que les objets que l’homme fabrique et détruit à sa guise. L’agriculture est donc soumise à des lois méta-économiques dont l’oubli explique la disparition de plusieurs civilisations : loi du retour (respect des cycles écologiques), loi de diversification (contraire à la spécialisation des plaines selon la monoculture qui correspondrait à l’optimum économique), loi de décentralisation (afin de mettre en valeur tout le territoire). On comprend, à lire Schumacher, pourquoi les vraies solutions échappent nécessairement aux experts, dès lors qu’ils oublient la finalité métaphysique de la vie humaine.
De toutes les ressources matérielles, la plus importante est incontestablement la terre. Etudiez quel traitement une société fait subir à sa terre, et vous arriverez à des conclusions relativement dignes de foi quant à l’avenir qu’elle se réserve.
La terre supporte le sol, et le sol porte une immense variété d’être vivants, y compris l’homme. En 1955, Tom Dale et Vernon Gill Carter, tous deux écologistes de grande expérience, ont publié un livre sous le titre Topsoil and Civilisation (Sol et Civilisation). Je ne peux mieux faire, pour les besoins de ce chapitre, que de citer certains des premiers paragraphes de cet ouvrage :
« Quelqu’un a donné un bref aperçu de l’histoire en disant que « l’homme civilisé a parcouru la surface de la terre et laissé un désert derrière lui ». Ce point de vue peut sembler quelque peu exagéré, mais il ne manque pas de fondement.
L’homme civilisé a ruiné la plupart des terres sur lesquelles il a longtemps vécu. C’est là la raison primordiale pour laquelle ses civilisations se sont progressivement déplacées d’une région à une autre.
C’est aussi la cause principale du déclin de ses civilisations dans les régions de peuplement plus ancien. C’est enfin le facteur le plus déterminant de tous les courants de l’histoire.
Ceux qui écrivent l’histoire ont rarement noté l’importance de l’utilisation faite de la terre. Ils ne semblent pas avoir reconnu que la destinée de la plupart des empires et des civilisations de l’homme a été largement fonction de la façon dont la terre était traitée. Alors qu’ils reconnaissent l’influence de l’environnement sur l’histoire, ils oublient de noter que l’homme a habituellement modifié ou ruiné son environnement.
Comment l’homme civilisé a-t-il ruiné cet environnement favorable ? Il y est parvenu surtout par l’épuisement ou la destruction des ressources naturelles. Il a abattu ou brûlé la plupart du bois de construction utilisable, provenant des collines et des vallées boisées. Il a tondu à outrance et dénudé les pâturages qui nourrissaient son cheptel. Il a tué la plupart des animaux sauvages et fait disparaître bien des poissons et autres formes de vie aquatique. Il a permis à l’érosion de lui voler la couche fertile de ses terres cultivables. Il a laissé ce sol érodé obstruer les cours d’eau et remplir de vase ses réservoirs, ses canaux d’irrigation et ses ports. Dans de nombreux cas, il a utilisé et gaspillé la plupart des métaux d’exploitation facile ou les autres minéraux utiles. Alors, soit sa civilisation a décliné dans ces lieux qu’il avait lui-même contribué à dépouiller, soit il a émigré vers un nouveau territoire. On compte de dix à trente civilisations différentes qui ont suivi ce chemin vers la ruine (leur nombre variant en fonction de celui qui établit la classification). »2
Le « problème écologique » n’est pas, semble-t-il, aussi neuf qu’on le prétend fréquemment. On peut cependant noter deux différences de poids.
Tout d’abord, la terre est maintenant beaucoup plus peuplée qu’elle ne l’était à une époque antérieure et il n’y a plus, en règle générale, de terres nouvelles vers lesquelles émigrer. Enfin, le rythme du changement s’est considérablement accéléré, surtout pendant le dernier quart de siècle3.
Malgré tout, la croyance selon laquelle notre civilisation moderne occidentale s’est affranchie de sa dépendance à l’égard de la nature – quoi qu’il ait pu advenir des civilisations antérieures – prévaut encore aujourd’hui. L’opinion d’Eugène Rabinowitch, rédacteur en chef du Bulletin of Atomic Scientists, est représentative d’une telle croyance.
Il y a toujours des choses que l’on fait pour elles-mêmes, et d’autres que l’on fait pour une autre raison. L’une des tâches les plus importantes de toute société est de distinguer entre les fins et les moyens, et d’avoir une espèce de vue raisonnée de la question. La terre est-elle un simple moyen de production, ou quelque chose de plus, une fin en soi ? Et quand je dis « terre », j’inclus les créatures qui y vivent.
Tout ce que nous faisons pour le seul plaisir de le faire ne prête pas à calcul intéressé. Ainsi, la plupart d’entre nous essaient d’observer certaines règles de propreté. Pourquoi ? Simplement pour des raisons d’hygiène ? Non : l’aspect hygiénique n’est que secondaire. Nous accordons en fait à la propreté une valeur intrinsèque. Nous ne calculons pas sa valeur. Le calcul économique n’entre absolument pas en ligne. Cela prend du temps, coûte de l’argent et ne produit rien, sinon la propreté. Il y a beaucoup d’activités, totalement dépourvues de caractère économique, que l’on poursuit cependant pour elles-mêmes. Les économistes les traitent avec désinvolture. Ils divisent toutes les activités humaines entre « production » et « consommation ». Tout ce que nous faisons sous le rubrique « production » est passible du calcul économique ; tout ce que nous faisons sous la rubrique «consommation » ne l’est pas.
Mais la vie réelle se refuse absolument à de telles classification : l’homme en tant que producteur et l’homme en tant que consommateur sont en fait le même homme qui toujours produit et consomme en même temps.
Nous produisons pour pouvoir nous offrir certaines commodités et certains plaisirs de « consommateurs ». Si, toutefois, quelqu’un réclamait ces mêmes commodités et plaisirs tout en se livrant à une activité de « production », on lui ferait remarquer le caractère non-économique, inefficace, de son attitude. On lui dirait que la société ne peut pas se permettre une telle inefficacité.
Autrement dit, toute chose dépend de qui la fait : l’homme-producteur ou l’homme-consommateur. Si l’homme-producteur voyage en première classe ou utilise une voiture de luxe, cela s’appelle du gaspillage. Mais que ce même homme en fasse autant, dans son second rôle, celui d’homme-consommateur, cela s’appellera un signe de haut niveau de vie.
Nulle part cette dichotomie n’est aussi remarquable qu’à propos de l’utilisation de la terre. Le fermier est considéré comme un simple producteur, qui doit réduire ses coûts et augmenter son rendement par tous les moyens possibles, même si, ce faisant, il détériore – pour l’homme-consommateur – la santé du sol et la beauté du paysage ; même si le résultat final est le dépeuplement des campagnes et la surpopulation des villes. On rencontre aujourd’hui des cultivateurs, des horticulteurs des producteurs de fruits, adeptes de la culture intensive, et des industriels de l’alimentation, à qui il ne viendrait jamais à l’idée de consommer le moindre de leurs propres produits. « Heureusement, disent-ils, nous avons assez d’argent pour pouvoir nous permettre d’acheter des produits qui sont le résultat d’une croissance naturelle, sans l’aide de poisons. » Quand on leur demande pourquoi eux-mêmes n’adhèrent pas aux méthodes de l’agriculture biologique et pourquoi ils n’évitent pas l’emploi de substances toxiques, ils répondent que c’est un luxe qu’ils ne peuvent pas se permettrent. Ce que l’homme-producteur et ce que l’homme-consommateur peuvent se permettre sont deux choses bien différentes.
Mais, puisque les deux sont un seul et même homme, la question de savoir ce que l’homme – ou la société- peut réellement se permettre fait naître une confusion sans bornes.
Leur utilité confère aux animaux supérieurs une valeur économique. Mais ils ont une valeur méta-économique en eux-mêmes. Si je possède une voiture – produit que l’homme a fabriqué- je peux légitiment soutenir que le meilleur usage à en faire est de ne jamais me soucier de son entretien et de la conduire jusqu’à ce qu’elle devienne une épave. Je peux vraiment avoir calculé que c’est là la façon de m’en servir la plus économique. Si mon calcul est exact, personne ne peut me reprocher d’agir en conséquence, car un produit fabriqué de la main de l’homme, tel qu’une voiture, n’a rien de sacré.
Mais si je possède un animal – ne serait-ce qu’un veau ou une poule – cette créature vivante, sensible, ai-je le droit d’en user jusqu’à la mort ?
Il est inutile d’essayer d’apporter des réponses scientifiques à de telles questions. Ce sont des questions métaphysiques, non scientifiques. C’est une erreur métaphysique, qui risque d’entraîner les pires conséquences pratiques, que de mettre en équation « voiture » et « animal », eu égard à leur utilité, alors que l’on ignore leur différence la plus fondamentale : une différence de « niveau d’être ». Tout âge irréligieux jette un regard de mépris amusé sur les saintes affirmations grâce auxquelles la religion aidait nos pères à apprécier les vérités métaphysiques. « Le Seigneur Elohim prit l’homme et l’installa dans le jardin d’Eden » non pour qu’il y soit oisif mais « pour le cultiver et pour le garder. » Et il enjoignit également à l’homme d’avoir « autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout vivant qui remue sur la terre ». Quand il eut créé « les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et tous les reptiles du sol selon leur espèce », il vit que « c’était bien ». Mais quand il vit tout ce qu’il avait fait, la biosphère tout entière, comme nous disons aujourd’hui, « voici que c’était très bien »4.
L’homme sa créature supérieure, avait reçu « autorité sur » , non le droit de tyranniser, de ruiner et d’exterminer. Cela ne sert à rien de parler de la dignité de l’homme si l’on n’admet pas que noblesse oblige. Pour l’homme, se mettre dans son tort vis-à-vis des animaux, et particulièrement de ceux qu’il a depuis longtemps domestiqués, a toujours été considéré, dans toutes les traditions, comme une choses horrible et infiniment dangereuse à faire. On ne connaît pas de peuples, qui se soient montrés cruels envers les animaux ou qui les aient considérés uniquement comme des instruments. Innombrables, par contre, sont les légendes et les histoires qui associent la sainteté aussi bien que le bonheur à une tendresse aimante envers les créatures inférieures.
Il est intéressant de remarquer que l’on dit à l’homme moderne, au nom de la science, qu’il n’est réellement rien d’autre qu’un singe nu, ou même une rencontre fortuite d’atomes.
« Maintenant, nous pouvons définir l’homme », dit le professeur Joshua Lederberg. « Du point de vue du génotype tout au moins, c’est 1,80 mètre d’une série moléculaire déterminée d’atomes de carbone, d’hydrogène, d’azote et de phosphore5 ». Quand l’homme moderne se considère avec d’autant d’ « humilité », il considère avec beaucoup plus d’ « humilité » encore les animaux qui servent ses besoins. Aussi les traite-t-il comme des machines. D’autres peuples moins évolués – ou faut-il dire moins dépravés ? – adoptent une attitude différente. Dans un reportage de H. Fielding Hall sur la Birmanie, nous lisons :
« Pour (un Birman), les hommes sont des hommes, les animaux des animaux, et les hommes leur sont supérieurs. Mais il n’en déduit pas que cette supériorité de l’homme autorise celui-ci à maltraiter ou tuer les animaux. Il se passe juste le contraire. A cause de sa si grande supériorité sur l’animal, l’homme peut et doit témoigner du plus grand soin envers les animaux, ressentir pour eux la plus vive compassion, et se montrer bon pour eux de toutes les manières possibles.
La devise du Birman devrait être « noblesse oblige ». Il en connaît le sens, s’il n’en connaît pas les mots6. »
Dans le Livre des Proverbes, nous lisons que « le jeune connaît les besoins de son bétail ; mais les entrailles des méchants sont cruelles7 », et saint Thomas d’Aquin a écrit : « Il est évident que, si un homme éprouve de l’affection mêlée de compassion pour les animaux, il est d’autant mieux disposé à ressentir de la compassion pour ses semblables. » Personne n’a jamais soulevé la question de savoir si l’on pouvait se permettre de vivre en accord avec de telles convictions. Au niveau des valeurs, des fins en soi, la question de savoir si « on peut se le permettre » n’est pas de mise.
Ce qui s’applique aux animaux sur la terre s’applique tout autant, et sans aucun soupçon de sentimentalité, à la terre elle-même. Bien que, par ignorance et par cupidité, on ait maintes et maintes fois épuisé la fertilité du sol jusqu’à causer la ruine de civilisations entières, aucun enseignement traditionnel n’a omis de reconnaître la valeur et l’importance méta-économique de « la terre généreuse ». Là ou l’on a tenu compte de ces enseignements, non seulement l’agriculture, mais encore tous les autres facteurs de civilisation ont connu l’harmonie et le respect de leur intégrité. Réciproquement, là où les gens ont cru qu’ils ne pouvaient pas « se permettre » de prendre soin du sol et de collaborer avec la nature, au lieu de la traiter en ennemie, la maladie du sol qui en est résultée a invariablement contaminé tous les autres facteurs de civilisation.
A notre époque, le principal danger pour le sol, donc non seulement pour l’agriculture, mais pour la civilisation dans son ensemble, vient de la détermination de l’homme des villes à appliquer les principes de l’industrie à l’agriculture. On ne peut trouver porte-parole plus représentatif de cette tendance que le Dr Sicco L. Mansholt qui, en tant que vie-président de la communauté économique européenne, a lancé le plan Mansholt pour l’agriculture européenne.
Selon lui, les agriculteurs constituent « un groupe qui n’a pas encore compris les rapides changements de la société ». La plupart d’entre eux devraient abandonner leur métier pour devenir des journaliers de l’industrie dans les grandes villes : « les ouvriers d’usine, les ouvriers du bâtiment et les employés de bureau font la semaine de cinq jours et ont déjà deux semaine de congés annuels. Sous peu, ils feront sans doute quatre jours de travail par semaine, et auront quatre semaine de congés par an. L’agriculteur, lui, est condamné à travailler sept jours par semaine, car on n’a pas encore inventé la vache à cinq jours, et il n’a pas un seul jour de vacances8. »
Le Plan Mansholt tend donc à obtenir – aussi vite qu’il est humainement possible – la fusion de nombreuses petites fermes familiales en de larges unités agricoles, gérées comme des usines. Il vise aussi à réduire le plus rapidement possible la population agricole de la communauté.
« Ce plan avait esquissé les formes d’aide qui permettaient, soit aux exploitants les plus âgés, soit aux plus jeunes, de se retirer de l’agriculture9 ».
Dans les discussions qui ont eu lieu au sujet du Plan Mansholt, il est généralement fait état de l’agriculture comme de l’une des « industries » de l’Europe. La question se pose de savoir si l’agriculture est, en fait, une industrie, ou s’il se peut qu’elle soit quelque chose d’essentiellement différent. Etant donné la nature métaphysique – ou méta-économique – de cette question, on ne saurait s’étonner de ce que les économistes ne la soulèvent jamais.
L’agriculture a pour « principe » fondamental de s’occuper de la vie, c’est-à-dire de substances vivantes. Ses produits se matérialisent dans le sol vivant.
Un centimètre cube de sol fertile renferme des milliards d’organismes vivants, dont l’exploration complète dépasse de beaucoup les capacités de l’homme. L’industrie moderne a, par ailleurs, pour « principe »fondamental de s’occuper de processus imaginés par l’homme, qui ne fonctionnent avec sûreté qu’à condition d’être appliqués à des matériaux non vivants, conçus par l’homme. L’industrie a pour idéal d’éliminer les substances vivantes. Les matériaux fabriqués par l’homme sont préférables aux matériaux naturels, car nous pouvons les faire sur mesure et les soumettre à un contrôle de parfaite qualité. Les machines fabriquées par l’homme fonctionnent de façon plus sûre et plus prévisible que ne le font des substances vivantes comme les hommes. L’industrie a pour idéal de supprimer le facteur vivant, y compris le facteur humain, et de confier aux machines le processus de production. De même qu’Alfred North Whitehead définissait la vie comme « une offensive dirigée contre le mécanisme répétitif de l’univers », de même pouvons-nous définir l’industrie moderne comme « une offensive contre l’imprévisibilité, l’inexactitude, le maudit caractère, généralement fantasque, de la nature vivante, y compris l’homme ».
Autrement dit, nul doute n’est permis à ce sujet : les « principes » de base de l’agriculture et de l’industrie, loin d’être compatibles, s’opposent ouvertement. La vraie vie est faite des tensions nées de l’incompatibilité des contraires, chacun d’eux étant nécessaire. Tout comme la vie n’aurait pas de signification sans la mort, ainsi l’agriculture n’aurait-elle pas de signification sans l’industrie. Toutefois, il reste vrai que l’agriculture est le secteur primaire, alors que l’industrie est le secteur secondaire. Cela signifie que la vie humaine peut continuer sans industrie, alors qu’elle ne le peut sans agriculture. Pourtant, la vie humaine exige, au stade de la civilisation, l’équilibre des deux principes. Or, cet équilibre est inévitablement détruit quand les gens, faute d’apprécier la différence essentielle qui existe entre agriculture et industrie – différence aussi grande que celle qui existe entre la vie et la mort – essaient de traiter l’agriculture juste comme une autre industrie.
C’est là bien sûr, un raisonnement familier, qu’un groupe d’experts mondialement connus a résumé dans un rapport intitulé Un Avenir pour l’Europe agricole :
« Suivant les climats, la nature des sols, les coûts de la main-d’œuvre, les différentes régions du monde ont une vocation inégale pour différentes productions. Tous les pays gagneraient à une division du travail dans laquelle il poursuivraient les spéculations agricoles où la productivité est la plus élevée. Il en résulterait à la fois un revenu plus haut pour l’agriculture, et des coûts plus bas pour l’ensemble de l’économie, plus particulièrement pour l’industrie. Ainsi on ne peut trouver de justification économique fondamentale au protectionnisme agricole.10 »
On ne peut admettre aucune exception sérieuse à ces affirmations si l’on adopte – comme les experts l’ont fait – la position métaphysique du matérialisme le plus brutal, pour lequel les coûts en argent et les revenus en argent sont en définitive les critères et les raisons déterminantes des actions humaines, et selon lequel le monde vivant ne revêt pas d’autre signification que celle d’être une carrière à exploiter.
D’un point de vue plus large, pourtant, on envisage la terre comme un bien sans prix, qu’il est du devoir de l’homme, pour son bonheur, « de cultiver et de garder ». L’homme, pouvons-nous dire, doit gérer la terre avec trois objectifs primordiaux en tête : la santé, la beauté et la pérennité. Le quatrième objectif – le seul reconnu par les experts – la productivité, sera alors atteint comme de surcroît. Du point de vue du matérialisme sommaire, on considère l’agriculture comme « travaillant essentiellement pour l’alimentation ». D’un point de vue plus vaste, on considère que l’agriculture doit remplir au moins trois tâches :
– maintenir l’homme en contact avec la nature vivante, dont il est et demeure une partie fort vulnérable ;
– humaniser et ennoblir un plus vaste milieu de vie pour l’homme ;
– fournir les denrées et autres produits nécessaires à une vie convenable.
Je ne crois pas qu’une civilisation qui ne reconnaîtrait que la troisième de ces tâches, et qui s’y appliquerait avec tant d’ardeur et de rigueur que les deux autres en seraient non seulement négligées, mais encore systématiquement contrecarrées, ait quelque chance de survivre longtemps.
Aujourd’hui, nous sommes fiers que la part de la main-d’œuvre engagée dans des activités agricoles soit tombées à de très bas niveaux et continue à fléchir. La Grande-Bretagne produit quelque 60% de ses besoins en nourriture alors que seuls 3% de sa population active travaille la terre. Aux Etats-Unis, il y avait encore 27 % de travailleurs dans l’agriculture à la fin de la Première Guerre mondiale et 14 % à la fin de la Seconde. On estime qu’il n’en restait plus que 4,4% en 1971. Cette chute de pourcentage des travailleurs engagés dans l’agriculture va généralement de pair avec un exode massif de la campagne et un bourgeonnement des villes.
Dans les grandes villes modernes, dit M. Herber, le citadin est plus isolé que ne l’étaient ses ancêtres à la campagne.
« L’homme de la ville, dans une métropole moderne, a atteint un degré d’anonymat, d’atomisation sociale et d’isolement spirituel, quasiment sans précédent dans l’histoire de l’humanité11. »
Aussi, que fait-il ? il cherche à gagner les faubourgs et devient un banlieusard. Parce que la culture rurale s’est effondrée, les ruraux fuient la campagne. Et parce que la vie urbaine se dégrade, les citadins fuient les villes. « Personne, d’après le Dr Mansholt, ne peut s’offrir le luxe de ne pas agir économiquement12.. »Le résultat en est que, partout, la vie tend à devenir intolérable pour tous, excepté pour ceux qui sont très riches.
Je suis d’accord avec M. Herber quand il soutient que « la réconciliation de l’homme avec le monde naturel n’est plus simplement souhaitable, mais est devenue une nécessité ».
Or, on ne pourra parvenir à cela par le tourisme, les excursions, ou par d’autres activités de loisirs, mais seulement par un changement dans la structure de l’agriculture, dans une optique tout à fait opposée à celle que propose le Dr Mansholt et que soutiennent les experts cités ci-dessus. Au lieu de chercher comment accélérer l’exode rural, nous devrions rechercher la politique à suivre pour faire renaître la culture rurale, pour rentabiliser la terre en fournissant du travail à un plus grand nombre de gens – à plein temps ou à mi-temps – et pour que toutes nos actions touchant la terre aient pour objectif le triple idéal de santé, de beauté et de pérennité.
La structure sociale de l’agriculture, résultant d’une mécanisation à grande échelle et d’une utilisation à outrance des produits chimiques – ce dont elle tire généralement sa justification – rend impossible le contact réel de l’homme avec la nature vivante. En fait, cette structure alimente toutes les tendances modernes les plus dangereuses : violence, aliénation et destruction de l’environnement. Santé, beauté et pérennité ne sont même plus guère des sujets de discussion respectables : c’est là un nouvel exemple de l’indifférence à l’égard des valeurs humaines – donc à l’égard de l’homme – conséquence inévitable du culte de l’Economie poussé jusqu’à l’idôlatrie.
Si « la beauté est la splendeur de la vérité », l’agriculture ne peut remplir sa seconde tâche, qui est d’humaniser et d’ennoblir un plus vaste univers pour l’homme, qu’en s’attachant fidèlement et assidûment aux vérités révélées par les processus vivants de la nature. L’une d’elles est la loi du retour ; une autre, la diversification – qui va à l’encontre de toute sorte de monoculture ; une autre la décentralisation – qui permet de titrer parti de ressources même parfaitement mineures, qu’il ne serait nullement rationnel de transporter sur de grandes distances. A nouveau, le cours des choses et l’avis des experts divergent catégoriquement : à l’égard de l’industrialisation et de la dépersonnalisation de l’agriculture, à l’égard de la concentration, de la spécialisation, et à l’égard de toute forme de gaspillage matériel susceptible d’économiser la main-d’œuvre.
En conséquence, l’univers étendu de l’homme, loin de se trouver humanisé et ennobli par les activités agricoles de celui-ci, devient d’une tristesse uniforme, ou sombre même dans la laideur.
Tout ce gâchis vient de ce que l’homme-producteur ne peut pas s’offrir « le luxe de ne pas agir économiquement », et ne peut donc produire les « luxes » de premières nécessité – comme la santé, la beauté et la pérennité – que l’homme-consommateur désire par-dessus tout. Cela coûterait trop cher. Et plus l’on devient riche, moins l’on peut « se permettre » d’extra. Les experts susmentionnés estiment que le « fardeau » que constituent les subventions à l’agriculture, à l’intérieur de la Communauté des Six, est « de l’ordre de 3% » du produit brut global. Un tel chiffre est, d’après eux, loin d’être « négligeable ». Avec un taux de croissance annuel supérieur à 3% du produit brut global, on aurait pu penser qu’un tel « fardeau » pouvait être facilement supporté. Mais les experts soulignent que « la plus grande partie des ressources nationales sont engagées dans des emplois très constants et incompressibles, consommation, services publics, entretien et renouvellement des équipements. (…) La Communauté, en tenant à bout de bras des activités déclinantes, non seulement à la terre mais même dans l’industrie, se prive délibérément des moyens d’accomplir les transformations les plus essentielles13 » dans ces autres domaines.
On ne saurait être plus clair. Si l’agriculture ne paie pas, c’est une simple « activité déclinante ». Pourquoi la renflouer ? Les « transformations les plus essentielles » ne concernent pas la terre, mais seulement les revenus des agriculteurs ; elles sont réalisables s’il y a moins d’agriculteurs. Telle est la philosophie du citadin, coupé de la nature vivante, qui fait valoir sa propre échelle de priorité en démontrant en termes économiques que nous ne pouvons pas « nous en permettre » d’autre. En fait, toute société peut se permettre de prendre soin de sa terre et de la garder saine et belle à perpétuité. Il n’y a pas de difficultés techniques et l’on dispose des connaissances nécessaires. Il n’est pas besoin de consulter des experts en économie quand il s’agit d’une question de priorité.
Nous en savons trop long sur l’écologie, aujourd’hui, pour mériter la moindre excuse pour les nombreux abus couramment commis dans les domaines de la conservation de la nourriture, de l’industrie alimentaire et de l’urbanisation sauvage. Si nous tolérons ces abus, ce n’est pas à cause de la pauvreté comme si nous ne pouvions pas nous permettre de les faire cesser. C’est parce que notre société est dépourvue de solide base de croyance en des valeurs méta-économiques. Or, quand une telle croyance fait défaut, le calcul économique l’emporte, inévitablement. Comment pourrait-il en être autrement ? La nature, a-t-on dit, a horreur du vide. Aussi, quand le « vide spirituel » existant n’est pas rempli par quelque motivation supérieure, le sera-t-il nécessairement par une philosophie de la vie étriquée, mesquine, calculatrice, que l’on trouve rationalisée dans le calcul économique.
Pour moi, il ne fait aucun doute qu’une attitude sans pitié envers la terre et les animaux qui y vivent est liée, de façon symptomatique, à un grand nombre d’autres, comme celles qui conduisent au fanatisme du changement rapide et à la fascination pour les nouveautés – dans les domaines de la technique, de l’organisation, de la chimie, de la biologie, etc – fascination qui encourage leur mise en application bien avant que l’on n’ait pu apprécier tant soit peu leurs conséquences à long termes. Dans la simple question de savoir comment nous traitons la terre – notre ressource la plus précieuse après les personnes – c’est toute notre façon de vivre qui se trouve impliquée. Aussi, avant que n’évolue réellement notre politique à l’égard de la terre, un grand changement philosophique, pour ne pas dire religieux, sera-t-il nécessaire. La question n’est pas de savoir ce que nous nous permettons, mais ce à quoi nous choisissons de consacrer notre argent. Si nous pouvions revenir à une reconnaissance généreuse des valeurs méta-économiques, nos paysages redeviendraient sains et beaux, les populations recouvreraient la dignité de l’homme qui se sait supérieur à l’animal, sans jamais oublier que noblesse oblige.
1 Extrait de « Small is beautiful » (1973). Ed. française, Le Seuil, 1978, pp.103-109.
2 Topsoil and Civilisation, par Tom Dale et Vernon Gill Carter (University of Oklahoma Press, USA, 1955)
3 Ndlr. C’est à dire les années suivant la deuxième guerre mondiale.
4 Bible, Ancien Testament, Genèse : II, 15, 28, 25, 31 (Galimard Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, Paris, 1956. Trad. Edouard Dhorme.
5 Man and His Future, édité par Gordon Wolstenholme (A. Ciba Foundation Volume, J. & A. Churchill Ltd, Londres, 1963)
6 The Soul of People, par H. Fielding Hall (Macmillan & Co Ltd, Londres, 1920)
7 Bible, Ancien Testament, Livre des Proverbes, XII, 10 (Galimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome II, Paris, 1959. Traduction Antoine Guillaumont).
8 Our Accelerating Century, par le Dr S.L. Mansholt (The Royal Dutch/Shell Lectures on Industry and Society, Londres, 1967) [n. t.]
9 Un Avenir pour l’Europe agricole. Rapport d’un groupe d’experts. D. Bergmann, M. Roossi-Doria, N. Kaldor, J.A. Schnittker, H.B. Krohn, C. Thomsen, J.S. Marsh, H. Wilbrandt. Pierre Uri, rapporteur (L’Institut Atlantique. Les Cahiers Atlantiques, 4, 1970, Paris), p.57.
10 Ibid., p.35
11 Ibidem.
12 . Op. cit.
13 Op. cit., p.11.