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Par Pr Hubert Saget
Résumé : La soif disparaît bien avant que l’eau dont nous avions besoin ait été assimilée, preuve qu’un pouvoir anticipateur dans l’organisme agit sur le psychisme. L’instinct bâtisseur des castors manifeste la même prévoyance supérieure. Loin d’un simple automatisme, il adapte aux circonstances des techniques propres au génie de l’espèce. Les castors des Cévennes se contentent de simples terriers creusés sous les berges des rivières. Mais une fois réacclimatés en Haute-Marne, ils y construisent des huttes en tout point semblables à celles des castors d’Amérique, comportant même des réserves aériennes afin d’accéder à leur nourriture lorsque l’étang est gelé. On dénote donc ici une « information » au sens le plus fort, mais d’une science ancestrale et intemporelle qui ne peut s’expliquer par une simple combinaison moléculaire présente dans un gène. Il faudrait être aveugle pour ne pas y voir l’action d’une intelligence souveraine régissant tant les êtres vivants que leur environnement.
Besoins et instincts, manifestent le pouvoir anticipateur de la vie dans tout son éclat.
On ne distingue pas assez les deux sens du mot « besoin » qui peut prendre :
– un sens objectif, où le besoin est objet de « science » : c’est l’état de carence, ou la situation de « manque » où se trouve l’organisme ;
– un sens subjectif, où le besoin est éprouvé par la «conscience ».
Tant qu’un besoin peut être satisfait en « court-circuit », par un prélèvement sur les réserves de l’organisme, ainsi le besoin de substances énergétiques par prélèvement sur les réserves de glycogène du foie, il n’émerge pas au niveau de la conscience.
C’est seulement quand il doit passer par le « long circuit » de l’aide reçue du monde extérieur, qu’il passe par la conscience, organe de contact avec le milieu.
Ainsi encore, les besoins du fœtus sont automatiquement satisfaits par branchement sur l’organisme maternel, et la conscience est alors superflue. C’est seulement à la naissance, quand le nourrisson devient tributaire de l’aide externe, qu’il devient conscient.
Cette transition de l’organique au psychologique s’accompagne d’une profonde transformation du besoin.
La soif n’est pas conscience de déshydratation, mais attrait exercé par une boisson fraîche : le besoin conscient est inconscient de sa cause, et ne connaît que son but, l’objet-valeur capable de le satisfaire. En s’extériorisant, le besoin change de sens.
En d’autres termes, le besoin est simplifié, traduit à l’usage du psychisme en tendance vers une réalité du monde extérieur. Le verre d’eau qui n’était qu’un objet neutre de l’environnement, se met à briller de l’éclat de la valeur. Mais « qui » a opéré cette traduction si judicieuse et efficace ?
En d’autres termes, le psychisme est manipulé, instrumentalisé par l’organisme. Le buveur croit savoir ce qu’il fait: son organisme le sait mieux que lui. La véritable « science » vitale réside à un étage que l’on croit volontiers inférieur à celui de l’esprit : dans ce cas comme dans bien d’autres, il lui est supérieur.
Mais encore faut-il que l’« affectivité », comme sens intuitif des valeurs, soit intacte, pour qu’elle puisse jouer son rôle médiateur entre l’intérieur et extérieur, et percevoir l’appel des valeurs, complémentaires de nos besoins.
– Or il est également remarquable que la satiété anticipe sur la satisfaction du besoin : bien avant que la carence objective en eau ait été compensée, la soif disparaît, comme si l’organisme « savait » que le manque serait compensé.
– La faim, de même, n’est pas « conscience d’hypoglycémie », mais attirance vers les aliments. Et ici encore, dans les cas d’anorexie mentale, le besoin objectif de nourriture a beau exister, si l’affectivité lésée est incapable de le traduire en signification valorisée, il est parfaitement vain de prétendre expliquer au malade le besoin de son organisme en termes scientifiques.
On voit par ces exemples, que l’exigence de survie s’accompagne d’un savoir infiniment plus précis, plus approprié aux situations, que ne saurait l’être la connaissance abstraite de notre psychisme, qui lui est au contraire subordonné.
Mais on voit aussi que cette science vitale domine le temps, qu’elle n’est pas prisonnière de l’instant, et que son pouvoir de survol lui permet de dépasser la « lettre » vers l’« esprit » des situations. Le contact temporel avec les objets du monde extérieur, boisson, prise de nourriture, est lui-même subordonné à l’existence intemporelle de la vie.
L’étude des instincts accentue encore cette impression de renversement de la hiérarchie habituellement admise : la conscience y apparaît, plus nettement encore, instrumentalisée par la vie.
Ainsi, entre les savantissimes techniques vitales de l’ovogenèse, du côté femelle, ou de la spermatogenèse pour le mâle, techniques inconscientes, s’interpose l’acte sexuel seul conscient, mais totalement ignorant de son but, la reproduction de l’espèce ; après quoi cet acte se prolonge par les processus minutieux et complexes de l’embryogenèse qui seront à l’origine d’un nouvel individu.
Là encore, la vie seule sait ce qu’elle fait, nous ne le savons pas. C’est seulement par « culture » que nous apprenons le sens de ces comportements, où la conscience, dont nous sommes si fiers, est seulement traversée par le courant vital auquel elle est soumise.
Pour mieux dire, dans ces comportements instinctuels, notre conscience en sait juste assez pour que l’acte décisif s’accomplisse, sans que le véritable but poursuivi par l’ « élan vital » lui apparaisse jamais. De cette « conscience vitale », infiniment supérieure à la conscience humaine, on pourrait dire ce que Wintrebert disait de ces mécanismes vitaux antialéatoires, présents dans une simple bactérie : « merveilleux d’à-propos et d’efficacité, qui dépassent la puissance d’intelligence la plus grande ».
Le Père Richard, maître de recherches au C.N.R.S., au cours d’un colloque « science-philosophie » de l’Université de Dijon, présentait en 1972 un film d’éthologie comparée, qui montrait la saisissante analogie de l’instinct de bâtisseurs des castors d’Amérique du Nord, et de ceux qui vivent encore en France, dans quelques réserves très protégées.
On constate : même technique d’abattage des arbres, d’utilisation des matériaux de l’environnement, même réussite impeccable des barrages, capable d’arrêter les flux les plus violents, même procédés de construction des huttes, avec une partie immergée, une autre émergée.
Tout se passe comme si l’instinct de bâtisseurs des castors, qui forment une seule espèce en dépit de la dualité des continents, était indifférent à la distance qui les sépare ; indifférent aussi aux distances temporelles, puisque l’étude des barrages fossiles, si anciens soient-ils, révèle la perpétuation de procédés exactement semblables.
« De par son instinct, l’animal dispose de comportements tout montés, se déclenchant quand il le faut, toujours semblables à eux-mêmes. Tout se passe comme s’il possédait des connaissances innées, faisant corps avec lui, émanant de cette structure intemporelle qui lui a donné la vie, structure par laquelle il est définitivement ce qu’il est, toujours prêt à réagir de semblable façon à ce que lui offrira l’expérience. Par là, l’animal se trouve placé dans une sorte d’ « éternité réelle ». Ses connaissances instinctives ne sont pas tirées du concret, elles émanent, tout abstraites et générales, de la Nature.
Comment s’étonner dès lors que l’animal soit adapté au futur ? Il ne tire pas sa science du passé ; il dispose d’un savoir indifférent au temps, puisque n’y prenant pas sa source, d’un savoir dominant le temps, et pouvant convenir à n’importe lequel de ses moments ». Ainsi s’exprimait Ferdinand Alquié (Le Désir d’Eternité, P.U.F. 1968, p. 40).
L’instinct, propriété de la vie, comme la vie elle même, est intemporel. C’est dire qu’il est hors de question de prétendre en expliquer la genèse par les essais et erreurs des individus de l’espèce, qui auraient par hasard découvert une nouvelle technique, et se la seraient ensuite transmise par hérédité des caractères acquis. Il est évident qu’un instinct aussi complexe, aussi parfaitement efficace, ne saurait s’accommoder de l’approximation et de l’« à-peu-près ».
Et l’on peut dire de lui ce que nous observons au sujet de tous les systèmes complexes : comme eux, il interdit toute approche graduelle, et il ne peut être conçu que comme étant apparu abruptement, tout monté, et doté de tous ses pouvoirs.
L’erreur serait par ailleurs de le considérer comme un simple automatisme. Lorsqu’une crue trop forte détruit leurs barrages, les castors savent parfaitement les reconstruire de telle sorte qu’ils résistent à la poussée des eaux, plus puissante qu’ils ne l’avaient d’abord attendue.
L’instinct n’est donc pas un mécanisme aveugle, mais une technique vitale de relation avec l’environnement, mise à la disposition de l’intelligence de l’individu, par ce qu’il est convenu de nommer le « génie de l’espèce », dans lequel il faudrait être volontairement aveugle pour ne pas voir la manifestation d’une inte1ligence souveraine.
Le département de la Haute-Marne, où je réside, fut le premier dans le nord-est de la France, à se prêter à une expérience de réacclimatation des castors, prélevés sur les réserves des Cévennes, placées sous la protection du Museum d’Histoire Naturelle.
Dans leur habitat d’origine, ces animaux, de mémoire d’homme, n’avaient jamais construit de digues ni de huttes. On les considérait seulement comme des « castors-terriers », capables seulement de creuser des terriers sous les berges des rivières. Dès leur installation dans certains étangs de Haute-Marne, ils se mirent à construire les huttes qui ont fait la célébrité de l’espèce.
Mieux encore – le signal fut-il un changement dans la photo-période ? – leurs huttes comportaient la réserve de bûches de saule et d’aulnes situés au-dessus du plan d’eau que seuls les castors des pays nordiques ont l’habitude de constituer, pour disposer ainsi de nourriture lorsque la surface de l’étang est gelée.
Voici donc un instinct qui ne doit absolument rien à un acquis d’origine parentale, mais qui doit tout à l’innéité ; qui est capable de disparaître pendant plusieurs générations, quand les animaux sont exagérément pourchassés, puis de réapparaître quand les circonstances le permettent.
Cet instinct qu’on pourrait croire entièrement transporté par les chromosomes de l’espèce, comporte cependant un savoir a priori de l’utilisation des matériaux disponibles, avec tout le détail infiniment minutieux et circonstancié de leurs techniques de bâtisseurs.
Ce n’est donc plus seulement d’une structure, transmise par le patrimoine génétique, qu’il s’agit ici, ce n’est plus simplement une information au sens aristotélicien du mot (forme imposée à une matière), c’est d’une information au sens courant, qui désigne en termes généraux le matériau, avec son mode d’emploi et l’art et le savoir-faire pour l’adapter au milieu.
Je demande à la biochimie moléculaire qu’elle m’explique, en termes de message génétique, comment une succession de triplets de nucléotides sur les A.D.N. peut spécifier une science ancestrale si approfondie : nous ne pouvons que constater ici le prodigieux génie qui se manifeste ainsi.
Mais ce n’est pas seulement un profit pour l’espèce qui résulte de cette étonnante organisation de son milieu : c’est un bénéfice pour le milieu lui-même.
Un empereur romain du IVe siècle, Constance Chlore, qui aimait beaucoup résider à Lutèce, observait que la Seine est un fleuve dont l’eau est particulièrement pure (!) et dont le débit est parfaitement stable, identique à lui-même en été comme en hiver, ce qui semblait surprenant. Mais cela s’explique par la présence des castors, à l’époque, sur tous les affluents de la Seine, et par leur rôle régulateur des eaux : le rêve des castors est en effet de maintenir un plan d’eau constant, pour qu’une partie de leur hutte soit immergée, tandis que l’autre demeure émergée ; d’où la construction des digues, qui leur permet de capter l’eau des crues d’hiver, de la restituer en été, bref d’exercer une fonction régulatrice en compensant les écarts saisonniers.
Dans l’un des Etats d’Amérique du Nord, assez montagneux (est-ce l’Etat de Vermont ?), les castors avaient pratiquement disparu, et les vallées étaient ravagées par les crues. La décision fut prise de leur accorder une protection absolue ; moyennant quoi ils se multiplièrent de nouveau, réoccupèrent leur ancien habitat, reconstruisirent les digues et huttes habituelles.
Très rapidement les crues cessèrent, sans qu’il en coûtât un centime à la population, hormis les quelques saules, aulnes et frênes qu’il fallut leur sacrifier.
De plus, les digues, les biefs (« bief » vient de « bièvre », qui est le vrai nom du castor, cf «la Bièvre » qui se jette dans la Seine à Paris), sont éminemment favorables à l’oxygénation des eaux et au développement des poissons nobles comme la truite. C’est ainsi qu’on trouve, en Haute-Marne, dans des sites archéologiques préhistoriques ou même gallo- romains, situés à proximité de ruisseaux aujourd’hui presque inexistants, les arêtes fossilisées de grandes truites ou de saumons, qui autrefois peuplaient les retenues d’eau pratiquées par le « bièvre » sur ces petits cours d’eau, comme on le voit encore au Canada.
Tout ceci nous ramène au célèbre « discours » de l’empereur Octavius : «Devant l’enchaînement et l’harmonie des êtres et des choses de ce monde, vous ne pouvez douter de l’existence d’un Maître qui veille à tout, et qui est lui-même d’une nature infiniment supérieure à ce qui est sorti de ses mains. »
Il est, bien sûr, toujours possible de se dérober à cette conclusion, en vertu de notre liberté : elle s’impose pourtant à une raison docile aux leçons de l’expérience, de la double expérience du désordre et de l’ordre. Nous savons tous de science certaine que la causalité aveugle du hasard n’engendre que le chaos, que l’ordre dans les choses humaines est toujours difficile à réaliser, fragile, précaire, vulnérable. A combien plus forte raison doit nous apparaître extraordinaire un ordre qui se crée, se perpétue, se renforce de tous les éléments qui le constituent. A cet effet visible, il faut une cause invisible qui soit à sa hauteur, seule capable d’en rendre compte.