Partager la publication "Considérations sur « l’Homme » des Lumières"
Par le Dr Jean-Maurice Clercq
« Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies » (Marcel François).
Résumé : Le culte de la déesse raison, en 1793, signait en réalité la mise à l’écart des dimensions supérieures proprement spirituelles de l’homme. Si l’homme, selon Rousseau, est corrompu par la société, c’est donc la société qu’il faut changer : tel fut le point de départ des révolutionnaires, ceux de 1789 mais aussi leurs émules partout dans le monde. Dès lors, celui qui refuse cette régénération, qui ne rejette pas les chaînes de la « tyrannie » politique ou religieuse, devient ipso facto d’une part un ennemi de l’humanité, d’autre part un être à peine humain puisqu’il lui manque la liberté, moteur de tout progrès, noble vertu qui devient l’essence de l’humanité. Vers cette approche « philosophique » convergeaient les considérations des naturalistes sur les classements respectifs de l’homme européen, du nègre et du singe, laissant entendre qu’une ressemblance anthropométrique ne suffisait pas à établir l’appartenance à l’humanité. La même logique fit que les « brigands » vendéens furent traités comme des sous-hommes qu’il fallait éradiquer pour le bien de l’humanité. De tous les bourreaux de la Vendée, seul Carrier fut condamné !
Tous les historiens s’accordent sur le fait que la Révolution française fut l’aboutissement logique de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle. On y considérait que le culte de la raison et de la science étaient les seules voies d’accès à la vérité en toutes choses.
Cette philosophie peut se résumer ainsi :
« À la science, hors de laquelle tout n’est que folie, À la science, unique religion de l’avenir1 . »
Engagée dans une philosophie issue du « siècle des Lumières », la conception de l’homme se trouvait destituée de son « caractère sacré de fils de Dieu », l’homme ne pouvait être pleinement homme et achevé dans son humanité, c’est-à-dire libre, que s’il entrait en parfaite possession de sa raison, celle-ci régnant sur l’intelligence. Cependant, les hommes ont toujours été fauteurs de troubles et c’est pour l’expliquer que J.-J. Rousseau lança l’idée que l’homme était bon par nature mais que la société le corrompt.
Restait donc à changer la société, ce dont allaient se charger les révolutionnaires de 1789.
Dans cette mentalité nouvelle, l’idée germa chez les précurseurs de la Révolution que l’homme pourrait se définir uniquement par ses états de conscience ; le corps n’étant plus que le réceptacle de cette conscience. Si la conscience qui habite un homme n’est pas suffisamment « évoluée » vers l’idéal révolutionnaire, ou s’y oppose par une attitude rétrograde, politique ou religieuse, il y a là le signe évident de l’infériorité de son esprit ; l’homme n’est plus alors qu’un « sous-homme », un homme non achevé, un sous-produit de l’humanité en marche. Jules Ferry, en traitant les insurgés Vendéens et les Hovas de Madagascar de « sous-hommes », se situait dans cette stricte logique philosophique reprise par les révolutionnaires. Il justifiait ainsi la colonisation agressive de son gouvernement et, par là même, fût-ce indirectement, les répressions passées perpétrées en Vendée militaire. Pour lui, la Révolution était bien un tout.
Carrier aussi l’avait compris, et c’est pour cela qu’il voulait « régénérer l’humanité ». Lors de son procès, il avertissait ses collègues révolutionnaires : « À travers moi, c’est la Convention qui va être jugée ! »
La question importante qui se pose alors inévitablement, lorsque l’on tente d’analyser la Révolution française, est la suivante : comment a-t-on pu arriver à cette conception – à l’évidence erronée vu les fruits sanglants – d’un « être humain en devenir » vers sa perfection, grâce aux idées motrices et novatrices de la Révolution ? Comment un être humain, qui refuse d’adhérer à cet idéal, va-t-il se trouver ravalé au rang d’être inférieur que l’on peut éliminer dans un acte régénérateur ?
Comment des hommes ayant reçu une bonne éducation, possédant la sensibilité humaine commune, une vie sentimentale, mariés et ayant charge de famille, comme Nogaret, Carrier, Turreau, etc., ont-ils pu agir ainsi sans être atteints de folie meurtrière et sans sombrer par la suite dans les remords les plus profonds ?
Force est de constater que les révolutionnaires étaient en train de nier la nature humaine telle qu’elle avait été comprise dans la culture chrétienne, négation qui sera reprise et mise en forme par Auguste Comte quelques décennies plus tard. Ils se disaient les héritiers du siècle des Lumières ; mais de quelles « lumières » s’agissait-il ?
Le mouvement philosophique du XVIIIe siècle diffusait ses idées notamment par l’Encyclopédie dont le sous-titre est : Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Il se nourrissait de réflexions issues des découvertes scientifiques touchant les domaines les plus variés : géographiques, ethniques, botaniques, zoologiques, etc.
La place de l’homme dans l’univers se posait d’une manière cruciale aux savants, qui, à cette époque, ne dissociaient pas les sciences positives de la philosophie. Il apparaissait, à la lumière de leurs connaissances, que l’homme se situait au sommet de la création et qu’il existait des gradations intermédiaires entre tous les êtres vivants.
L’approfondissement des sciences physiques et mécaniques, l’observation de l’univers par les missions scientifiques et les voyageurs jusqu’aux antipodes, l’exploration des nouveaux continents amenaient ces savants à rejeter une conception déiste du monde, qui leur semblait de plus en plus contraire aux découvertes scientifiques, notamment sur la chronologie et sur le Déluge. La Bible se trouvait donc contestée dans son essence, la Genèse en particulier. La science découvrait des « vérités » rationnelles auxquelles la foi devrait se plier. Que l’on se souvienne des affaires concernant les interprétations du système solaire par Galilée et Copernic ! La science, aux XVIIe et XVIIIe siècles, devenait la référence intellectuelle, la source et la clef de réinterprétation de la Création.
On comprend mieux, vu sous cet angle, l’anticléricalisme qui en découlait : on opposait la science à la foi ; l’expérimentation scientifique prévalait sur les dogmes ; la refuser était signe d’obscurantisme, de sous-développement intellectuel ! Mais la controverse était encore vive au XVIIIe siècle. Voltaire en fit les frais lorsqu’il eut, dans ses écrits polémiques, ravalé la Bible au rang de fable pour vieilles femmes bigotes. Tous les israélites de la diaspora en Europe s’élevèrent contre de tels propos ! Les communautés juives des différents pays en appelèrent même à l’arbitrage du roi de France pour réclamer justice !
Pour mieux se convaincre de la réalité de ce mouvement de pensée qui allait imprégner les révolutionnaires de 1789, il convient de revenir aux écrits des savants qui ont influencé la pensée du XVIIIe siècle. Au cours de ce siècle, les naturalistes s’efforçaient de classer les espèces de tous ordres, animales et végétales, selon leurs formes, ce qui finissait par dégager une gradation progressive des formes et, de là, une continuité apparente de la « chaîne des êtres » qu’ils prirent pour la réalité. Pourtant, l’existence de la gradation des espèces ne prouvait pas que les êtres vivants formassent un continuum. L’erreur de ces « savants » fut de croire à ce continuum, alors que les lois de la génétique nous apprennent aujourd’hui que cette conception est fausse.
L’exploration du Nouveau Monde depuis Christophe Colomb avait permis de découvrir des Indiens, en particulier en Amérique du Sud, vivant à l’état « primitif ». Une question qui se posa aux conquistadores et aux aventuriers en quête de l’El Dorado fut la suivante : ces Indiens étaient-ils des hommes à part entière, des hommes inférieurs que l’on pouvait rendre corvéables en raison de leurs faibles facultés intellectuelles, c’est-à-dire des hommes sortant à peine de l’animalité, ou bien des animaux évoluant vers l’humanité, ce qui dans ce dernier cas justifiait à la fois l’esclavage et les massacres de tribus entières (ce qui se rencontre encore pour mieux défricher l’Amazonie) ?
Ces conceptions s’affrontaient sur le terrain, en particulier entre missionnaires, qui voyaient dans les Indiens des êtres d’une nature égale à la leur, et aventuriers et marchands d’esclaves, qui perpétraient de nombreux massacres.
L’Église au milieu du XVIe siècle, sur la demande de Bartolomé de Las Casas, surnommé le « protecteur des Indiens », et du dominicain thomiste Vittoria, avait réaffirmé les valeurs de la dignité humaine en tranchant en faveur des missionnaires : le droit de colonisation ne pouvait en aucun cas s’opposer à la « liberté naturelle » des Indiens ni justifier leur dépossession ou leur esclavage. Cela n’était pas pour plaire à tous et eut pour effet l’achat et le transport vers le Nouveau Monde d’Africains déjà réduits à l’état d’esclaves dans leur pays d’origine.
Des savants, comme Leibniz, Lamarck, Buffon, Linné etc., ont travaillé et approfondi le sujet de la gradation progressive des mammifères avec son terme achevé : l’homme, ce qui entraînait naturellement des questions métaphysiques qu’il devenait opportun d’évacuer. Ces savants naturalistes et philosophes se trouvaient ainsi confrontés aux premiers versets de la Genèse affirmant la réalité substantielle d’espèces bien déterminées : ce qui semblait en contradiction avec le continuum apparent des innombrables espèces répertoriées.
Restait le problème le plus important : la place de l’homme, qui ne pouvait plus être à l’image de Dieu dans ce système, et celle du singe qui le reliait au monde animal. Linné, en publiant son Systema Naturæ (1735), choisit le terme de « primate », c’est-à-dire « premier », pour grouper dans sa typologie l’homme (Homo) et le singe (Simia). Puis il classa les « Homo » en deux groupes : les Homo troglodytes (nocturnus), dont l’orang-outang (un singe) était le représentant du sous-groupe sylvestris, et les Homo sapiens (diurnus), groupe dans lequel il distinguait 8 sous-groupes humains (les Européens, les Américains, les Asiatiques, les Nigériens, les Chinois, etc.). Ainsi, l’orang-outang, dans cette classification, avait presque rang humain.
Notons au passage que les séquelles de ce classement, plus empreint d’idéologie anticléricale que de rigueur scientifique, durèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle pour ce qui concerne l’homme préhistorique. Ce dernier, selon la conception d’alors, ne pouvait pas encore être humain parce qu’il vivait dans des grottes. C’était donc un Homo troglodytes (les grottes préhistoriques de Rouffignac – en Dordogne – par exemple, avec leurs célèbres gravures de mammouths, étaient connues et explorées depuis le XVIe siècle).
On le représentait comme un homme velu, avec un museau, une queue, ayant des pieds avec le gros orteil préhensile comme le singe !
Si cela prête à sourire aujourd’hui, car tout le monde a vu et sait ce que sont les singes, en particulier l’orang-outang, il n’en était pas ainsi à l’époque : pratiquement aucun de ces naturalistes n’avait examiné de singes, voire même simplement vu ; ils ne les connaissaient souvent que par les récits de voyageurs. Que l’on se rapporte à l’écrit du savant Maupertuis, président de l’Académie des sciences de Berlin, dans sa Lettre sur le progrès des sciences de 1768 :
« C’est dans ces îles […] que les voyageurs nous assurent avoir vu des hommes sauvages, des hommes velus, portant des queues ; une espèce mitoyenne entre le singe et nous. J’aimerais mieux une heure de conversation avec eux qu’avec le plus bel esprit d’Europe. »
Surprenante, cette lettre d’un grand esprit ! De plus, on considérait comme certain, à cette époque, l’existence d’un être sauvage, mi-homme mi-singe, un « intermédiaire » à insérer dans la classification des « Homo ». Témoin la publication, en 1699, par un médecin britannique, Edward Tyson, de l’étude anthropométrique d’un cadavre de chimpanzé. Cette monographie s’intitule Orang-Outang, sive homo sylvestris. L’auteur y écrit notamment, à la page 91 : « Notre pygmée [un des vocables donné au chimpanzé], n’est pas un homme et n’est pas un singe commun, mais une sorte d’animal mitoyen. »
Buffon, en 1743, récuse ce point de vue, en se raccordant à une vision chrétienne de la Création :
« L’homme seul fait classe à part […], car si l’homme était de l’ordre des animaux, il y aurait dans la Nature un certain nombres d’êtres moins parfaits que l’homme et plus parfaits que l’animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par nuances de l’homme au singe ; mais cela n’est pas, on passe tout d’un coup de l’être pensant à l’être matériel… Voilà plus qu’il n’en faut pour démontrer… la distance immense que la bonté du Créateur a mise entre l’homme et la bête. »
En 1764, le naturaliste Bonnet modifie ce point de vue, en supprimant le fossé séparant l’homme du singe afin d’établir une continuité dans la création : « Le singe est cette ébauche de l’homme ; ébauche grossière, portrait imparfait, mais pourtant ressemblant, et qui achève de mettre dans son jour l’admirable progression des œuvres de Dieu. »
Le pas se franchit encore plus facilement lorsque l’on supprime toute référence religieuse : la différence entre l’homme et le singe devient minime, elle ne concernerait même, et seulement, que le langage, trait que l’éducation des singes devrait résoudre : « Pourquoi donc l’éducation des singes serait-elle impossible ?… je n’ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu’on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendrait, à cause de la grande analogie du singe et de l’homme… », écrivait un autre savant, La Mettrie, en 1751.
Comme nous le constatons, les singes que l’Europe venait de découvrir semblaient poser une réelle question sur la place de l’homme dans l’échelle de la Création.
Ignorant les règles d’interfécondité entre espèces et les barrières génétiques, on se plaisait à imaginer, en concevant l’homme et le singe si proches, qu’il y avait eu des croisements entre l’homme et l’orang-outang. En 1777, Delisle de Sales, dans sa Philosophie de la Nature, estime « presque démontré » que les faunes, les satyres, les sylvains et autres demi-dieux mythologiques avaient pour origine un croisement entre l’homme et le singe !
Quel fut alors le produit de cette union ? : « le nègre » ! « Les orangs-outangs ne semblent pas du tout inférieurs en facultés intellectuelles à de nombreux membres de la race nègre ; et l’on peut croire qu’il existe entre eux la plus intime proximité et consanguinité », écrivait dans son Histoire de la Jamaïque, le médecin britannique Edward Long, en 1774 !
Un élève de Linné, Fabricius, « démontra » que les nègres descendaient d’un croisement entre les hommes et les singes, et pour bien montrer la frontière qui devait exister entre les Blancs et les Noirs, Long décrivait des poux, qu’il aurait observés, spécifiques aux nègres et différents de ceux des Blancs, ajoutant ce commentaire :
« On compte un grand nombre de variétés chez ces insectes et certains disent que chaque animal a son espèce particulière. »
Cet argument de Long sera même introduit dans le Nouveau dictionnaire d’Histoire Naturelle de Jean-Joseph Virey (1776-1847), membre éminent de l’Académie de Médecine.
Les savants en étant rendus à ce stade d’une conception matérialiste et évolutive de l’humanité, la conception chrétienne se trouva totalement exclue de fait, car non scientifique. L’homme n’était plus qu’un animal, le plus évolué dans la Nature.
Cette pensée des naturalistes sur le classement des espèces fut généralement admise dans le courant philosophique des Lumières. Par ce classement de l‘espèce humaine en groupes et sous-groupes selon les races et jusqu’aux singes, les êtres humains se hiérarchisaient en catégories supérieures et inférieures, avec des sous-produits de l’humanité et des orangs-outangs. Un tel classement, du même coup, justifiait l’esclavage !
Quant à Voltaire, il considérait que les « animaux nègres » se situaient au-dessus des singes mais hors humanité.
Dans son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des Nations, on peut lire :
« Des nègres et des négresses, transportés dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce » (t.XI). « Les nègres et les hottentots (sont placés) au-dessus des singes, comme des degrés qui descendent de l’homme à l’animal » (t. XII).
Dans le tome XXII de son Traité de Métaphysique, au chapitre V, il précise :
« Que rencontrerai-je de différent dans les animaux nègres ? Que puis-je y voir, sinon quelques idées et quelques combinaisons de plus dans leur tête, exprimées par un langage différemment articulé ? Plus j’examine tous ces êtres, plus je dois soupçonner que ce sont des espèces différentes d’un même genre […]. Enfin je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme les nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce. »
Jean-Jacques Rousseau faisait le raisonnement inverse dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, en se demandant, sur la nature de ces « sous-hommes », « …si ces divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d’examen… ne seraient point de véritables hommes sauvages, dont la race dispersée anciennement dans les bois, n’avait eu l’occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles. »
Cependant, le mathématicien Condorcet (1743-1794) profita de l’occasion offerte par la guerre d‘Amérique pour élever la voix en faveur des esclaves noirs dont il réclamait vivement la mise en liberté dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, anticipant ainsi sur son écrit posthume : Esquisse d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Condorcet, à la différence de ses prédécesseurs, avait compris que les Noirs n’étaient pas des animaux, mais bien des hommes.
Enfin, il fallut attendre 1792 pour que l’anatomiste hollandais, Petrus Camper, jetât enfin des bases scientifiques sérieuses, en s’appuyant sur des données anthropométriques d’anatomie comparée, pour pouvoir réfuter définitivement l’idée courant depuis deux siècles et affirmer que les Noirs ne provenaient pas d’un croisement entre le Blanc et le singe, mais étaient bien des êtres humains à part entière. L’angle facial qu’il avait déterminé (toujours utilisé de nos jours par les dentistes sous le nom d’angle et de plan de Camper) faisait apparaître une hiérarchie de groupes distincts, qui s’étagent de l’Européen au singe « en passant par l’Asiatique, le Chinois, le Malais, le Kalmouk, le Lapon, le Nègre, le Mallicolois … ».
Cependant, le classement de Camper n’offrait qu’une hiérarchisation de différents groupes d’individus humains sans séparation réelle du stade animal, en particulier du singe. Mais les idées évoluaient dans le sens de la réalité génétique2.
Ce débat, qui se voulait scientifique, sur des hommes « pas vraiment hommes ou pas encore des hommes », qui aujourd’hui friserait le ridicule s’il ne traitait d’un sujet aussi grave que celui de la dignité humaine, agitait le milieu savant, non seulement en France mais dans toute l’Europe, bien avant la Révolution française.
Mais un tel débat concernant la place de l’homme dans la Nature prit une importance capitale vers 1789, car il voulut situer le révolutionnaire par rapport aux autres hommes et définir du même coup la place des « sous-hommes » : les rebelles à la Révolution. L’homme animé par l’idéal révolutionnaire représentait l’homme parfait, l’homme achevé selon la raison, l’homme supérieur.
Malgré l’humanisme dont voulait s’auréoler la Révolution française avec la proclamation des « droits de l’Homme », la société bourgeoise et intellectuelle se trouvait imprégnée par le scientisme des encyclopédistes quant à la hiérarchie des races humaines.
Toute référence religieuse, toute notion d’âme et de spiritualité étant bannies, ne restait que l’intelligence pour pouvoir différencier l’homme de l’animal. On comprend alors l’établissement par les révolutionnaires du « culte de la Raison » incarnant le summum de l’intelligence humaine et destiné à remplacer les cultes religieux, bannis parce que jugés obscurantistes. Les paysans de Vendée, revêtus d’une peau de mouton pour se protéger des intempéries, le visage noirci au charbon, rampant sur le sol pour approcher leurs ennemis sans se faire voir et fondant sur eux dans les embuscades en poussant des hurlements de bêtes féroces pour impressionner leurs adversaires, habillés d’uniformes colorés, passaient ainsi pour des sauvages ! Cette guérilla vendéenne était une première et surprenait par sa tactique les militaires de carrière qui encadraient l’armée révolutionnaire, encore habitués aux civilités qui précédaient les batailles sous l’ancien régime. On comprend ainsi pourquoi des Bleus blessés, soignés par des Vendéens, furent étonnés de trouver chez ces « brigands » des sentiments d’humanité3 !
Cette nouvelle conception de l’homme, animal évolué, empreinte d’idéologie matérialiste, engendra un effet pervers qui se concrétisera, non seulement dans la Révolution française, mais dans toutes les révolutions qu’elle devait inspirer. Cette conception allait justifier à leurs yeux les oppressions et les massacres des populations hostiles : la seule véritable différence entre l’homme parfaitement homme, l’homo verus, et celui qui ne l’était pas ne se situait-elle pas, pour ces philosophes, plus au niveau de l’intelligence qu’au niveau physique ? Et cela impliquait nécessairement l’adhésion de l’homme à la forme de pensée la plus avancée en philosophie : les idées du siècle des Lumières.
Les croyances religieuses se trouvaient ainsi reléguées comme autant de superstitions : indices de fanatisme et d’obscurantisme, signes d’une intelligence à peine dégagée de l’animalité ou plutôt d’une régression et d’une dégénérescence humaine.
Si l’on y rajoute la radicalisation de l’idéologie révolutionnaire devant la résistance qu’elle engendrait par ses excès et ses échecs, on commence alors à comprendre le moteur psychologique qui allait animer les révolutionnaires et justifier leurs nombreux massacres.
On comprend mieux ainsi Carrier, précurseur de tous les organisateurs de génocides, vidant les prisons de Nantes de toutes sortes de prisonniers (droits commun, ivrognes ramassés sur la voie publique, bagnards), en plus des Vendéens, pour les éliminer afin, disait-il, de « régénérer l’humanité ».
On comprend mieux aussi la fureur de la Convention, mise en échec par les Vendéens, et qui voulut purger les terres de la Vendée militaire par le sang de ses habitants, pour la régénérer et la donner en colonie aux enfants de la Révolution. Ceci expliquerait cela.
Turreau ne fut pas condamné à l’issue de son procès ; il avait même été acclamé. Tel ne fut pas le cas de Carrier. Thermidor, en 1794, mit fin à la Terreur. Lâché par ses amis conventionnels, Carrier fut choisi comme bouc émissaire pour être immolé sur l’autel du changement.
Carrier, député du Cantal, personnage aussi rebutant qu’odieux, était certainement le moins intelligent, le plus brutal de ses ex-amis qui avaient autant de sang sur les mains que lui. Mais il ne s’était pas enrichi comme les autres : lui, c’était un « pur ». Il sera la victime toute désignée pour expier les crimes de la Terreur.
Carrier était, avant la Révolution, un personnage tout ce qu’il y a de plus ordinaire, mais idéaliste. Petit procureur de province sans grand talent, il avait adhéré avec passion aux idées nouvelles. À mesure que la Révolution se radicalisait, il se portait aux extrêmes, se plaisant à répéter : « Ma chère Révolution, ma chère République, je suis prêt à lui sacrifier tous les hommes ! Pour moi, les hommes ne sont rien, ma chère République est tout. » Ainsi, pour lui, à l’image des autres révolutionnaires persuadés d’avoir raison, la fin justifiera les moyens pour faire triompher leur utopie.
Le conventionnel Carrier faisait régner la terreur sur la place de Nantes. Il laissait planer sur la ville son autorité révolutionnaire. Après avoir éliminé les élites, y compris en partie les élites patriotes, il régna en maître par la terreur. Tout suspect, tout opposant se trouvait condamné à mort sans jugement. Le seul fait de ne pas porter la cocarde tricolore ou de ne pas saluer avec attention les révolutionnaires devenait un motif de condamnation. Il avait décidé de faire de Nantes son laboratoire révolutionnaire, celui de la régénération de l’humanité. Il ne faisait qu’appliquer les consignes. Les prisons devenues trop petites et trop peu nombreuses regorgeaient de détenus de tous ordres : Vendéens venus se réfugier à Nantes ou demander l’amnistie promise par la Convention après la défaite de Cholet, détenus de droit commun, des scélérats et des voleurs, ou bien simplement des ivrognes ramassés sur la voie publique. Il fallait se débarrasser de cette vermine. Régulièrement, les prisons étaient purgées de leur trop plein de détenus qui étaient exécutés selon les formes les plus expéditives. Seuls les Vendéens et les religieux eurent un sort particulier avec les fameuses noyades. Carrier inventa le « mariage républicain » : un prêtre et une religieuse, dévêtus et attachés ensemble, étaient jetés dans la Loire depuis un ponton. Les gabares chargées de prêtres, et que l’on coulait, ne suffisaient pas en quantité. Les carrières, où l’on fusillait en permanence, regorgeaient de cadavres. La Loire rejetait des milliers de corps et il était interdit de boire de son eau. Jusqu’au début du XXe siècle, les embarcations qui gisaient au fond du lit du fleuve ont relâché, au fur et à mesure de la désintégration de leur coque, les restes humains qui y étaient emprisonnés.
Lors du procès de Carrier, le révolutionnaire Cambo, ancien membre du Comité de Salut Public ayant échappé aux règlements de compte issus du 9 Thermidor, avait pourtant déclaré, non sans hypocrisie : « Je vote la mise à mort de Carrier pour les crimes atroces commis à Nantes contre l’humanité »… En fait, Carrier sera condamné à la guillotine principalement pour avoir donné l’ordre de ne pas obéir à un représentant en mission dans le Morbihan… et non pour avoir fait fusiller, noyer, guillotiner des dizaines de milliers de personnes à Nantes… La Révolution est un bloc qu’on ne veut pas dissocier.
Il n’était pas non plus possible, dans l’esprit des révolutionnaires, de distinguer entre les différents habitants de la Vendée militaire. Même les patriotes durent être exterminés comme les insurgés : ils faisaient tous partie de cette même race de « brigands » ; tous étaient des sous-hommes qu’il fallait éliminer ! Cela faisait partie du plan de régénération de l’humanité.
L’idée centrale et la clef de tous les massacres de la Révolution se trouvent concentrées dans l’action ou, plutôt, l’apostolat révolutionnaire de Carrier. À l’image des autres révolutionnaires, il voulait régénérer le peuple français pour que les bienfaits de son idéal politique pussent prendre corps. La Révolution est issue d’une convergence idéologique entre des membres de la bourgeoisie et de la noblesse se référant aux Lumières et à l’idée de Progrès du peuple. Elle allait aboutir, de fait, à une réorganisation sociale et politique globale et collective, fruit d’une pensée unique qui serait imposée.
Cette pensée unique, imposée au nom d’une libération de l’homme, allait prendre un caractère militant, laïc et athée dès 1789, malgré une sorte de générosité contenue dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 26 août 1789. Dans les faits, elle en venait à nier la ressemblance divine dans l’âme humaine et, par-là, le caractère sacré de chaque vie d’homme. Il devenait indispensable d’éduquer la population suivant cette philosophie des Lumières, grâce à laquelle l’homme régénéré allait devenir un être sacré de par son adhésion aux idées nouvelles. L’homme ne serait parfaitement homme que dans cet accomplissement.
La personne pieuse, dans cette optique, se plaçait alors dans une catégorie inférieure : celle d’un être obscurci et manipulé par la religion et, de ce fait, ne méritant ni considération ni place sociale, dans la mesure où elle refusait de rejeter ses superstitions. Ainsi s’explique le culte de la déesse Raison et l’anticléricalisme actif de l’époque révolutionnaire.
Cette philosophie entrait inévitablement en conflit avec la conception chrétienne de l’homme, alors dominante, héritée de la monarchie française. Mais la résistance populaire rencontrée, surtout dans les applications républicaines, allait radicaliser les révolutionnaires, malgré toutes les déclarations de principe sur la liberté de culte, de pensée, etc.
La confusion sur la signification réelle des mots fut organisée, entretenue, comme un moyen élaboré pour tromper le peuple. Les mots liberté, crime, patrie, progrès, etc., se voyaient détournés de leur signification commune pour mieux aveugler les gens sur la véritable intention révolutionnaire. C’est d’ailleurs une constante de toute révolution. Ainsi tentait-on de façonner, d’imposer une conscience collective à l’opinion publique, d’où tous ces procès populaires. Ce totalitarisme devait régir pendant plusieurs années la Révolution française.
Carrier ne fit donc qu’appliquer, mais d’une manière brutale, sauvage et aveugle, l’idéologie à la source de la Révolution française4, voulant hâter l’avènement d’une nouvelle humanité forgée dans le creuset de la philosophie des Lumières.
1 Inscription portée sur le socle de la stèle dédiée à François Raspail, place Denfert-Rochereau à Paris. Né en 1794 et mort en 1878, ce grand chimiste et naturaliste, ancien séminariste devenu libre-penseur, se montrera le digne héritier de la Révolution française : il participa activement auxrévolutions de 1830 et de 1848.
2 Cela nous amène naturellement à examiner la question plus large des hommes « considérés comme n’étant pas encore totalement vraiment homme » et donc, de ce fait, soumis à l’arbitraire de l’esclavage. En Angleterre, il a fallu attendre 1807 pour que les abolitionnistes arrivent à faire interdire « la traite des nègres ». En France, en 1794 la Convention abolit l’esclavage dans les colonies, mais le Consulat le rétablit. Ce ne fut qu’en 1815 que la traite des Noirs fut interdite ; et en 1848 fut votée l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, grâce à Victor Schœlcher. Les États du sud des États-Unis suivirent à l’issue de la Guerre de Sécession (1861-1865), puis le Brésil de 1871 à 1888. C’est dire combien l’idée de « sous-hommes » pouvant être réduits à l’état d’esclave perdurait ! Que l’on prenne l’exemple lamentable qui s’est passé lors de l’Exposition Universelle à Paris en 1878 : une famille d’Indiens alakaleuf originaire de Patagonie fut exhibée en curiosité exotique derrière les barreaux d’une cage, comme des bêtes de cirque, avant de l’être au musée de Hambourg où ils moururent. Darwin lui-même, en route vers l’océan Pacifique et faisant escale en Patagonie, s’exclama : « C’est à peine si l’on peut croire que ce sont des créatures humaines ! » Que l’on pense aussi à la conquête de l’Afrique du Sud au XIXe siècle lors de la bataille d’Ulundi, le 4 juillet 1871 : quelques milliers de soldats de la Royal Navy établirent définitivement la domination anglaise sur les courageux guerriers zoulous armés de sagaies et de boucliers en bois recouverts de peau, avec le carnage provoqué par la première utilisation de deux mitrailleuses (de type Gatling) tirant quelques centaines de coups à la minute. Ce carnage leur paraissait sans doute justifié par le désir de venger l’une des plus grandes défaites coloniales britanniques lors de la bataille d’Isandhlwana, le 22 janvier précédent, infligée par ces mêmes Zoulous. Victoires de l’expansion coloniale, qu’on qualifiait jadis de glorieuses, mais qui furent parfois des boucheries insensées … Ces confrontations historiques – en conformité avec bien des déclarations de Jules Ferry ou de Disraeli – ont perduré dans l’indifférence générale au cours du XXe siècle, par exemple lors du massacre des Indiens d’Amérique du Sud, qui vit la disparition, vers 1970, des quatre tribus peuplant la Patagonie : les Ochs, les Onas, les Yamanas et les Alakaleufs. Jusqu’à ces dernières années, les Indiens d’Amazonie n’étaient-ils pas encore massacrés à coups d’armes automatiques par des trafiquants de toutes sortes, pour s’accaparer leurs terres au prétexte que ces « sauvages » vivaient comme des bêtes ?
3 « On nous avait toujours représenté les Vendéens, disaient-ils [les soldats républicains] comme les plus cruels et les plus féroces des hommes », in Louis DELHOMMEAU, La Paroisse de la Gaubretière, Laval, Éd. Siloë, 1993, p. 38.
4 La Révolution française se trouve dans ce cas être « un bloc », comme l’affirmait Clémenceau. Cependant, dans son cheminement chaotique, était à l’œuvre un agglomérat de minorités politiques actives, lesquelles, bien qu’au nom d’une même idéologie globale, se livrèrent une lutte sans merci pour le pouvoir, de la prise de la Bastille au coup d’État de Bonaparte.