Guerre des civilisations en Europe (2ème partie)

Par le Pr Maciej Giertych

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Résumé : Après avoir distingué leur civilisation des autres traits qui différencient les hommes (langue, race, religion,  cf. Le Cep n° 40), M. Giertych en vient maintenant à décrire les civilisations présentes en Europe. La Pologne appartient à la civilisation latine où le droit civil joue un rôle majeur ce qui permet de multiples niveaux d’initiative entre l’individu et l’Etat. Ainsi s’explique la grande différence avec la Russie, de même ethnie slave, mais qui relève de la civilisation « touranienne », celle des steppes, où la volonté du chef tient seule le rôle de loi. Ainsi les rapports entre éthique et politique seront-ils fort différents de l’une à l’autre de ces deux civilisations distinctes.

Exemples de civilisations :

Lorsqu’on étudie les civilisations, il faut trouver ce qui est permanent en elles au travers des générations. Les dispositions temporaires ne peuvent être considérées que comme des essais et, si elles ne se maintiennent pas pendant plusieurs générations, elles ne définissent pas la civilisation.

Souvent des civilisations adoptent des mesures venant d’autres civilisations, mais généralement elles s’avèrent incompatibles avec les normes régissant la société. Les mélanges de civilisations échouent invariablement.

Lorsque des civilisations vivent côte à côte, elles sont séparées soit par des frontières politiques, soit par quelque forme d’apartheid empêchant le mélange. A défaut d’apartheid, la question clé est : »qui élève les enfants de qui ? » La plupart des civilisations (mais pas toutes)  veulent civiliser les autres, c’est-à-dire que nous essayons de faire adopter par les autres peuples les normes que nous considérons les meilleures.

Les normes adoptées par la génération suivante décident du succès ou de l’échec de la défense et de l’expansion de notre propre civilisation. Il est arrivé dans le passé que les vainqueurs d’un conflit militaire adoptent la civilisation du peuple conquis. Ceci se produisait généralement lorsqu’ ils se mariaient avec les femmes du pays en leur permettant d’éduquer les  enfants.

Comment fonctionnent ces relations entre civilisations est bien démontré par l’exemple de la Pologne qui, il y a mille ans, adopta la civilisation latine, mais qui, pendant toute son histoire, a subi la pression  d’autres civilisations : byzantine et touranienne de l’extérieur, juive de l’intérieur. Permettez-moi de commencer par la description de la civilisation latine que Koneczny, comme moi-même aujourd’hui, pensons être la nôtre. Puisque nous la considérons comme la meilleure, nous aimerions que tout le monde l’adopte.

La civilisation latine :

La Pologne fait partie de la civilisation latine depuis plus de mille ans. Cette civilisation s’est développée sur le socle de la Rome antique, mais sous l’influence de la morale de l’Église catholique. L’Église catholique opère dans de nombreuses civilisations et partout elle élève les sociétés vers certaines notions civilisatrices. L’adoption du catholicisme n’entraîne pas nécessairement l’adoption de la civilisation latine. C’est seulement dans le cas des sociétés sacrales (e.g. brahmane ou juive) que la conversion au catholicisme signifie automatiquement que le converti doit abandonner non seulement sa précédente religion, mais aussi la civilisation qui l’accompagne ; c’est pourquoi la chose est si difficile. Dans les autres civilisations, l’acculturation se réalise, c’est-à-dire l’adoption par la foi catholique de tout ce qui, dans la civilisation, est acceptable et le rejet seulement de ce qui ne l’est pas. L’adoption de la civilisation latine n’était pas nécessaire, mais la Pologne, en rejetant le paganisme en 966, se jeta dans les bras de la civilisation latine. Elle devint rapidement partie de l’Occident, héritière des deux Rome, l’antique et la chrétienne.

Chaque civilisation a sa propre méthode de développement spirituel, matériel et intellectuel. Dans la civilisation latine, cela se fait sur le fondement de la morale chrétienne. Le Décalogue est obligatoire, toujours et partout, dans tous les domaines de la vie privée et publique, de même que dans les relations internationales. Ainsi ni la politique ni la guerre ne sont affranchies des contraintes morales. C’est ce qui nous distingue des civilisations byzantine et touranienne (de l’Allemagne et de la Russie respectivement).

Dans la civilisation latine, l’éthique est source des lois, entraînant un essor de la moralité. Le Décalogue imposait des interdits, définissait le péché et menaçait de la colère de Dieu. Le Sermon sur la Montagne donnait des conseils, définissait les vertus, appelait à aimer Dieu et le prochain. Ceci correspondait à une augmentation des exigences et à une élévation de la motivation à être bon. Le Décalogue n’était pas aboli, mais on s’éloignait de la lettre de la loi et on se tournait vers l’intention du Législateur. Dans l’histoire de la civilisation latine, nous avons une augmentation constante des exigences éthiques et une perfection continue des lois fondées sur ces exigences croissantes. Autrefois les duels étaient la norme, ils étaient considérés comme une sorte de jugement de Dieu. Maintenant ce sont des péchés. L’esclavage fut, un temps, tenu pour acceptable; aujourd’hui nous frissonnons rien que d’y penser.

Il y avait autrefois obligation morale de venger le tort fait à un parent (vendetta). Aujourd’hui il est immoral de se faire justice soi-même. La vie apporte sans cesse de nouveaux problèmes, demandant de nouvelles définitions des normes basées sur la morale : grèves, bébés-éprouvette, impôt progressif, ceintures de sécurité dans les voitures… Il n’est pas nécessaire d’inscrire dans la loi tout ce qui est défini par l’éthique, mais toute nouvelle loi doit tenir compte des considérations morales. Chaque génération transfère quelque chose de l’éthique dans la loi. Cependant, lorsque une chose contraire à l’éthique, auparavant interdite par la loi, est décriminalisée (avortement, divorce, homosexualité) nous la considérons comme une régression de la loi, comme un recul de la civilisation. Seul un progrès des exigences légales est acceptable.

Le niveau est constamment relevé par les saints; ce qui est vertu héroïque pour une génération devient norme morale pour une autre et finalement passe en  loi.

Dans la civilisation latine le système légal comprend simultanément des lois privées et des lois publiques. Les premières se sont formées dans les familles, les secondes dans les cités, c’est-à-dire dans des sociétés sans liens de parenté. Aucune ne domine l’autre. La loi privée règne dans les traditions familiales, dans les divers clubs et organisations, dans les coopératives, les partis politiques, les syndicats, les associations professionnelles, etc. L’État n’intervient pas (ou ne devrait pas intervenir) dans ces normes, statuts et règlements institués et adoptés par les partenaires privés. D’un autre côté, les lois étatiques règlent les relations entre les peuples, assurant la sécurité interne et externe.

Dans cette civilisation la relation entre les droits et les libertés dépend du principe selon lequel la liberté de l’un s’arrête là où commence le droit d’un autre. La doctrine de Paweł Włodkowic1 sur les droits des païens est venue de là; elle est venue du principe de l’amour du prochain. C’est sur ce principe que l’union de la Pologne et de la Lituanie fut bâtie.

Toute union au sein de la civilisation latine n’a de chance de durer que si elle respecte ce principe.

Dans la civilisation latine, la tolérance religieuse est obligatoire, de même que la séparation entre les autorités civiles et religieuses. Il n’y a cependant pas de tolérance pour le mal. L’indifférence morale, dans l’éducation ou les services de santé par exemple, n’est pas acceptable.

La monogamie est obligatoire; c’est seulement avec elle que la propriété privée est possible. Chaque union conjugale est la création d’une nouvelle entité économique. Les jeunes mariés cessent de faire partie de l’entité économique de leurs parents pour en former une nouvelle. Avec la polygamie, ce changement ne se produit pas : la propriété appartient au clan, à la communauté, au patriarche. Le Christ, en élevant le mariage au rang d’un sacrement, en insistant pour qu’il soit monogame et indissoluble, donne par là même sa liberté économique à chaque nouvelle famille.

La force de la civilisation latine tient à sa capacité de s’organiser et de se corriger elle-même, d’agir à partir d’en bas et de fonctionner de façon organique. C’est pourquoi la vie locale est très importante : les conseils, les élections, les coopératives, les comités d’initiative, les unions de crédit et autres. Lorsque la vie locale est riche, il est possible de réduire au minimum le rôle du gouvernement.

Dans l’armée, dans les infrastructures de communication, dans les affaires étrangères, une direction centrale du sommet jusqu’en bas est essentielle ; mais dans les autres domaines c’est un obstacle.

Lorsque la vie politique se construit à partir d’en bas, des inégalités se produisent. Elles sont la conséquence des différentes solutions apportées par les communautés pour traiter leurs affaires, des différents efforts faits  pour résoudre les problèmes. Devant ces inégalités  la tendance est à essayer de rattraper ceux qui ont le mieux réussi, qui sont plus riches, plus instruits et meilleurs. Cette inclination à égaler les meilleurs, élève matériellement, intellectuellement et spirituellement. Inversement, l’égalitarisme, l’égalité imposée d’en haut par le gouvernement, réduit les gens à un dénominateur commun, à un niveau inférieur.

Il gaspille l’effort humain et son ingéniosité; il affaiblit la volonté de s’améliorer. Personne n’aime trimer pour les autres, pour ceux qui ne veulent pas travailler. Ainsi l’acceptation des inégalités est un trait majeur de la civilisation latine et un moteur de son progrès.

La maîtrise du temps est très développée dans la civilisation latine. Le temps est quelque chose de précieux ; on doit en prendre grand soin ; il doit être utilisé efficacement et économisé. Il existe un lien entre les générations, une conscience historique et une responsabilité commune envers le passé et l’avenir. C’est seulement dans la civilisation latine que les nations, telles qu’on les comprend en Pologne, se développent, c’est-à-dire comme une union naturelle et spirituelle fondée sur la libre volonté. Cette union crée des responsabilités et des droits communs; elle est intemporelle.

La conception polonaise de la nation :

En polonais le mot « nation » a un sens très particulier, inconnu des autres langues. Dans les langues de l’Europe de l’Ouest « nation » est équivalent à citoyenneté, au passeport détenu. Elle est aussi comprise dans le sens ethnique d’un peuple utilisant une certaine langue. Mais pour nous, Polonais, le mot « nation » a un contenu à la fois intellectuel et sentimental. Il va au-delà du langage et de la citoyenneté. Pendant plusieurs générations2 nous n’avons pas eu d’État, nous n’avions pas de citoyenneté polonaise, mais nous demeurâmes la nation polonaise. Une citoyenneté étrangère nous fut imposée, mais nous n’avons pas accepté de nationalité étrangère.

Ce qui nous lie est une conscience légale commune, une structure sociale commune, une morale commune, une civilisation commune. Nous constituons une culture séparée au sein de la civilisation latine.

On pourrait demander : est-ce que les Tziganes appartiennent à la nation polonaise ?

Nous utilisons la même langue, nous avons la même religion et nous sommes citoyens du même pays. Et pourtant je suis sûr que la plupart des Polonais comme des Tziganes polonais répondront par la négative. Nous dirigeons nos vies selon des lois différentes, nous avons une structure sociale différente et nous avons une attitude différente envers la morale. Pour ces raisons nous considérons les Tziganes, et ils se considèrent ainsi eux-mêmes, comme une minorité ethnique ou culturelle.

Lorsque Roman Dmowski3 envoya à l’imprimeur son Myśli nowoczesnego Polaka  (Pensées d’un Polonais moderne), en 1904, il demanda que le mot Żyd (juif) soit écrit avec une majuscule. Pour cela il fut accusé d’antisémitisme. A cette époque les juifs étaient considérés comme un groupe religieux et pour cette raison żyd était écrit en bas de casse comme pour toutes les dénominations religieuses en polonais. Mais pour Dmowski, les juifs représentaient une nation séparée. Aujourd’hui les juifs eux-mêmes veulent qu’en polonais on écrive leur nom avec une majuscule (Żyd) car ils se sentent plus comme une nation que comme une religion.

Par contre personne ne penserait à considérer les évangéliques polonais comme une nation séparée. Mais à propos des Ruthéniens nous parlons de gente Ruthenus natione Polonus (d’origine ruthénienne mais de nation polonaise). Ceci s’applique à tous ceux qui acceptent les mêmes principes légaux, la structure sociale et la civilisation. 

Un des facteurs importants liant une nation ensemble est la conscience historique commune ou « l’historicisme » comme l’appelait Koneczny. Ceci fait appel à une tradition de vie publique commune (distincte de la mémoire dynastique ou familiale), au culte envers un passé commun, et à la responsabilité collective à l’égard du passé et de l’avenir.

Selon Koneczny, la conscience nationale apparut en Pologne durant le règne de Władysław Łokietek4. C’est à ce moment que se manifesta  le désir général de rassembler les principautés ayant une histoire et une langue communes en un État unique. En France, cette prise de conscience apparut avec Jeanne d’Arc. En Angleterre, elle eut lieu au 16ème siècle devant le danger de l’Armada espagnole. Les Allemands  commencèrent à se sentir une nation lorsqu’ils se défendirent contre Napoléon. En Italie, il fallut attendre la seconde partie du 19ème siècle. Cette conscience nationale ne s’éveille pas contre n’importe qui, mais elle peut apparaître par réaction contre un ennemi. Elle doit naître du sentiment d’avoir quelque chose en commun méritant d’être défendu.

Dans la formation d’une nation un grand rôle est joué par la littérature. Les Anglais se rassemblèrent autour de Shakespeare et les Italiens autour de Dante, curieusement 500 ans après sa mort. L’amour de la langue est un trait constant d’une nation. On peut connaître beaucoup de langues, mais chaque homme n’a qu’une langue qui est la sienne propre, sa langue maternelle. Il arrive que l’on ait une médiocre connaissance de sa propre langue, par exemple chez divers émigrés, spécialement dans les générations ultérieures, mais le seul fait d’avoir une langue que l’on chérit comme la sienne, non en un sens utilitaire mais émotionnellement, indique que l’on appartient à une nation particulière.

La notion de nation est aussi liée à l’amour d’un lieu particulier sur terre, d’une région traitée comme la sienne propre, comme sa « patrie ».

Une nation est une grande famille, une patrie, un patrimoine commun. Toutefois une nation ne se formera pas tant que persiste un système de clan. La famille nucléaire doit être libre, émancipée du clan. Il doit y avoir respect de la propriété privée.

Les gens doivent se sentir libres. Ils doivent agir de façon organique, à partir d’en bas et non selon une mécanique entièrement réglée d’en haut. C’est ainsi seulement qu’une nation se forme comme le fruit d’une volonté et d’une conscience communes qui soient libres, et sans aucune contrainte de s’unir.

Une nation n’est donc pas la conséquence anthropologique ou biologique de l’usage d’une certaine langue ou de l’occupation d’un certain endroit. C’est un produit de la volonté humaine ; c’est l’œuvre de bien des générations. Elle est une fusion véritable parce que ses membres veulent fusionner. C’est la nation qui fait l’État ; un État ne fait jamais une nation. Ainsi tous les pays post-coloniaux, les Nigeria, Tanzanie, Rwanda* ou Angola ne donneront jamais une nation. Jamais une entité comme la Yougoslavie ou l’Union soviétique n’est devenue nation. Il n’existera jamais de nation européenne.

De nouvelles nations se forment pourtant, comme par exemple les États-Unis, composés surtout d’immigrants venus d’Europe. Ces immigrants, arrivant en Amérique du Nord, se considèrent généralement comme des membres de leur nation d’origine, parfois pendant plusieurs générations. Mais la reconnaissance des libertés, de la tolérance, de l’autorité de la loi, du mode de vie comme quelque chose de précieux, digne d’être défendu et exporté, conduit à la conscience nationale.

Ceci n’arrive qu’après acceptation de la langue, de l’histoire et des lois comme les siennes propres. Un tel  processus est fréquent dans la civilisation latine : les immigrants s’intègrent et acceptent la nationalité  de l’État adopté comme la leur.

Il n’est pas possible de former une nation artificiellement. Une nation se forme à partir de la conscience d’une liberté civique, d’une volonté commune venue d’en bas vers une organisation commune conforme à une tradition spécifique. Koneczny définit la nation comme une association civilisatrice personnaliste, ayant une  patrie et une langue communes.

Chacun naît dans une civilisation avec une situation sociale, ethnique et religieuse particulière. On hérite de certaines valeurs.

Si l’on doit hériter d’une nation, d’une conscience nationale, alors il y aura une impulsion pour l’enrichir, pour augmenter sa valeur. On essaiera de laisser derrière soi plus que ce que l’on a reçu. Ceci parce que la conscience nationale déborde les générations. Il n’y a pas de nation sans histoire, sans le besoin de préserver et d’enrichir l’héritage pour les générations futures. Ce besoin, c’est le patriotisme.

Le patriotisme est la tendance à enrichir la nation par son travail et ses efforts intellectuels et à être prêt à faire des sacrifices pour défendre l’héritage national. Ainsi défini, le patriotisme n’est jamais un danger pour les nations voisines. Les patriotismes voisins impliquent la paix éternelle. Lorsque l’on essaie de s’enrichir au détriment d’autrui, au prix de l’assujettissement et de la soumission des peuples voisins, ce n’est pas le patriotisme mais sa pathologie. C’est une compréhension pathologique de la conscience nationale. De façon similaire, l’amour de sa famille et le souci de ses besoins ne créent pas de problème pour les voisins. Mais le népotisme, l’égoïsme familial, le vol des voisins sont en contradiction avec les vertus familiales.

Notre patriotisme polonais n’a jamais été un danger pour nos voisins. Nous reconnaissons leurs droits malgré le fait qu’ils ont souvent violé les nôtres. Ils ont violé nos droits parce qu’ils n’ont pas de conscience nationale ou parce qu’elle est immature.

La façon polonaise de comprendre la nation est une valeur qui mérite d’être préservée. C’est quelque chose de très concret, très positif et très noble que nous aimerions proposer à tous les peuples du monde, une idée digne d’être exportée.

C’est très, très différent du nationalisme compris comme la haine de ce qui est étranger. Notre glorification des vertus nationales est souvent assimilée à tort à l’Ouest, à cause de traductions fautives, au nationalisme. Ce n’est rien de cela.

Koneczny considérait que la civilisation  latine était la plus haute parce qu’elle était la plus exigeante envers ses membres. Si elle n’est pas défendue, s’il n’y a pas d’effort pour la faire avancer, les civilisations inférieures prendront le dessus, inférieures signifiant moins exigeantes. Les essais de mélange de civilisations, de syncrétisme, aboutissent à un état de non civilisation et en fait à la victoire de la plus médiocre. Pour qu’une civilisation exigeante survive il faut qu’elle soit consciemment défendue et soutenue. On doit faire effort pour que les autres acceptent ses valeurs; cela demande un zèle évangélique.

Koneczny pensait aussi que l’idée de nation était très fortement implantée dans le peuple polonais, et il souhaitait que nous autres, Polonais, en diffusions la compréhension.

La civilisation touranienne :

La civilisation touranienne fut créée par les Mongols de Gengis Khan. Sa caractéristique première est d’être une organisation militaire adaptée à la guerre de mouvement. Les mots qui la décrivent le mieux sont : camp, mouvement, espace. Pour cette raison les liens familiaux sont très lâches dans cette civilisation.

Cette civilisation n’a pas de droit public. Il n’y a qu’un droit privé provenant des ordres du chef. L’État est la chose du chef et sa volonté la loi du pays; la société n’a aucun droit en propre. Elle ne peut pas s’organiser elle-même car c’est la responsabilité de l’État de le faire.

Ainsi toutes les organisations sont dirigées d’en haut et toute initiative d’en bas est brisée. Le pouvoir est absolu et le chef idéal un despote impitoyable. Chacun est vis-à-vis de son supérieur un esclave ou un serviteur ; il n’existe pas de citoyen. En Occident le citoyen vit éventuellement dans son État, un touranien ne vit que dans son État.

Tout est affaire d’État et il n’y a aucun domaine que le touranien puisse appeler le sien. Toute la propriété appartient au chef et on ne peut être que locataire d’une propriété quelconque. D’ailleurs la location peut être révoquée à tout moment, au bon plaisir du chef, qui a le droit de déposséder n’importe qui4bis.

Toute l’organisation de la vie est de nature militaire, basée sur les ordres reçus d’en haut et donc centralisée au maximum. L’administration sert le chef et non le peuple ; elle agit au nom du chef   et c’est devant lui qu’elle est responsable, jamais envers le peuple dont elle s’occupe4ter. Ainsi toute la vie est très mécanique, comme dans une armée, sans éléments organiques.

Puisque l’organisation sociale est adaptée à la guerre, elle ne se développe que lorsque l’État est vainqueur, qu’il a le pouvoir militaire et le succès. Sans succès militaire, pas de nouvelles acquisitions, l’État périclite ou même se désintègre. Ainsi le principal effort social est dirigé vers l’édification d’une capacité militaire.

Dans la civilisation touranienne, des nations au sens européen ne se forment pas. Il n’existe que des conglomérats de peuples, de clans et de races. Tous sont liés par l’étoile d’un chef victorieux. Témoudjin, le premier khan universel ou « Gengis » Khan des Mongols, rassembla des peuples de races, ethnies et croyances différentes en une armée victorieuse qu’il conduisit à la conquête du monde. Où qu’il mit le pied, il organisait la vie sur le mode militaire, laissant ses lieutenants comme chefs locaux. Beaucoup de ceux-ci s’émancipèrent de la tutelle mongole et restèrent comme chefs absolus agissant de la même manière. Fréquemment, les peuples ainsi organisés prirent leur nom de leur chef militaire : les Seldjoukides, les Nogais, les Osmans et d’autres.

Dans cette civilisation un rôle significatif est joué par le romantisme et les légendes entourant la mémoire d’un chef victorieux.

En l’absence de chef fort, le temps des troubles arrive; c’est la désorientation et l’amollissement, personne ne sait quoi faire. L’émergence d’un nouveau dictateur met fin au temps des troubles et indique le retour à la normalité.

Dans la civilisation touranienne, l’attitude envers la religion est pratiquement inexistante. Ce à quoi les gens croient est totalement indifférent au chef, aussi longtemps que le clergé n’intervient pas dans le gouvernement, que la religion ne se mêle pas des affaires de l’État et qu’il n’y a aucune critique du chef sur aucun sujet. Le chef n’étant lié par aucune éthique, il ne doit pas être jugé d’un point de vue moral.

Aujourd’hui c’est en Russie que l’on voit le plus clairement la civilisation touranienne*. Là bas, le gouvernement par un seul est la norme, que ce soit un khan, un tsar, un premier secrétaire ou un président. Il est aimé et accepté surtout si son gouvernement est libre de toute contrainte. Ce doit être un gagnant, car le peuple touranien n’accepte pas d’avoir un perdant comme chef. Il doit donc prouver l’expansion constante de son empire et de son influence. Il n’est jamais critiqué ni contesté. Nous ne devons pas attendre que la Russie accepte soudain un régime démocratique, car le peuple ne l’espère pas. Si on leur demande de voter, ils le feront comme le chef leur dira de le faire. Et, bien entendu toute opposition sera écrasée. Un bon exemple de la façon russe de penser est la fameuse déclaration du tsar Nicolas II après que la flotte de la Baltique eut été entièrement coulée dans la célèbre bataille de Tsoushima en 1904, durant la guerre avec le Japon. Face au tollé de la presse occidentale disant que c’était une faute d’envoyer la flotte de la Baltique à l’autre bout du monde dans les eaux japonaises, le tsar déclara : « Que veulent ces imbéciles et de quoi se mêlent-ils ? C’était ma flotte ! »

Treize ans plus tard le tsar abdiquait et était ensuite tué par les bolcheviques, mais aujourd’hui il est considéré comme un saint et un martyr en Russie. Il est aimé en dépit de toutes ses insuffisances. Les bolcheviques revinrent vite au même mode de gouvernement despotique et même Staline est évoqué avec nostalgie par beaucoup. Les règnes de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Ieltsine furent des « temps de troubles. » La propriété de l’État devint la propriété privée des oligarques.

Mais maintenant nous avons Poutine. Le tsar est revenu, il a dépouillé les oligarques et la Russie est rentrée dans l’ordre, l’ordre touranien. Pour rester sur le trône, le chef doit obtenir des succès ; aujourd’hui ce peut être une influence sur les pays qui achètent le gaz et le pétrole russes. Il y aura de plus en plus de tentatives pour regagner la domination sur les pays perdus par la Russie sous Gorbatchev et Ieltsine.

La Pologne a déjà été confrontée à la civilisation touranienne sous sa forme primaire mongole au 13ème siècle. Mais ceci ne fut qu’un contact transitoire: ils sont venus, nous ont conquis et vite quittés. Ils n’ont laissé que quelques souvenirs folkloriques tels que la sonnerie de clairon interrompue à la tour de l’église mariale de Cracovie et le Lajkonik5. Plus tard, cependant, nous avons eu un contact plus sérieux avec la civilisation touranienne et, en fait, avec quatre de ses cultures, la Tatare, la Turque, la Cosaque et la Moscovite. Chacune d’elles nous a influencés d’une manière différente et parfois de façon très heureuse. Tout à fait en dehors des contacts militaires qui, en général, protègent contre de telles influences, il y eut une période en Pologne pendant laquelle nous fûmes très attirés par le modèle turc. La Turquie, par sa puissance, était impressionnante de même que par la richesse de la cour ottomane. En particulier, au 19ème siècle, alors que nous n’existions pas comme État, la Turquie ne reconnut pas le partage de la Pologne et accueillit nombre de nos émigrés.

Des Polonais trouvèrent des situations lucratives en Turquie et atteignirent des situations élevées. C’est alors que la Turquie fut à la mode: il était chic de s’habiller à la turque et d’imputer notre mort politique à l’absence d’une forte organisation militaire dans la Pologne d’avant le partage. L’influence cosaque fut un moment aussi très forte, spécialement pendant le 17ème siècle.

L’amour des steppes, du mouvement continuel, de l’affranchissement de la vie commune, s’avéra prometteur à plus d’un aventurier voulant organiser son propre groupe militaire, son propre mini-État, toujours assis sur la selle de son cheval. Ceci restait possible dans les plaines orientales largement inhabitées de ce qui est maintenant l’Ukraine. Il y avait une grande part de romantisme dans ce genre de vie de brigand,  sans souci, mais qui finalement n’était rien d’autre que du banditisme. Pourtant, les confrontations militaires occasionnelles avec des bandes similaires de Tatars, de Cosaques ou de Turcs ajoutèrent un parfum de patriotisme à cette activité.

L’influence de la culture moscovite fut beaucoup plus sérieuse. Elle donna naissance à ce que l’on appelle en Pologne le « sarmatisme » ou attitude de quelques magnats de la frontière orientale se conduisant en potentats absolus sur leurs domaines avec une irresponsabilité totale envers l’État. Ces magnats, selon la taille et la richesse de leurs domaines, se comportaient souvent en princes indépendants : ils avaient leurs propres forces militaires, leurs propres lois et même, souvent, leur politique étrangère indépendante, comme ce fut le cas de certains magnats des familles Radziwiłł ou Pac. Ces magnats, s’ils le voulaient, s’avéraient une bénédiction pour leur entourage, et ils l’étaient souvent; mais ils pouvaient devenir un fléau parce qu’ils se sentaient, et étaient vraiment, au-dessus de la loi. Tout ceci à cause de la puissance de leurs domaines et de la faiblesse de l’État.

A une époque plus récente, dans la première moitié du 20ème siècle, le camp politique du maréchal Piłsudski fut très influencé par le point de vue touranien.

Nous parlons de son camp politique plutôt que d’un parti: les autres mouvements politiques se distinguaient par leur idéologie, socialistes, nationaux démocrates, démocrates chrétiens, etc. Les partisans du maréchal Piłsudski s’appelaient eux-mêmes les Piłsudskites.

Ils étaient liés par une organisation militaire, fonctionnant selon les ordres donnés par le maréchal ou en son nom. La pensée individuelle était découragée : le chef en savait davantage. Les Piłsudskites se considéraient comme au-dessus de la loi. Ils montèrent un coup d’état en mai 1926, et gouvernèrent jusqu’en 1939  en ignorant toutes les lois. Ils malmenèrent, tuèrent ou emprisonnèrent les opposants politiques.   En même temps, ils chérissaient une sorte de romantisme militaire, la grande mobilité, l’abnégation, le patriotisme et montraient de l’indifférence religieuse.

Durant l’époque soviétique (1944-1989) nous résistâmes fortement aux influences de l’Est. Presque instinctivement nous rejetions tout ce qui en provenait. Cependant la légende du maréchal Piłsudski se développa et l’admiration pour son style de gouvernement. Beaucoup de gens aujourd’hui rêvent d’un bras fort, fatigués qu’ils sont de l’incertitude politique de la démocratie, des élections et de la politique des partis. Ceci constitue un grand danger pour notre identité, pour plusieurs raisons. D’abord c’est une philosophie politique qui décourage la pensée (qu’elle abandonne aux dirigeants). Une telle attitude est nécessaire dans l’armée, où la responsabilité est clairement hiérarchique et où on n’a pas de temps pour philosopher. Dans la vie courante nous avons normalement besoin d’utiliser notre raison pour juger; tout ce qui tue la pensée  diminue en nous la civilisation.

Ensuite, l’adoption de la façon de penser touranienne aboutit à la recherche perpétuelle d’un chef fort, au sacre vain du premier venu comme sauveur envoyé par Dieu, à qui on donne la responsabilité pour tout. Bientôt vient la déception, parce qu’il n’a pas été à la hauteur et qu’il n’a pas su quoi faire. Dans notre civilisation latine, le dirigeant doit avoir le soutien de citoyens pensants, inventifs, et pas seulement d’exécutants disciplinés de sa volonté.

Les bons chefs sont difficiles à trouver. Beaucoup plus fréquemment nous devons compter sur une équipe et nous devons être capables de travailler ensemble, la créativité de chaque membre faisant avancer  la cause commune.

Finalement, la pensée touranienne tue tout effort organique venant d’en bas. Beaucoup pensent que ce qui est utile ne peut venir que d’en haut, du gouvernement central. Ils luttent alors pour le privilège de gouverner. Pourtant c’est une caractéristique de notre civilisation que la capacité à se corriger elle-même à partir d’en bas. Elle encourage un chacun à faire tout ce qui est possible pour améliorer la vie autour de lui. Les bonnes idées devenues des améliorations effectives se répandront d’elles-mêmes en étant copiées. Ceci ne se produit jamais dans la civilisation touranienne. Tout progrès doit avoir été approuvé d’en haut avant de pouvoir être appliqué. Les chefs touraniens dont on garde en mémoire la grandeur sont ceux qui introduisirent de tels progrès et ceux qui agrandirent le royaume, peu importe la brutalité ou l’inhumanité qu’ils apportèrent à l’obtention de ces succès.


1 Paweł Włodkowic, recteur de l’Université Jagiellon à Cracovie, fut un des délégués polonais au Concile de Constance (1414-18). La Pologne et les Chevaliers Teutoniques avaient alors un différend sur la manière de traiter les païens. Les Chevaliers faisaient la guerre aux païens lituaniens, y compris aux Lettons et aux Prussiens (groupe ethnique maintenant disparu, relié aux Lettons et aux Lituaniens) avec le soutien de l’Empereur germanique et de chevaliers de toute l’Europe. Lorsque la Pologne et la Lituanie fusionnèrent (le prince Jagiello épousa la reine de Pologne et devint roi des deux pays réunis) et que les Lituaniens adoptèrent le christianisme, la raison d’être des Chevaliers disparut. Mais ils continuèrent à guerroyer contre les Lituaniens et les Polonais qui les soutenaient, prétendant que leur christianisme était déficient. Au Concile, Włodkowic défendit au nom de la Pologne l’idée que les païens aussi ont des droits et qu’ils doivent être respectés; que le baptême doit être libre et non imposé par conquête militaire. Cette conception fut adoptée par le Concile et devint la norme du monde catholique, mettant un terme à l’idée de combattre les païens afin de promouvoir le christianisme. Ceci  montre bien comment se développe la moralité dans la civilisation latine.

2 Pendant la période 1795 – 1918  nous étions partagés entre la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie, et les occupants essayèrent de nous russifier ou de nous germaniser.

3 Roman Dmowski (1864-1939), important homme politique polonais, fondateur et dirigeant du mouvement démocratique national, principal représentant politique des intérêts polonais pendant la Première Guerre Mondiale et à la Conférence de la Paix, à Paris, après la guerre.

4 Władysław Łokietek (1260-1333). La Pologne était alors divisée entre de nombreux fiefs gouvernés par les membres de la dynastie Piast. Łokietek les rassembla pour combattre ensemble contre les Chevaliers Teutoniques,   établis  dans ce qui est maintenant le nord de la Pologne.

* Ndlr. Le Rwanda-Burundi était une nation tutsi-hutu depuis le XVème siècle. Le mythe onusien du gouvernement par la « majorité » est à l’origine du génocide de 1994, inconcevable dans le cadre traditionnel de la nation, chaque composant étant nécessaire à l’existence de cette monarchie de droit divin. Les Tutsi-hutus furent ainsi les seuls Noirs à se défendre vigoureusement contre les trafiquants d’esclaves venus de la péninsule arabique car, en tant que nation constituée, ils disposaient d’un roi et d’une armée opérationnelle (cf. Paul del Pérugia, Les derniers rois-mages,Phébus, 1978).  

4bis Ndlr. La manière dont le gouvernement russe a confisqué les actions du magnat Khodorkhovski dans la compagnie pétrolière Rossneft est caractéristique, même si un certain habillage juridique a été déployé, à l’usage de l’étranger.

4ter Ndlr. Une anecdote récente caractéristique. Un jeune Ingouche, Apti Dalakov, fut « refroidi » par le FSB (ex-KGB) en pleine rue le 2 septembre dernier à Karaboulak. La police locale, alertée par les passants, sut arrêter les tueurs et trouva sur eux leur carte de service. Situation gênante….C’est le chef de la police de Karaboulak qui fut sanctionné !

* Ndlr. Comme en Pologne, la christianisation a profondément marqué la « Sainte Russie ». Mais ces traits se sont estompés avec le pouvoir bolchévique, les Khazars étant eux-mêmes d’origine turco-mongole.

5 Lajkonik, figure de guerrier asiatique avec une image de cheval attachée à son ventre qui, une fois par an (le dimanche suivant la Fête-Dieu) parcourt les rues de Cracovie en frappant les enfants sur la tête avec une fausse matraque.

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