Accueil » Comment se pose aujourd’hui le problème de la chrétienté

Par Tassot Dominique

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Résumé : Le mot de chrétienté semble nous renvoyer à une période révolue de l’Histoire, lorsque les princes reconnaissaient – du moins en principe – la validité de la morale évangélique et admettaient donc l’autorité spirituelle de l’Église. Aujourd’hui, où le nom même de “Dieu” tend à disparaître des constitutions, il semble difficile d’imaginer, comme le faisait Maciej Giertych dans le dernier numéro du Cep, que la mondialisation sorte de la route à elle tracée par le Prince de ce monde et que l’idée d’une chrétienté redevienne actuelle. Il s’agit pourtant d’une exigence évangélique : le Royaume prêché par les Apôtres a déjà trait à la vie d’ici-bas et le Règne du Christ fait l’objet de la deuxième demande du Notre Père. On notera aussi quatre traits insurpassables qui font de la chrétienté un mode d’organisation de la vie sociale non seulement désirable, mais d’une grande efficience. 1) La perspective de la vie éternelle constitue le seul vrai garde-fou moral pour les dirigeants ; 2) Le souci des humbles consolide le tissu social bien mieux que des mesures administratives de redistribution des revenus ; 3) Le service du Christ est le seul antidote connu au pouvoir de Mammon ; 4) Le christianisme, et lui seul, peut s’étendre à tous les peuples sans détruire leur culture, à la différence des deux autres monothéismes survenus après lui : le judaïsme talmudique et l’islam, religions dans lesquelles les règles du comportement moral varient selon qu’on s’adresse ou non à un frère observant les mêmes préceptes.
Rien n’est plus fort qu’une idée qui vient à son heure et le “globalisme chrétien” n’a sûrement pas dit son dernier mot.

Des chrétiens ont existé depuis les premiers Apôtres et il en existera jusqu’à la fin, selon la promesse faite par le fondateur de l’Église : « Les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle ! » (Mt 16,18). Mais des sociétés chrétiennes n’ont pas toujours existé : l’histoire nous enseigne qu’elles présupposent la conversion des princes qui les dirigent, afin que les formes de la vie publique s’inspirent de l’Évangile : on peut alors parler de “chrétienté”. L’homme est par nature un être politique (zôon politikon, « être vivant politique », disait Aristote), si bien que la vie chrétienne, spontanément, recherche et suscite une société qui l’exprime et la soutienne.

On sait par exemple quelles entraves constituent dans nombre de pays d’Orient, notamment pour la vie liturgique, un repos hebdomadaire fixé au vendredi !

Inversement, les conversions royales, telles celles de Clovis ou de Vladimir Ier le Grand, ont peu à peu transformé les mœurs et les lois. Aujourd’hui encore, en Grèce par exemple, la Constitution du pays impose que le Président soit chrétien (et orthodoxe). C’est pourquoi les jésuites œuvrèrent tant, lorsqu’ils missionnaient en Chine, pour obtenir la conversion de l’empereur de la dynastie Qing. S’ils avaient réussi – peu s‘en fallut –, bien des pages de l’Histoire en eussent été changées…

Parce que le christianisme s’attache au cœur et redresse les volontés, parce que la vie intérieure est première, en particulier dans le culte rendu à Dieu, l’Église a vocation à devenir une « société parfaite », au sens d’une société complète, achevée en toutes ses parties. Il y a une façon chrétienne de labourer, de peindre ou d’administrer qui, d’une certaine manière, ne fait que prolonger l’Incarnation : le Verbe s’est inscrit dans la matière, si bien que la Rédemption serait vide de sens si elle n’était pas venue atténuer aussi les effets tangibles du Péché originel.

Certes, le Messie avait pour mission de rétablir le primat du culte intérieur : « Je mettrai ma loi en eux, et je l’écrirai sur leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple » (Jr 31, 33). Mais le Christ est aussi roi (et prophète), et la prédication du Royaume fut la première tâche confiée aux Douze, ce Royaume « préparé… depuis la fondation du monde » (Mt 25, 34). Même si ce Royaume n’a rien d’une royauté d’origine humaine, comme l’attendaient les Juifs à leur profit, les paraboles montrent bien qu’il embrasse tout le genre humain, les bons comme les méchants, tel « un champ semé de bon grain »  dans lequel « l’ennemi a semé de l’ivraie » (Mt 13, 24-25), ou tel « un filet lancé à la mer et qui ramène toute sorte de poissons » (Mt 13, 47),

L’exigence d’une chrétienté est donc partie intégrante de l’évangélisation et c’est ce qui fut réalisé, tant bien que mal, à travers les vicissitudes de l’Histoire de l’Église. Aussi saint Pie X a-t-il pu écrire dans sa Lettre sur le Sillon (25 août 1910) : « La civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées.

Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété. »

Mais cette réalité n’est pas inéluctable et s’oppose à une autre réalité historique, celle que nous présente l’alternative persécution-laïcité.

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi » (Jn 15, 20). Avec la déchristianisation progressive des gouvernements occidentaux depuis trois siècles (combien existe-t-il de chefs d’État encore chrétiens aujourd’hui ?), il n’est pas étonnant que l’Adversaire, « qui ne chôme pas » et qui, même illégitime, est ‘’le Prince de ce monde” (Jn 14,30), ait pris ou repris en mains bien des leviers du pouvoir politique. Un critère simple permet de savoir qui gouverne un peuple : c’est celui (ou ceux) dont on hésite à dire du mal publiquement. Quels sont donc les pays où l’on hésiterait à médire des chrétiens ?

On mesure ici à quel point la laïcité de l’État (au sens contemporain du terme), bien que distincte de la persécution ouverte, finit par rejoindre cette dernière dans le commun refus d’une société explicitement chrétienne. Or il n’est plus de terres libres vers lesquelles de nouveaux Pilgrim Fathers pourraient s’embarquer…

Les Juifs messianiques (une branche récente du protestantisme) sont souvent, en Israël, d’origine russe : les citoyens soviétiques de nationalité juive furent longtemps les seuls à pouvoir émigrer légalement. Mais, paradoxalement, la Russie conquise par les bolchéviques, officiellement athée et pratiquement persécutrice à un point rarement égalé dans l’Histoire (le premier Goulag, aux îles Solovsky, fut destiné aux prêtres), conservait par certains côtés des mœurs chrétiennes, et bien des Juifs russes découvrirent en Israël qu’ils étaient des Russes juifs (au point que plusieurs préférèrent retourner en Union soviétique !).

Quant à l’Église, une longue suite de siècles a montré qu’aucune persécution n’a jamais pu l’éradiquer, un bel exemple étant donné par le Japon où des chrétiens en petit nombre surent transmettre la foi sans prêtres et sans contacts avec l’extérieur durant 250 ans, leur restant comme seuls sacrements le baptême et le mariage.

Mais concernant l’ancienne chrétienté, son évanescence atteint aujourd’hui un tel niveau que se pose la question : ce concept lié à une époque révolue de l’Histoire, celle d’un Occident chrétien1, a-t-il encore un sens et une portée politiques ? La réponse, on va le voir, découle directement des traits propres aux sociétés chrétiennes. Nous en retiendrons quatre.

Tout d’abord, la hiérarchisation entre le Ciel et la Terre. L’Antiquité gréco-latine distinguait bien les mortels des immortels, mais ces derniers, croyait-on, ne faisaient que poursuivre indéfiniment une vie de même nature que celle des premiers. Le Romain à un banquet, se forçant à vomir pour pouvoir à nouveau s’empiffrer de plus belle, s’approchait ainsi, pensait-il, des délices célestes, imitant ses dieux mythiques qui, ne mourant jamais, pouvaient donc manger et boire sans cesse.2 Quelle pitoyable vision du bonheur et quelle désespérance, au fond, dans cette perspective d’une jouissance matérielle indéfinie ! On comprend alors pourquoi les patriciens condamnés à mort, loin de fuir, n’hésitaient pas à exécuter eux-mêmes la sentence en s’ouvrant les veines à réception de la lettre de l’empereur. À cet horizon refermé sur la vie terrestre, le Christ allait substituer la promesse d’une gloire céleste éternelle. On distingua dès lors un “ici-bas” mondain, temps d’épreuve limité, et un “au-delà” spirituel destiné à durer toujours, perspective donnant sens et responsabilité à chacun de nos actes.

Surtout, cette distinction impliquait une hiérarchie, puisqu’ en toutes choses, c’était le souci de la vie future qui devait guider la décision : « À quoi sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? »

Ainsi l’autorité du Christ put-elle se superposer à celle d’un roi terrestre sans la détruire, ce qui permit de transformer de fond en comble l’édifice politique. Dans la Rome païenne, quiconque avait payé tribut à l’empereur pouvait, l’année suivante, faire alliance avec un ennemi. La pax romana, paix armée, supposait la dissémination des légions, et ce pouvoir fondé sur la force finit par diviser et opposer les légions qui s’entre-déchirèrent.

En revanche, dans le système féodal chrétien qui émergea de ce chaos, la parole donnée, engageant devant Dieu autant que devant les hommes, donna une légitimité spirituelle et donc une grande stabilité au pouvoir politique. Le feudataire changeant de camp devenait un félon, un pécheur public, et amoindrissait ainsi son autorité. On vit des rois, des seigneurs partir durant des années à la croisade et retrouver, à leur retour, leur royaume, leur fief toujours en ordre! Une société ainsi fondée sur la « con-fiance » (d’où le mot “féodalité”) se substituait à une société fondée sur le contrôle (militaire, mais aussi policier, même si cet aspect de l’Empire romain est souvent survolé). Notons en passant que la déchristianisation provoque aujourd’hui l’effet inverse : la conscience d’une sanction dans l’autre monde ayant disparu, s’en suivent l’hypertrophie de la réglementation et la fuite des responsabilités.

Deuxième marqueur de la chrétienté : le souci des humbles. Une hiérarchie sociale, même complexe, ne fait jamais disparaître l’égalité foncière entre les hommes et des hommes devant Dieu, ce que l’Église a toujours reconnu dans ses rites. À Rome, comme partout ailleurs dans l’Empire christianisé, on vit hommes libres et esclaves s’avancer ensemble vers la table de communion. Mieux encore, les mêmes cimetières les accueillirent, ce qui eut été inconcevable avant le Christ ! Comme pour l’autorité royale, la chrétienté admet toutes sortes de hiérarchies sociales, mais elle en transforme l’esprit : « Que le plus grand soit comme le plus jeune, et le chef comme celui qui sert (…). Me voici parmi vous comme un serviteur » (Lc 22, 26-27) ; « ce que vous avez fait à l’un deces plus petits de mes frères, c’est à Moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). L’esclave antique était une chose dont le maître disposait à son gré.

Un maître pouvait de son propre chef mettre à mort le rebelle et jeter à la rue le vieillard ou l’inapte au travail3. Il fallut des siècles pour que les mœurs changeassent : le servage représente en fait un progrès incommensurable, accordant aux serfs le droit de posséder, de se marier, etc.4

On objectera que bien des chefs chrétiens ont été imbus d’eux-mêmes, mais ceci ne fait que confirmer la parabole de l’ivraie : le Royaume est formé de pécheurs, et le tri ne se fera que plus tard, à la fin du monde. Néanmoins, les très nombreux dirigeants chrétiens de tous ordres (politique, mais aussi social, économique, culturel, etc.), qui ont sacrifié de leur temps, leurs talents, leurs biens ou leur titres pour servir les humbles ou qui, en conservant toutes leurs prérogatives, ont exercé le pouvoir dans l’esprit de l’Évangile, représentent une cohorte immense en comparaison de laquelle les autres civilisations ne peuvent aligner, dans le domaine du service rendu aux plus petits, aux plus faibles, que des cas très particuliers.

La cause principale des persécutions en Inde, aujourd’hui, est un réflexe de défense contre une Église qui éduque les personnes des castes méprisées, intouchables, parias ou dalits hors castes ! Les hôpitaux, considérés comme un symbole de civilisation, sont une innovation typiquement chrétienne : l’Église eut souci de ceux qu’une famille ne pouvait prendre en charge et fonda les hospices. Les imitateurs du Christ ne faisaient ainsi qu’accomplir ce commandement donné dès l’orée de l’évangélisation : « Guérissez les malades » (Lc 10, 9). Parmi les toutes premières mesures prises par les bolchéviques figurait l’interdiction des œuvres de charité ; avec l’idée, il est vrai, qu’elles allaient devenir inutiles (dans le paradis des travailleurs), et aussi l’arrière-pensée que l’État devait monopoliser la reconnaissance du peuple.

Mais que les gouvernements modernes reprennent peu à peu à leur compte les initiatives sociales des chrétiens5 constitue un hommage tacite à tous ceux qui en eurent l’idée et la mirent en pratique.

Un troisième trait à relever est le cantonnement des richesses à une place subalterne : « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 24). L’or n’a de valeur intrinsèque qu’au titre de matière première pour l’industrie et l’orfèvrerie. On peut mourir de faim à côté d’un tas de lingots ! Mais, par sa compacité et son incorruptibilité, l’or permet de rassembler et de conserver commodément une grande richesse potentielle, de constituer un trésor, avec cependant le risque de lui donner une valeur intrinsèque, d’en faire une fin et plus un moyen : « Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6, 21).

Le message évangélique vise à libérer l’homme de ses chaînes terrestres et de l’esprit d’accaparement. L’or (et plus encore la monnaie scripturaire), incroyablement apte à susciter la libido, la cupiditas, l’avarice, constitue ainsi l’un des plus grands freins à l’établissement du Royaume dans un cœur. Nul ne peut servir le Christ s’il demeure esclave de Mammon. Et comme le progrès matériel des sociétés fait partie du “surcroît” promis aux bons serviteurs (Mt 6, 33), il en résulte que la chrétienté a régressé (quant à sa qualité de société) dès que l’or et l’argent extraits facilement des mines d’Amérique vinrent désorganiser l’économie de l’Espagne, alors empire prépondérant en Europe.

L’Égypte antique et Babylone ont pu édifier des civilisations durables (et, pour certaines réalisations, admirables) tant qu’elles fonctionnèrent sans monnaie6 : le pouvoir central répartissait les tâches et redistribuait à chaque famille sa part de la production (logement, blé, etc.). Durant la crue du Nil, le fellah était occupé aux grands travaux et aux bâtisses du pharaon.

Économie simple mais saine. Inversement, la décadence de l’Empire romain devint inéluctable le jour où, Rome devenue incapable d’assurer par elle-même sa défense, l’impôt et le tribut durent servir à la pacification (toujours provisoire) des peuples barbares7 : les faux besoins sont, par nature, illimités. La chrétienté féodale, avec la “corvée”, permit au pouvoir local d’agir en limitant les besoins monétaires aux seuls matériaux venus d’ailleurs, l’essentiel étant les savoir-faire amoureusement cultivés dans tous les corps de métiers. Avec l’arrivée des galions espagnols chargés d’or, ce fut tout l’Occident qui, infléchissant sa course, vit les rois et l’aristocratie rechercher le luxe, l’apparat et la gloire personnelle : François Ier annonce Louis XIV ! Il ne s’agissait plus de servir les humbles ni de penser d’abord au Ciel, et le châtiment, toujours actuel, fut, avec l’abandon du pouvoir régalien de battre monnaie, la subordination du politique au financier8.

Tant que subsistera ce processus de création de monnaie par endettement, cela n’aurait aucun sens de reparler d’une chrétienté.

Un quatrième et dernier trait est l’universalité de la chrétienté. Tous les hommes sont issus d’Adam et Ève. Or, le péché originel de nos premiers parents est transmis avec la nature humaine, « non par imitation, mais par propagation » ; il est ainsi « propre à chaque homme » qui naît en ce monde (cf. CEC § 419). La Rédemption, et donc le Royaume des cieux, ont vocation à rassembler toute l’humanité. La chrétienté, forme politique du Royaume ici-bas qui est l’Église Corps du Christ, est donc ouverte à tous, sans distinction de sexe, d’ethnie ou de culture ; il en fut et il en va toujours ainsi. Comme la paternité divine, qui fonde la fraternité entre tous les êtres humains, le message lancé par les anges lors de la Nativité est proprement universel : « Paix aux hommes de bonne volonté ! » Non pas universel en ce sens que ce message de paix s’appliquerait à tous : il exclut au contraire ceux qui refusent la conversion du cœur.

Mais universel en ce sens qu’il s’adresse équivalemment à tous les fils d’Adam, quels que soient leur couleur, leur religion native, leur culture ou leur état.

Le Royaume est ouvert à tous, et tout spécialement à l’autre, à l’étranger. D’où ce rôle significatif joué à plusieurs reprises dans l’Évangile par les samaritains, en particulier la parabole dite du Bon samaritain. Jésus y prend l’exact contre-pied de la morale juive qui discriminait selon le culte extérieur (ici selon les temples : celui de Jérusalem ou celui du mont Garizim). On trouve dans le judaïsme talmudique comme dans l’islam, une division systématique de l’humanité en deux classes : ceux qui pratiquent les préceptes de la communauté, et les autres. Le juste comportement en société se trouve constamment affecté par cette partition. Les œuvres caritatives ou même les ONG issues de l’Occident vont indistinctement vers tous ceux qu’elles peuvent aider ; les écoles chrétiennes du Proche-Orient, de l’Inde ou de l’Extrême-Orient ont toujours accueilli une majorité d’élèves non-chrétiens. Il n’en va pas ainsi pour les écoles juives ou coraniques.

Certes, il peut exister certaines coutumes à bannir du Royaume chrétien, comme les sacrifices humains au Mexique9 ou la répudiation en Israël, mais il ne s’est jamais trouvé de peuple dont la conversion ait été suicidaire pour son identité.

C’est même le contraire : chez les aborigènes peuplant la côte Est de Formose, aux montagnes abruptes, les habitants des vallées se sont convertis collectivement après le départ des Japonais, en 1945, car les chefs coutumiers sentirent que c’était pour eux la seule manière, grâce à la protection des missionnaires, d’échapper au rouleau compresseur chinois10. De même les réductions jésuites du Paraguay suscitèrent un art indigène remarquable11 et authentique.

L’Église ne pourrait être universelle et englobante si la chrétienté ne l’était pas, selon l’annonce du psalmiste : « Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré. Demande et je ferai des nations ton héritage, et des extrémités du monde ton domaine…Ô gouverneurs de la terre, servez le Seigneur avec crainte !» (Ps 2, 7 & 10-11)

Il suffit de comparer l’Église aux deux grandes religions postérieures au Christ pour mesurer combien l’universalité, déjà largement réalisée au sein de la première chrétienté, serait, pour celles-là, une impossibilité. C’est que l’une comme l’autre, le judaïsme talmudique comme l’islam, aussi surprenant que cela puisse nous paraître, méconnaissent les effets de la Faute originelle et introduisent par là un clivage ontologique entre les hommes. Elles traitent différemment, selon des règles morales différentes, les coreligionnaires et ceux qui sont hors de la communauté (hors de l’oumma). Pour elles, la Faute fut une erreur conjoncturelle d’Adam, n’entraînant pas une déchéance de sa nature : tout homme a un bon et un mauvais côté et sera jugé sur ses efforts à faire triompher le bon côté. Il y parvient, non par l’effet de la grâce rédemptrice, mais par le pieux accomplissement des préceptes. Les autres hommes, qui ignorent ou ne suivent pas les préceptes, sont destinés à périr et n’ont pas à être traités en frères12.

En règle générale en Islam, n’est pas une aumône valide (zakât) un don fait à un non musulman13.

Inversement, ce n’est pas vraiment voler que de lui prendre son bien (tout appartient à Allah, qui a donné le monde aux musulmans : un chrétien ne peut donc rien posséder légitimement, même si on choisit de lui en laisser l’usage s’il paye l’impôt spécifique des dhimmis, la djizîa). Semblablement l’usure, interdite entre juifs, est autorisée (et même recommandée) envers les non-juifs. C’est ainsi encore qu’Israël, État récent, fait partie des rares pays où l’esclavage (des non-juifs, il est vrai) est encore légal.

Quelques temps après la conquête de l’Égypte, on cite une lettre du gouverneur du Caire au calife de Bagdad pour lui soumettre un grave cas de gouvernement : « Si l’on va trop loin dans les conversions, qui paiera l’impôt ? » Ce petit détail montre bien l’impossible universalité d’une religion qui considère normale une économie de razzia à l’encontre des territoires encore non islamisés (le dar-el-harb) : encore faut-il que subsistent de tels territoires où prélever le butin14! De même l’économie financiarisée qui, par le biais des intérêts sur la création monétaire, permet un transfert des richesses vers les grandes banques privées, suppose qu’il existe des non-juifs sur lesquels prélever ce tribut qui ne dit pas son nom.

Par ailleurs, les principes ayant été mis dans les règles matérielles plus que dans les dispositions du cœur, il est des préceptes qui empêchent les convertis de rester fidèles à leur culture.

Ainsi l’idéogramme de la maison, en chinois, représente un porc sous un toit. Le foyer domestique, avec toutes les connotations positives qui lui sont associées, ne peut donc être désigné qu’en se référant à un animal impur aux yeux des deux monothéismes postchrétiens et qui, de plus, rend impur tout ce qu’il touche ! Une Oumma étendue à la Chine devrait réécrire des centaines de caractères, et parmi les plus courants ! Mao Tsé Toung n’ayant pas réussi à imposer l’alphabet romain, il y a fort à parier que la Chine ne sera jamais musulmane15 ni juive !

Loin d’une chimère, le « globalisme chrétien », selon le mot de Maciej Giertych16, est donc la seule issue logique aux efforts que fait aujourd’hui l’Adversaire pour instaurer un empire mondial fondé sur le contrôle universel des ressources matérielles, des pensées et aussi, sans doute, sur une vague religiosité cosmique.17 La disparition de la chrétienté occidentale n’est pas à regretter : elle a péri par ses élites sociales, processus souvent irréversible. Mais si lointaine et si étrange qu’elle nous paraisse aujourd’hui, l’issue est historiquement aussi certaine que l’était l’accomplissement de la promesse messianique faite à Adam (Gn 3, 15). À sainte Marguerite-Marie, Jésus-Christadit : « Je régnerai malgré mes ennemis », faisant écho au prophète Zacharie : « Et YHWH sera roi sur toute la terre ; en ce jour-là, YHWH sera unique et unique son Nom. » (Za 14, 9)

1 Il a existé des royaumes chrétiens en Orient (Arménie, Géorgie) avant la conversion de Clovis, mais ils n’ont pas rayonné au-delà de leurs peuples, s’étant assez vite constitués en Églises nationales.

2 Il semble que le paradis coranique ait repris ce trait antique. ?

3 Avec l’euthanasie, la postchrétienté anticipe déjà sa solution à ce “ problème”.

4 Inversement, la libération tonitruante des esclaves, au dix-neuvième siècle, a provoqué bien des drames, nombre d’entre eux n’étant pas capables de mener une vie autonome…

5 C’est le cas, en particulier, pour les allocations familiales et la sécurité sociale, cf. Benjamin GUILLEMAIND, “L’œuvre des chrétiens sociaux”, in Le Cep n° 12, p. 54 sq. Notons aussi les “centres aérés” pour enfants, héritiers de nos patronages paroissiaux.

6 La monnaie existait bien et servait aux échanges entre particuliers, mais l’impôt était versé en nature et l’essentiel des activités économiques était géré autrement.

7 C’est aujourd’hui le cas des dépenses à fonds perdus destinées à « acheter la paix sociale » (qui le croit vraiment ?) dans les banlieues.

8 Cet abandon n’avait rien d’inéluctable. On notera que c’est toujours en vue d’objectifs peu chrétiens (généralement pour la guerre) que cette concession exorbitante (et donc illégitime) fut accordée.

9Pas seulement au Mexique, d’ailleurs : pensons au sort d’Iphigénie en Grèce antique et aux sorciers africains adonnés, encore aujourd’hui, à de telles pratiques démoniaques !

10 Les Tibétains feraient peut-être bien de s’en inspirer…

11 Cf. Abbé Bertrand LABOUCHE, “Les réductions guaranies de la Compagnie de Jésus aux XVIIe et XVIIIe siècles”, in Le Ceps 33 & 34.

12 Deux exemples caractéristiques. Les pays non islamisés sont nommés Dar-el-harb (territoire de la guerre), ce qui traduit bien l’hostilité de principe à tout ce qui n’est pas l’islam. Tandis que Jésus déclare à ses disciples : « Qui n’est pas contre vous est pour vous » (Lc 9, 50). Le mur sinueux de 730 km réalisé en Israël veut créer une barrière physique entre Juifs et Palestiniens. Indépendamment de sa logique militaire, il relève aussi d’une psychologie selon laquelle le contact ouvert avec l’autre est perçu comme une menace pour l’identité. Or, « Il [Jésus] a renversé le mur de séparation… » (Ep 2, 14)

13 La zakât selon le Coran (cf. Sourate 9, verset 60) doit être versée à huit catégories de personnes qui sont très précisément : les pauvres, les indigents, ceux qui travaillent à établir ou à collecter la zakât, ceux dont les cœurs sont à gagner [à l’islam], l’affranchissement des esclaves, ceux qui sont [lourdement] endettés, ceux qui travaillent à la diffusion de l’islam et enfin les voyageurs [en détresse]. La zakat représente 2,5 % de l’épargne annuelle correspondant à la différence entre les revenus annuels et les dépenses vitales de l’année (loyer, courses, transport, soins, vêtements). Elle est le troisième pilier de l’islam, ce qui excommunie le fidèle qui ne la verse pas. Les juristes musulmans ont développé toute une exégèse sur ces catégories de personnes. Le Coran ne semble pas fermer la porte aux non-musulmans. Ces derniers semblent même être directement concernés par la 4e catégorie si cela peut favoriser leur intérêt pour l’islam. Mais la tradition prophétique et les juristes musulmans sont unanimes à affirmer que la zakât doit être versée en priorité aux musulmans [note aimablement communiquée par M. Émir Pousse, en se référant notamment à l’ouvrage du Professeur Muhammad Hamidullah, Le Prophète de l’islam. Sa vie, son oeuvre, Éd. El Falah, 2009, t. II, chap. « Système Economique », $1631-1650].

14 Par analogie, pensons à cette anecdote de l’époque soviétique où le port d’Odessa, agrandi vers 1810 par le gouverneur Armand du Plessis pour exporter les blés d’Ukraine, demeurait le premier port céréalier d’Europe, mais cette fois à l’importation. La maîtresse explique aux élèves que le communisme victorieux va bientôt s’étendre au monde entier. Un enfant lève alors le doigt et interroge : « Mais alors, d’où viendra le blé ? »

15 Il existe certes une infime minorité musulmane dite « Héi », qui n’est pas d’origine chinoise mais principalement ouïghoure.

16 Cf. Le Cep n°64, pp. 38 sq.

17 Il existe à la vérité une alternative : que chaque « grande religion » demeure en apparence ce qu’elle est, mais à la condition que leurs chefs acceptent de se subordonner à un homme charismatique présenté comme le sauveur de l’humanité.

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