Partager la publication "De la divine surprise à l’humaine désillusion"
Par Tassot Dominique
Résumé : Il a paru l’an dernier un manuel de science destiné aux lycéens chrétiens qui ont à étudier la théorie de l’évolution. Les auteurs, deux enseignantes, ont adopté une approche critique qui rendra de grands services aux familles. Dans la 1ère partie, scientifique, sont bien distinguées une microévolution (petits changements intraspécifiques, dûment constatés mais limités) et l’hypothétique macroévolution (que serait, par exemple, le passage de l’écaille à la plume). Suivent une présentation de notions philosophiques utiles à toutes les formes de connaissance, puis une partie théologique dont l’objectif est de montrer que l’évolution ne retire rien à la Création divine, puisqu’un monde évolutif nécessiterait encore un Créateur pour le poser dans l’existence et aussi pour assumer les improbables et innombrables sauts que suppose la macroévolution. Cette thèse a l’avantage de ne pas heurter de front la croyance en vigueur à l’Université. Mais elle présente deux graves inconvénients : 1/ ne pas faire la synthèse des éléments critiques réunis dans la première partie, donc ne pas en tirer toutes les conséquences. 2/ confier au Créateur le soin de pallier les impossibilités de la macroévolution et, à cette fin discutable, relativiser l’inspiration et l’inerrance des Écritures. Il est vrai que les auteurs s’appuient pour ce faire sur des textes récents du Magistère ; on ne peut donc leur reprocher une telle position, mais on déplorera cet affadissement de la doctrine catholique sur la Création.
Depuis fort longtemps et de divers côtés, de nombreux parents et enseignants nous réclamaient un livre de sciences naturelles qui ne se contenterait pas de répéter la mythologie habituelle sur l’histoire de la terre et l’origine des espèces. Mais rédiger un tel ouvrage représente un travail considérable et l’auteur doit lui-même être enseignant, connaissant bien les programmes infligés aux lycéens, afin de savoir quels sont les points à contrer et comment le faire avec le style pédagogique requis.
C’est dire si le livre intitulé Les formes de la vie et la question de l’évolution, publié l’an passé par les Éditions « Traditions monastiques », fut une ‘’divine surprise’’, d’autant plus qu’il est très maniable, solide, fort bien illustré et rédigé par deux enseignantes : Dominique Spisan, professeur de sciences et de mathématiques, et Eva Dejoie, professeur de philosophie.
On comprend, à lire la couverture, que l’Évolution y est abordée avec le recul critique d’une réflexion philosophique et à la lumière de la foi chrétienne.
On jugera du plaisir que procure cet ouvrage par le commentaire de quelques citations tirées de la première section, consacrée aux aspects scientifiques du sujet.
Le livre commence, bien sûr, par le schéma habituel des ères géologiques, avec les dates correspondantes et la suggestion que les êtres vivants sont apparus progressivement, dans l’ordre où ils se superposent au sein des couches sédimentaires (pp. 18-19) : bactéries et petits mollusques au précambrien, poissons et lézards au primaire, oiseaux et dinosaures au secondaire, mammifères au tertiaire et homme au quaternaire. Mais un renvoi concernant les datations (p. 26) nous alerte aussitôt sur la modeste validité des méthodes en usage : « Actuellement aucune de ces méthodes n’est infaillible… Les précautions (prises par les chercheurs) ne suffisent pas à établir une certitude scientifique pour ce qui est des datations en général. En effet les principes sur lesquels s’appuient les méthodes de datation relative, comme ceux de datation absolue, sont remis en cause régulièrement par d’autres observations scientifiques » (souligné dans le texte). Comme on aimerait voir de telles réserves dans les autres manuels (et aussi dans les articles des journaux) ! Mais les nécessités du programme scolaire ne se laissent pas oublier : « par commodité on usera pourtant dans ce cours des dates et chronologies les plus répandues, afin de pouvoir étudier et discuter à partir d’une base de données existante » (p. 26).
On aura noté au passage que les réserves portent non seulement sur certains résultats particuliers, mais sur les principes eux-mêmes de la datation, dont deux sont présentés à la page suivante : le principe de superposition1 et celui d’identité paléontologique.
Puis, passant aux théories de l’évolution, le manuel commence par attirer l’attention sur les nécessaires distinctions à faire, en sciences, entre faits, interprétation des faits, hypothèses explicatives et théories. D’où la définition : « on appelle évolutionnisme la théorie selon laquelle les espèces auraient évolué dans le passé, et les espèces actuelles descendraient de formes anciennes » (p. 32, souligné par nous). Cette définition, avec des verbes au conditionnel si agréables à entendre, est reprise dans un glossaire fort utile et bien conçu figurant en annexe, les mots du glossaire étant signalés par un astérisque à chacune de leurs occurrences. Bel exemple de pédagogie ! Par comparaison, le manuel sur l’évolution publié aux Éditions Dunod2 et destiné à la préparation de tous les diplômes universitaires (jusqu’à l’agrégation) ne comporte aucune définition de l’évolution, pas même dans le glossaire. Une seule phrase perdue en milieu de page en donne un semblant : « Les Équidés montrent des changements anatomiques corrélés à une plus grande adaptation au milieu de vie. C’est la définition même de l’évolution biologique. Si on la refuse, il faut faire l’hypothèse que chaque espèce d’Équidé a été créée pour un milieu donné et que ces créations se sont répétées au cours du temps après la disparition d’espèces plus anciennes » (p. 31).
Notons au passage un trait commun aux deux manuels, l’opposition entre des espèces dites « anciennes » et celles dites « actuelles », opposition qui institue la paléontologie (et donc les datations) en arbitre du sujet : on fait parler les morts pour minimiser le témoignage, moins manipulable, des vivants. Dès lors, à l’occasion de la théorie darwinienne, notre manuel en vient à distinguer une évolution au sein de l’espèce (microévolution) et son extension à des formes éloignées (macroévolution). De la microévolution entre formes proches, on affirme : « Cette théorie est en partie exacte : il existe un certain degré d’évolution au sein des espèces » (p. 34). Il se rencontre ici un léger glissement de sens, dommageable, car si « l’évolutionnisme » était auparavant qualifié de théorie, le mot « évolution » devrait ici se rapporter non à une théorie mais aux faits eux-mêmes, comme Darwin en a donné de nombreux exemples, notamment entre les races domestiques. On ferait alors bien ressortir l’opposition entre les milliers de faits montrant la microévolution (faits envers lesquels aucune théorie en « -isme » n’est d’une quelconque utilité), et l’absence du moindre fait observé quant à la macroévolution (si bien qu’une mise en théorie n’a pas lieu d’être, du moins dans le cadre de l’activité scientifique). On comprendrait ainsi que l’évolutionnisme est demeuré depuis deux siècles une simple croyance philosophique ou une vision du monde (la projection sur la nature du mythe du Progrès) et les manuels de sciences naturelles n’auraient pas lieu d’en traiter.
Arrive alors la partie la plus importante quant à sa richesse informative, intitulée « discussion scientifique ». De fait, à la différence du manuel « officiel » des Éd. Dunod, une critique intelligente et méthodique passe en revue les principales affirmations évolutionnistes.
Ainsi : « Ce n’est pas parce qu’un certain degré d’évolution est possible et existe que tout degré d’évolution est possible » (p. 41). De là cette réserve touchant la macroévolution : « Les données expérimentales ne semblent pas valider l’hypothèse (…) ; des études effectuées sur la résistance des bactéries aux antibiotiques montrent que, malgré leur constante adaptation – ou évolution – elles restent simplement des bactéries » (p. 41). Et plus loin : « S’il y avait eu macroévolution, on devrait trouver bien plus de formes intermédiaires entre les grands ordres qu’entre les familles proches. Or, c’est l’inverse qui se passe. (…) Ainsi les grands ordres donnent une impression de stabilité ; à l’intérieur des ordres, une microévolution a peut-être existé » (p. 48).
Comment ne pas applaudir devant cette approche prudente et objective du sujet ! Les auteurs semblent même accepter qu’un chercheur puisse légitimement ne pas admettre l’évolutionnisme généralisé : « Lorsqu’un fossile possède des caractères communs à deux espèces, un chercheur qui se situe dans l’hypothèse de la macroévolution le place dans une lignée évolutive intermédiaire. Un autre chercheur qui ne travaille pas forcément dans cette hypothèse, le classe près de ces deux espèces comme nouvelle forme à part possédant une nouvelle combinaison de structures » (p. 50).
À titre d’exemple, est discutée l’apparition de la plume, donc le passage entre le reptile (en l’occurrence le dinosaure) et l’oiseau. Or ici, la chronologie conventionnelle fait de l’Archéoptéryx (125-150 millions d’années ou MA) un contemporain des dinosaures (210-65 MA). De là cette exclamation : « Comment se fait-il que les premiers oiseaux soient aussi vieux que les animaux dont on suppose qu’ils descendraient ? » (p. 53).
Comment ne pas saluer cette approche critique dans un manuel qui, cette fois, invite les lecteurs à réfléchir sur les données, signale les insuffisances des explications théoriques (qu’il faut cependant apprendre) et reste ainsi ouvert à de nouvelles approches ?
À propos de la différence entre la croissance de l’embryon à l’intérieur d’un œuf fermé chez les reptiles ou par échange placentaire chez les mammifères, le manuel montre bien la difficulté : « Tout changement partiel dans les mécanismes conduirait inévitablement à la mort de l’embryon aussitôt formé, car il n’aurait pas le nécessaire pour subsister. Alors, il semblerait qu’un changement radical du système de reproduction se serait produit de façon brusque. Quel changement ? À l’intérieur de l’organisme de la mère, quand elle-même était un embryon tout juste fécond ? Cela s’appellerait une macromutation considérable qui est seulement de l’ordre de l’imaginaire théorique : en effet cela reviendrait à dire qu’un jour un reptile a donné naissance à un petit mammifère. De plus, pour transmettre une modification à la génération suivante, il faut que les deux, mâle et femelle, soient semblables ; donc qu’ils soient, les deux à la fois, le produit d’une telle macromutation » (p. 63).
Nous n’avons pas la place de poursuivre à loisir un tel commentaire page par page, mais ce qui a été dit suffit à montrer comment l’apprentissage de la théorie mythologique (nécessaire pour réussir aux examens) est ici donné avec le contrepoison d’une réflexion critique, tant sur les faits que sur les raisonnements (explicites ou implicites) tenus dans le cadre de l’évolutionnisme.
La complexité du vivant est bien montrée, avec le fossé qui, du coup, sépare les différents systèmes d’organisation.
Voici quelques citations qui se passeront de commentaire : « Des discussions agitent les évolutionnistes3 pour savoir comment les poumons des reptiles seraient apparus » (p. 65). « L’ingéniosité du vivant s’emploie surtout à protéger sa stabilité » (p. 69). « Il est possible que la science ne soit pas apte à répondre à cette question en raison des limites de son champ d’exploration et de raisonnement » (p. 70). « Aucune preuve expérimentale [de l’origine de la vie à partir de molécules chimiques] n’existe ; il ne s’agit pas d’une théorie scientifique mais d’une pure hypothèse résultant de l’imagination » (p. 81). « Le phénomène des mutations conduit en fait à la constatation de la stabilité des espèces au milieu des microchangements » (p. 87). « On ne sait pas comment [la première cellule] est apparue, car il est hautement improbable qu’elle puisse fonctionner sans tous ses éléments à la fois. (…) L’Histoire de la vie est encore un mystère (…). Une vision trop chimique ou mécanique du fonctionnement de l’ADN ou de la cellule et de l’organisme ne tient pas compte de toutes les données de la réalité » (p. 93). « Le raisonnement fréquemment utilisé alors est celui-ci : puisqu’il y a ressemblance, il y a parenté. C’est précisément ce qui reste à prouver » (p. 127).
Malheureusement, et malgré tout cet admirable recul critique, on sent que les auteurs s’effraient devant la conclusion, trop simple sans doute, qui devrait pourtant s’imposer : l’évolutionnisme, en science, est sans objet car la macroévolution ne se vérifie pas ; et il est absurde de vouloir théoriser ce qui n’est pas. Il leur faut donc laisser entrouverte une porte pour le mythe : la partie scientifique de l’ouvrage se termine ainsi sur un (trop long) article du Pr Jérôme Lejeune, lequel imaginait l’apparition d’un premier couple humain à partir d’un hominidé mutant. Chez ce dernier, être entièrement hypothétique, deux chromosomes se seraient soudés si bien qu’il aurait pu engendrer des jumeaux, mais de sexes opposés, capable donc de se reproduire tout en n’étant plus interféconds avec la lignée dont ils seraient issus.
Malgré tout le respect que nous portons au premier Président de l’Académie Pontificale pour la Vie, à sa personne et à ses combats4, il nous faut avouer que cet article, publié dans la Nouvelle Revue Théologique de février 1968, est d’autant moins convaincant qu’il conclut sur sa propre réfutation, en établissant lui-même l’invraisemblance de l’hypothèse : « Ce type de gémellité extraordinaire est évidemment fort rare, mais on en connaît plusieurs exemples dans lesquels l’un des sujets était infécond. On ne peut estimer, même grossièrement, la probabilité d’apparition d’un tel couple, mais les demi-échecs que nous observons laissent à penser qu’un tel phénomène n’est nullement impossible » (p. 131).
La chose est d’autant plus improbable que la formation d’Ève, non par génération mais à partir du côté d’Adam, est l’un des rares points théologiques établis de façon certaine et définitive tant par les Écritures (Gn 2, 21-22) et la Tradition (depuis Pélage Ier en 557, le concile de Vienne en 1312 ou le concile Vatican I) que par le Magistère (Arcanum divinæ Sapientiæ de Léon XIII (1880), réponse de la Commission Biblique pontificale du 30 juin 19095).
Et cela nous amène à la dimension religieuse de ce manuel. Car ses auteurs ont souci de montrer que science et foi font bon ménage, que les vérités d’un domaine sont cohérentes avec les vérités de l’autre et que la légitime autonomie de la science n’empêche pas que « l’ordre de l’univers renvoie à l’existence d’une Intelligence qui l’a conçu et ordonné » (p. 165). Suit d’emblée une partie philosophique comportant un exposé clair et précis des notions indispensables à toute pensée (même scientifique) : les quatre causes, substance et accident, formes substantielles, causes secondes et causes premières, etc. En appliquant ces notions à l’évolution, les auteurs parviennent aux conclusions suivantes :
-« Le hasard n’est pas une cause en tant que telle » (p. 207).
-« Par conséquent, à chaque fois qu’il y a un nouveau type d’organisation radicalement différent, il faut qu’une cause supérieure, capable de produire cette complexité, intervienne, Dieu » (p. 207).
– « Par conséquent, comme pour l’instant aucune autre théorie scientifique n’explique de façon satisfaisante l’apparition des espèces vivantes, ni ne s’impose auprès de la communauté scientifique internationale, les théories néodarwiniennes restent valides, même si elles suscitent des objections de plus en plus nombreuses. On sait que les faits connus actuellement ne correspondent pas aux facteurs que ces théories invoquent, donc qu’elles ne sont pas vraies6, mais, comme on n’a rien d’autre à proposer7, on les garde comme cadre de référence et de recherche » (p. 208, souligné par nous).
De cette deuxième partie (philosophique) nous dirons seulement qu’elle sera peut-être tout aussi utile aux aînés – voire aux parents – des heureux lycéens possesseurs de ce manuel.
Mais nos auteurs, tout en admettant l’incertitude des datations géologiques, continuent de croire que les fossiles se répartissent selon les époques où ils vivaient, alors que la fossilisation signale la mort brutale, par enfouissement rapide, d’êtres vivants qui pouvaient très bien être contemporains, même s’ils furent dispersés et reclassés lors du cataclysme fossilisateur. Or les causes secondes, dont traite la science, ne permettent pas de justifier une authentique macroévolution : elles n’offrent aucun mécanisme proportionné à l’effet visé. À nos deux auteurs, voulant laisser ouverte une porte pour l’évolution, il ne reste donc qu’à embaucher la Cause première, ce qui fera l’objet de leur troisième partie : « aspects théologiques ».
Mais comment y parvenir alors qu’aucun verset de l’Écriture, aucune méditation d’un Père de l’Église, aucune vision de mystique ni aucune déduction théologique n’avait jamais suggéré que Dieu eût créé par le truchement d’une évolution progressive ? Intervient alors le « double magistère ».
Dans le judaïsme comme dans l’islam, il n’existe pas d’autorité centrale capable de trancher les controverses théologiques. Les maîtres reconnus ont chacun des disciples qui transmettent leurs thèses et leurs raisonnements. Toute la science religieuse consiste alors à retrouver, dans l’écheveau des décisions contradictoires (Mishna, Talmud, hadîths ou Sunna), celle qu’on choisira d’appliquer dans telle circonstance.
Parmi les chrétiens, en revanche, les successeurs de Pierre avaient repris à leur compte la mission évangélique de confirmer leurs frères dans la foi ; de là l’idée d’un Magistère suprême, idée qui avait traversé les siècles et à laquelle les auteurs, catholiques, sont attachés. Mais depuis la fin du XIXe siècle, on voit certaines décisions magistérielles contredire l’enseignement antérieur. Ce fut le cas pour la doctrine sociale de l’Église8. C’est aussi le cas, on va le voir, pour l’Évolutionnisme.
L’art consommé avec lequel est rédigée la troisième partie du manuel consiste à pêcher, dans un fonds composé de divers textes pontificaux, du concile Vatican II et de quelques Pères de l’Église, les éléments permettant de relativiser le sens littéral du premier chapitre de la Genèse, là où, à dix reprises, l’auteur sacré affirme que Dieu a créé les êtres vivants « selon leur espèce »9. Deux grands moyens sont mis en œuvre :
-1. La distinction des domaines, rendant impossible toute « contradiction réelle » (p. 160) entre la science et la foi.
-2. Les limites de l’auteur humain (un berger de Palestine, des siècles avant Jésus-Christ, ne pouvait ni connaître ni comprendre les hautes questions dont traite notre science ; il ne faut donc pas s’étonner de trouver dans la Bible des indications erronées).
Quant au premier moyen, au demeurant fort juste, il est si communément admis que nos auteurs ne sentent pas le besoin de l’appuyer par des textes magistériels ; ils se contentent d’un passage de saint Augustin : « Ce ne fut pas l’intention de l’Esprit de Dieu d’enseigner aux hommes ces choses qui ne doivent servir à personne pour le salut ».
Et d’en conclure trop prestement : « Le rôle de l’Église n’est pas d’intervenir dans les débats scientifiques » (p. 228).
Or, dans le décret Lamentabili (3 juillet 1907), le pape Pie X condamnait la proposition suivante : « Le dépôt de la foi ne contenant que des vérités révélées, il n’appartient sous aucun rapport à l’Église de porter un jugement sur les assertions des sciences humaines. » (§5 ; souligné par nous).
En effet, même si l’opposition entre la science et la foi « est une impossibilité métaphysique » (p. 160), il surgit des circonstances particulières où l’Église peut avoir lieu d’intervenir dans un débat scientifique, par exemple celui de savoir si les espèces10 sont des réalités ou des fictions inventées par les taxonomistes et si, en conséquence, l’humanité est une entité substantielle qui descend d’un couple unique (point que pourtant les auteurs admettent, car il est nécessaire à la transmission de la faute originelle).
Nos auteurs ont bien conscience que, nonobstant la distinction des domaines (excellent principe), il peut surgir des conflits pratiques entre science et foi. Ils citent alors la règle posée par saint Augustin (et redonnée par Léon XIII dans Providentissimus Deus):
« Mais pour ce que nos adversaires tireront de certains de leurs livres, et qu’ils invoqueront comme étant en contradiction avec ces Saintes Lettres, c’est-à-dire avec la foi catholique, montrons-leur qu’il s’agit d’hypothèses, ou que nous ne doutons nullement de la fausseté de ces affirmations » (p.161).
Se rencontrent ici deux difficultés. La première est que les évolutionnistes ne considèrent pas leur idée comme une hypothèse, mais comme un fait indiscutable. Même si l’Évolution ne se présente pas comme une arme contre la foi, les propagandistes athées s’en servent bien comme d’une arme (par destination et non par présentation) ; dès lors, il sera très difficile de leur expliquer qu’il s’agit d’une hypothèse, d’autant plus que Jean-Paul II en personne passe pour avoir déclaré le 22 octobre 1996, dans une lettre à l’Académie pontificale des Sciences : « l’Évolution est plus qu’une hypothèse11. »
La seconde difficulté est que cette traduction moderne de Providentissimus est erronée : la notion d’« hypothèse » ne figure ni de près ni de loin, dans l’original latin. Saint Augustin écrit en réalité: « Montrons de quelque manière (aliqua etiam facultate ostendamus) ou croyons indéfectiblement que c’est absolument faux ».12 C’est dire que ce grand penseur chrétien est si persuadé de l’inerrance littérale de la Bible qu’il n’envisage même pas la moindre concession à l’adversaire, si ce n’est sa propre insuffisance à réfuter l’objection (il s’agit pourtant ici d’une objection considérée comme scientifiquement certaine).
Quant au second moyen – l’inculture de l’hagiographe – nos auteurs pensent pouvoir l’étayer grâce au document fourre-tout publié en 1993 par la Commission biblique pontificale : L’interprétation de la Bible dans l’Église.
On y trouve une présentation de presque toutes les lectures possibles et imaginables de l’Écriture sainte : historico-critique bien sûr, mais aussi psychanalytique, libérationniste (la lecture marxiste des théologiens de la libération), féministe, etc. ; toutes auraient droit de cité, fût-ce avec parfois une petite réserve.
Toutes, sauf une cependant : la lecture dite « fondamentaliste », issue d’un Congrès protestant tenu à Niagara Falls en 1895, qui serait la seule à rejeter d’emblée. « Le fondamentaliste refuse d’admettre que la parole de Dieu inspirée a été exprimée en langage humain et qu’elle a été rédigée, sous l’inspiration divine, par des auteurs humains dont les capacités et les ressources étaient limitées. Pour cette raison, il tend à traiter le texte biblique comme s’il avait été dicté mot à motpar l’Esprit et n’arrive pas à reconnaître que la parole de Dieu a été formulée dans un langage et une phraséologie conditionnés par telle ou telle époque.
(…) Le fondamentalisme insiste aussid’une manière indue surl’inerrance des détails dans les textes bibliques, spécialement en matière de faits historiques ou de prétendues vérités scientifiques » (ici p. 225 ; pp. 62-63 dans la traduction éditée par le Cerf en 1994).
Or, dans l’encyclique Providentissimus Deus (1893), Léon XIII affirmait : « Car tous les livres que l’Église reçoit pour sacrés et canoniques en leur intégralité et dans toutes leurs parties, ont été écrits sous ladictée de l’Esprit Saint. Aucune erreur n’a pu se glisser dans l’inspiration divine, loin de là. Celle-ci non seulement exclut toute erreur, mais elle l’exclut et elle y répugne en vertu de la même nécessité qui fait que Dieu, souveraine vérité, ne peut-être l’auteur d’aucune erreur. (…) Et saint Grégoire dit : « Question bien inutile de savoir qui a écrit cela, puisque par la foi nous croyons que l’auteur du Livre est l’Esprit Saint. C’est donc lui-même qui l’a écrit, lui qui l’a dicté ; il l’a écrit lui-même, lui qui a été l’inspirateur de l’œuvre »13. En conséquence, ceux qui estiment que les passages authentiques des Livres saints peuvent contenir quelque erreur, pervertissent la notion catholique de l’inspiration divine ou font de Dieu lui-même l’auteur de cette erreur14. »
Même si la « dictée » évoquée par saint Grégoire n’est pas la dictée servile d’un écolier, il est clair que pour Léon XIII, l’existence d’un auteur humain n’entraîne aucune restriction à la négation de toute erreur, fût-elle de détail, dans les textes originaux de la Bible.
Autant le Congrès fondamentaliste américain de Niagara Falls correspondait à une communauté précise, unie autour de cinq points fondamentaux (l’inerrance verbale de l’Écriture, la divinité du Christ, etc.), autant le “fondamentalisme” stigmatisé par nos auteurs est un épouvantail, un repoussoir fictif, dont les arguments n’auraient pas même à être examinés puisque leur condamnation par la Commission biblique en dispense. Et le manuel va conclure sur ce paragraphe : « L’Église catholique rejette toute forme de fondamentalisme qui mélange les domaines et revendique une lecture littéraliste de la Bible15, ne tenant compte ni de sa nature ni de ses conditionnements historiques. Le créationnisme, qui, au nom d’une prétendue fidélité au texte inspiré, refuse toute possibilité d’évolution des espèces au texte inspiré, n’est en rien conforme à la doctrine catholique » (p. 228).
Mais quelle doctrine catholique : celle de la Commission biblique de 1993 ou celle de Léon XIII ? Telle est bien la vraie question.
Il est un autre point que nos auteurs philosophes auraient dû noter. Pour elles, les « créationnistes »16 poussent le ridicule au point d’être « fixistes ». Or il n’existe aucun naturaliste qui ait jamais donné dans la définition caricaturale toujours sous-entendue quand il est question de fixisme. Même Linné, considéré comme le fondateur du fixisme, admettait la variabilité intraspécifique.
La question est de simple bon sens : comment classer les êtres vivants sans établir des critères précis permettant de les distinguer. Ainsi on admettra sans difficulté – du moins je l’espère – que les quadrupèdes ont quatre pattes et que les plantigrades marchent sur la plante des pieds.
Le « fixiste » réel (celui de la littérature savante) affirme que ces critères taxonomiques sont stables et de fait, depuis trois siècles que Ray et Linné ont établi leur classification, on n’a jamais observé un mouton à cinq pattes faisant souche ni un ours (même au cirque) se tenir sur la pointe des pieds ! Le ridicule (que nos auteurs veulent épargner à la foi chrétienne) n’est donc peut-être pas du côté où ils veulent l’apercevoir !
En revanche, il y a sans doute danger pour le christianisme à déclarer sans précaution que ce qui est enseigné au nom de la science est sans répercussion sur les croyances : « Les théories évolutionnistes – affirment nos auteurs –, si elles demeurent dans le domaine scientifique, ne dérangent pas (ceux qui admettent la réalité d’un créateur par foi religieuse ou en vertu d’un raisonnement philosophique) » (p. 226). Si quelques pourcents à peine des diplômés de l’enseignement supérieur ont conservé la foi de leur enfance, est-ce vraiment sans lien avec une théorie que les faits n’imposent pas – les auteurs l’ont admis dans la première partie –, mais qui agit si profondément sur notre vision du cosmos et de l’homme que l’idée qu’il puisse exister des dogmes stables en devient incongrue.
Teilhard de Chardin eut le mérite de mener le raisonnement évolutionniste jusqu’à son terme : une « théologie- fiction », selon le mot de Gilson.
Sa position est peut-être plus cohérente que celle des nombreuses plumes qui affirment volontiers qu’Évolution et Création sont compatibles, mais qui négligent de préciser leur définition de la Création. Nos auteurs répètent qu’Évolution et Création ne sont pas antinomiques. Certes, à part la thèse aristotélicienne de l’éternité du monde, toute forme d’existence est compatible avec une création préalable, au sens vague donné à ce terme par le petit Larousse. Mais tout n’est pas compatible avec la doctrine catholique de la Création telle qu’elle a été définie de manière précise et circonstanciée par le Magistère.
On aurait donc aimé que les auteurs commentassent avec leur sagacité habituelle la définition irréformable de la Création donnée en 1215 par le concile de Latran IV17, avec ses conséquences qu’il nous revient de méditer quant à la grandeur de Dieu « créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble (simul) créé de rien (de nihilo) dès le commencement du temps18(ab initio temporis) l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle, c’est-à-dire les anges et le monde, puis la créature humaine faite à la fois d’esprit et de corps » (DS 800).
On comprend que Dominique Spisan et Eva Dejoie aient eu souci de ne pas défier le Goliath de l’Éducation nationale. Mais en restant à mi-chemin, leur mariage de la carpe et du lapin, même conforme aux circulaires administratives, ne pourra prétendre aux fruits intellectuels d’une vraie critique de l’évolutionnisme : celle qui remonte aux hypothèses scientifiques fausses qui, depuis deux siècles, ont maquillé le mythe en théorie.
Alors seulement se dissipera le brouillard des philosophies idéalistes ; alors seulement redeviendra possible la confiance tranquille dans la Parole de Celui qui sait bien mieux que nos théoriciens ce qu’Il a fait au Commencement.
Espérons que les enseignantes auteurs de cet ouvrage perfectible mais précieux, attachées à juste titre aux formes substantielles de la philosophie réaliste, pourront redire un jour à la suite du Pr Giuseppe Sermonti : « Qui s’est libéré du pesant conditionnement de l’évolutionnisme éprouve un sens de sereine réalité. Cet état de caractère transitoire, provisoire, inaccompli, qui obsède tout le monde de l’évolution, se transforme en un grand repos en face de la dignité, de nouveau acquise, des formes19. »
1 À notre connaissance, les seuls articles publiés dans des revues à comité de lecture et qui remettent en cause le principe de superposition (en tant que principe), sont ceux de Lithology and Mineral Resources sur les travaux de Guy Berthault et de ses émules.
2 Francine BRONDEX, Évolution : synthèse des faits et théories, Paris, Dunod, 1999.
3 Il pourrait donc exister des antiévolutionnistes ? On serait donc fondé à récuser la théorie ?
4 Nous l’avons vu mettre sa notoriété au service de la cause du Linceul de Turin, lors du Symposium décisif de septembre 1989 à Paris.
5 Sur cette question, lire l’étude passionnante donnée par le P. Brian Harrison, “ Did Woman evolve from beasts ? ”, in International Catholic Symposium on Creation, Rome, 24-25 oct. 2002, The Kolbe Center for the Study of Creation, pp. 142-201. (20 € franco auprès du CEP)
6 Cette subtile distinction entre vérité et validité aurait un sens pour une science théorique qui propose ses productions comme un modèle approximatif du réel. Mais l’Évolution est présentée dans les programmes comme une réalité historique : alors une telle distinction n’a pas lieu d’être.
7 Pourquoi faudrait-il s’imposer de théoriser un phénomène qui n’existe pas ? Le concept d’une Création divine, présupposé fondateur de la science européenne, ne suffirait-il pas à expliquer l’origine des choses et des êtres ? Le silence de la science humaine ne serait-il pas logique, concernant une action à laquelle ni le temps ni la matière n’ont pris part ?
8 Se reporter à l’intéressante brochure d’Arnaud de Lassus : Cinquante ans après la mort de Pie XII…Qu’est devenue la doctrine sociale de l’Église ?, Action Familiale et Scolaire, tiré-à-part N°199.
9 Gn 1, 11(1x), 12(2x), 21(2x) 24(2x) & 25(3x), soit en tout 10 fois en cinq versets. Une telle répétition de la formule « selon son espèce » dénote une insistance inaccoutumée, que l’exégète ne peut écarter d’un revers de main – pour s’en débarrasser – sous le faux prétexte d’un style poétique dans ce passage, puisqu’il s’agit en l’occurrence de prose hébraïque.
10 À noter, concernant les « types » créés par Dieu au Commencement, que le mot hébreu myn en Genèse 1, généralement traduit par « espèce », peut correspondre à des taxons différents des espèces de notre classification usuelle, en particulier chez les plantes où il s’agirait plutôt du « genre ».
11 En réalité, cette phrase si opportune pour les adversaires avait été abusivement insérée dans le texte du Pape ; cf. le témoignage personnel donné par un participant à cette session de l’Académie dans Le Cep n°60, p. 92.
12 De Genesi ad litteram, I, 1, c. 21, 41; trad. Dumeige, 164, 1947.
13 Præf. in Job, n.2.
14 Trad. Dumeige, n° 167, 168 & 169.
15 On aurait aimé que la Commission biblique, délaissant les auteurs contemporains, testât ses critères sur les vieux parchemins et nous expliquât comment la vénération des Pères de l’Église – saint Augustin y compris – pour le sens littéral échappe au « fondamentalisme ». Car la vérité du sens mystique ou symbolique suppose (et ne détruit pas) la vérité du sens littéral intelligemment compris : que Jésus-Christ se compare à Jonas n’implique nullement que Jonas soit un personnage mythique et non historique !
16 Les auteurs regrettent d’ailleurs ce terme malheureux qui semble jeter le discrédit sur la notion de Création à laquelle elles restent à juste titre attachées.
17 Définition reprise presque mot pour mot par Vatican I.
18 Cette idée d’un « Commencement » mystérieux à partir duquel seulement notre temps et notre univers (achevé par la création de l’homme) se mettent à exister par eux-mêmes, est évidemment désagréable aux oreilles évolutionnistes. Il amène à dissocier l’ordre de la Création (où Dieu seul agit) et l’ordre de la Providence (où agissent les causes secondes, ce qui rend la science possible). Dans cette perspective, Jésus a pu dire : « Au commencement de la Création, lorsque Dieu créa l’homme et la femme… » (Mc 10, 6). Et saint Paul, cité par Vatican I, considère les idolâtres comme « inexcusables » puisque « les perfections invisibles de Dieu sont rendues compréhensibles depuis la création du monde(en latin : a creatura mundi ; en grec apo ktiséôs kosmou) par Ses œuvres » (Rm 1, 20). Devant ces claires indications d’un Commencement ayant une portée chronologique, nos auteurs proposent de ce verset une traduction innovante: « les choses invisibles de Dieu sont aperçues au moyen de la création du monde et comprises à l’aide des choses créées » (p. 159). Outre l’inutile répétition d’un concept dans le même membre de phrase, peu coutumière dans les raisonnements de l’Apôtre, pourquoi s’affranchir ici d’un sens chronologique traditionnel que même la Bible de Jérusalem avait ici repris ?
19 G. SERMONTI & R. FONDI, Dopo Darwin, Milan, Rusconi, 1980, p. 338 (trad. inéd. Henri Chirat).