Partager la publication "La menace créationniste"
Par Dominique Tassot
Résumé : Depuis l’été dernier une alerte générale a été donnée contre l’hydre créationniste. Le Conseil de l’Europe vient d’adopter un rapport recommandant que le créationnisme ne puisse pas être proposé dans les cours de sciences, et diverses associations d’enseignants ont planché sur les mesures à prendre face à une situation jugée préoccupante. L’épiscopat français s’est associé à ces actions en publiant un document sur le créationnisme qui ressemble fort à une prise de position en faveur de Darwin. Il semble que le site islamique Harun Yahya, avec l’opération de communication qu’il a lancée en février en direction des lycées de France, Belgique, Espagne et Suisse, ait été le facteur déclenchant de cette alerte. L’enjeu serait de taille : la laïcité de l’enseignement (et de la société). En introduisant dans la science un concept religieux, celui de « création », on attenterait en effet à la séparation stricte de la religion et de la science, conçue comme une des valeurs fondamentales de l’Europe !..
À lire la presse il semblerait qu’un grave danger menace nos sociétés : le créationnisme.
Le 4 octobre dernier en effet, le Comité pour la Culture, la Science et l’Ėducation du Conseil de l’Europe adopta, après quelques amendements, un rapport sur Les dangers du Créationnisme dans l’Education par 48 voix pour, 25 contre et 3 abstentions (avec 449 absents, il est vrai). Et ce document (Rapport n° 11375 compilé par une Luxembourgeoise, Anne Brasseur), sur lequel nous allons revenir, n’est qu’un épisode dans une longue théorie d’articles et de déclarations sur le sujet.
Presque tous les grands périodiques en ont parlé, et toujours dans les mêmes termes. On commence par évoquer la situation aux Etats-Unis : selon un sondage du Pew Research Center en juillet 2005, 38 % des Américains étaient « favorables à l’abandon total de l’enseignement de l’évolution dans les écoles publiques » et 64% demandaient que l’Intelligent Design soit enseigné en parallèle avec l’Evolution. Puis on signale l’opération Harun Yahya.
Depuis une vingtaine d’années un Turc (de son vrai nom Adnan Oktar) avait rassemblé puis mis sur le site harunyahya.com un grand nombre de faits scientifiques contraires à l’évolution. Au début de l’an 2007, il envoyait aux lycées et universités de France, Belgique, Espagne et Suisse le premier tome (la série en comportera sept) d’un Atlas de la Création : 770 pages de grand format, richement illustrées sur papier glacé1. L’argument principal d’Harun Yahya est simple et facile à exposer : les fossiles n’ont pas évolué ; d’ailleurs, bien des plantes ou animaux contemporains sont identiques à leurs fossiles ; donc il n’y a pas évolution2. Au passage, bien entendu, ce musulman cite des versets du Coran exaltant la puissance et la sagesse du Créateur.
La réaction du ministre français de l’Education fut de désigner le Pr Hervé Le Guyader, pour élaborer la réponse officielle : le créationnisme est de la religion ; l’école publique doit enseigner la science, c’est-à-dire l’évolution. Les 19 et 20 octobre, le principal syndicat d’enseignants dans les lycées français, le SNES, tenait un colloque à Saint-Denis sur « la contestation de la théorie de l’évolution demain et après-demain ». Il s’agit donc surtout de prévention : comment aider les enseignants « confrontés à des discours extrémistes religieux »3.
Mais les témoignages présentés à ce colloque inquiètent déjà : « Deux jeunes filles musulmanes ont posé leur stylo, croisé les bras et nargué leur enseignante » lorsque Sonia, leur professeur de biologie, abordait l’évolution de l’homme, l’an dernier.
Un autre, enseignant d’histoire celui-là, s’est retrouvé à corriger un TPE (travail personnel encadré) composé « pour moitié » de théories créationnistes piochées sur Internet que ses élèves ont soutenues mordicus. Ce type d’attitude touche de jeunes musulmans, des enfants proches de certaines Eglises protestantes, adventistes notamment, de jeunes témoins de Jéhovah, mais aussi des catholiques et de jeunes juifs : quelques témoignages de professeurs enseignant dans des quartiers parisiens traditionnellement juifs disent ainsi sentir « une résistance de plus en plus marquée à la théorie de l’évolution ». Tiphaine, professeur de français dans un collège de banlieue dans l’Essonne, observe que ses élèves, plus qu’agressifs, semblent « interrogatifs et troublés » de voir que le savoir dispensé par l’école est différent de celui qu’on leur a appris par ailleurs. Les plus virulents ont tendance à se taire en regardant d’un air réprobateur4. Une élève protestante lui a déjà dit que ce serait trop dur pour elle de renoncer à ses convictions, mais « ça reste une exception. En général on arrive à les convaincre en leur montrant la différence entre foi et faits scientifiques5. »
Une semaine plus tard, les 27 et 28 octobre, se tenaient à Paris les journées d’études de l’ACIREPH (Association pour la Création des Instituts de Recherches sur l’Enseignement de la Philosophie) sous le titre : Comment parler en classe de la religion et des croyances religieuses. Deux des quatre thèmes abordés étaient les suivants : Les diverses formes de croyance sont-elles compatibles avec la science ? et La laïcité du professeur de philosophie consiste-t-elle à gagner ses élèves à l’esprit des lumières ?
La conférence principale (si l’on en juge par le temps attribué : 2h 30) fut celle du Pr Guillaume Lecointre, bien connu pour ses positions de rationaliste athée : La théorie de l’évolution face aux croyances religieuses contemporaines. Le darwinisme face au créationnisme et au « dessein intelligent ».
Le CEP n’a certes pas attendu la publication d’Harun Yahya pour s’intéresser à la question, mais il importe aujourd’hui d’examiner cette vaste contre-offensive du scientisme scolaire pour en décrypter les mobiles et en comprendre l’esprit.
Plutôt que sur les ragots journalistiques, nous nous appuierons pour cela sur le rapport primitif (donc non édulcoré par les amendements en session plénière) élaboré par la commission du Conseil de l’Europe, le premier rapporteur étant un socialiste français, professeur de mathématiques à l’Université d’Amiens, Guy Lengagne (Doc. 11297 du 8 juin 2007).
D’une part, il s’agit d’un texte officiel, diffusé par le plus important corps politique ayant jamais vu le jour – plus puissant que ne fut le Sénat romain à l’apogée de l’Empire – et prétendant régir le destin de centaines de millions d’hommes. D’autre part, constituant une synthèse collective, il donne une meilleure idée de l’état des esprits, qu’un texte individuel.
Le titre et le contenu de ce rapport montrent qu’il s’agissait de réagir à l’audition que le Pr Maciej Giertych avait organisée le 11 octobre 2006 au Parlement européen (cf. Le Cep n° 38) sur L’enseignement de l’évolution dans les écoles européennes, le débat y faisant suite à un bref exposé par trois experts : le Dr Hans Zillmer (paléontologiste allemand), Guy Berthault (sédimentologiste français), le Pr Joseph Mastropaolo (physiologiste américain), les faits exposés par ces experts allant clairement à l’encontre de la thèse évolutionniste*.
Parmi les projets de résolutions rédigés en vue du vote par les députés européens, nous retiendrons comme les plus caractéristiques les suivants, en soulignant les mots et locutions les plus significatives :
– Si nous n’y prenons garde, le créationnisme pourrait devenir une menace pour les droits humains, (qui préoccupent particulièrement le Conseil de l’Europe) (§ 1)
– Nous assistons à la croissance de modes de pensée qui, pour mieux imposer des dogmes religieux, attaquent le noyau même des connaissances que nous avons patiemment élaborées sur la nature, l’évolution, nos origines et notre place dans l’univers (§ 5)
–Le créationnisme [né de la négation de l’évolution des espèces par le moyen de la sélection naturelle (§ 2)] présente nombre d’aspects contradictoires [introduisant la confusion dans l’esprit des enfants entre ce qui relève des convictions, croyances et idéaux, et ce qui relève de la science (§ 6)]. La théorie de l’ « Intelligent design », qui est la dernière version – plus affinée – du créationnisme, ne nie pas un certain degré d’évolution, mais prétend y voir l’œuvre d’une intelligence supérieure et non de la sélection naturelle. Quoique plus subtile dans sa présentation, la doctrine du dessein intelligent n’est pas moins dangereuse (§ 7)
– Les progrès de la recherche médicale en vue de combattre efficacement les maladies infectieuses telles que le SIDA deviennent impossibles si le principe même de l’évolution est nié (§ 10)
– La guerre faite à la théorie de l’évolution et à ses partisans a le plus souvent comme source des formes d’extrémisme religieux qui sont étroitement liées aux mouvements politiques d’extrême-droite6. (…) Les avocats du créationnisme strict se proposent de remplacer la démocratie par la théocratie (§ 12)
– L’examen de l’influence croissante des créationnistes montre que le débat entre créationnisme et évolution va bien au-delà des questions intellectuelles. Si nous n’y prêtons garde, les valeurs qui font l’essence même du Conseil de l’Europe, seront sous la menace directe des fondamentalistes créationnistes. C’est en partie le rôle des parlementaires européens que de réagir avant qu’il ne soit trop tard (§ 17)
Face à cette menace, encore potentielle mais jugée terrifiante, le rapport demande aux Etats membres de rendre la science plus accessible, de réserver la présentation du créationnisme aux seuls cours de religion et de « promouvoir l’enseignement de l’évolution par la sélection naturelle comme une théorie scientifique fondamentale dans les programmes scolaires » (§ 18.5).
L’usage est la règle supérieure définissant le sens des mots. Le rapport Lengagne (comme le rapport Brasseur qui en a pris la suite) permettent ainsi de cerner le sens réel du mot « créationnisme », c’est-à-dire le sens qui lui est donné par les institutions, la presse et les autres médias.
Lengagne pose le principe d’une séparation rigoureuse entre la science (tentant d’expliquer comment les choses arrivent) et la religion (prétendant expliquer pourquoi les choses sont) (§ 89). Il en résulte que le mot de « création », relié à un dogme religieux, doit être exclu des énoncés scientifiques. Une théorie de la création, enseignée dans un cours d’histoire du phénomène religieux, ne constituerait donc pas une offense contre cette « valeur essentielle » qu’est la laïcité.
Lengagne ne se pose pas en adversaire de la religion : la « liberté de pensée », cette autre valeur essentielle (corrélée à la précédente) le lui impose. Libre à quiconque de croire qu’il provient du chou-fleur, du singe ou de l’étoile Sirius ! Mais dès lors que nous quittons le psychisme individuel pour entrer dans le temple de la science, donc avec la volonté de comprendre comment les choses se passent réellement, tout apriori biblique ou dogmatique supprimerait l’objectivité du chercheur.
Selon les termes de Guillaume Lecointre, professeur au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, « la vérification objective (d’un énoncé) dépend de trois facteurs : scepticisme, rationalité et logique, et finalement matérialisme méthodologique. » (§ 24).
Ainsi par le jeu d’une définition tendancieuse de l’objectivité (scepticisme7 au lieu de doute cartésien), Lecointre parvient à introduire son matérialisme dans la méthode scientifique.
L’important n’est pas ici de réfuter ce tour de passe-passe, mais d’en mesurer les conséquences : le récent « Document Episcopat » (n° 7/2007) sur Le Créationnisme énonce cette formule surprenante sous la caution ecclésiastique: « toute démarche scientifique est matérialiste » (p.10) !
Même Einstein a dû s’en retourner dans sa tombe !…
Ce matérialisme méthodologique une fois érigé en apriori, il s’ensuit que l’Intelligent Design, dont nombre de représentants acceptent pourtant l’évolution, est bien une fausse barbe du créationnisme : l’ID recourt à l’idée d’une intelligence supérieure pour expliquer comment les choses marchent ; il introduit donc dans la science un concept d’origine religieuse !
C’est ainsi que l’UIP (Université Interdisciplinaire de Paris) animée par Jean Staune (évolutionniste déclaré), conseillée par Anne Dambricourt-Malassé (chercheur au CNRS et naguère Secrétaire des Amis de Teilhard de Chardin), est classée sans états d’âme comme relevant du créationnisme tant par le rapport Lengagne que par le Document Episcopat. Et si l’approche spiritualiste de l’UIP n’y avait pas suffi, il resterait une seconde approche pour y parvenir : la sélection naturelle. Pour les deux documents cités, le darwinisme est la seule explication scientifique du « fait » de l’évolution : c’est la sélection naturelle qui doit expliquer comment les êtres vivants sont apparus. La lutte pour la survie, en effet, est aujourd’hui la seule explication matérialiste de la disparition des espèces « moins favorisées ».
« L’enseignement de l’évolution par la sélection naturelle en tant que théorie scientifique fondamentale est donc crucial pour le futur de nos sociétés et de nos démocraties » (§ 94).
Un tel énoncé est digne d’être encadré. On y trouve en effet une ingérence du politique dans le scientifique : c’est le Conseil de l’Europe qui prétend y décider, au vu des conséquences « cruciales » pour la société, que le darwinisme (la sélection naturelle comme mécanisme évolutif) est scientifiquement valide8.
On y lie le sort d’une forme de gouvernement (la démocratie) à une théorie particulière ; le but est bien sûr d’écarter toute idée d’une finalité dans la nature.
On mesure ici l’erreur de ces chrétiens qui croient amadouer l’establishment scientifique en affirmant que Dieu est derrière l’évolution. Il en est de ce « darwinisme méthodologique » comme de l’économie marxiste que certains voulaient épurer de l’idéologie révolutionnaire : en réalité le présupposé matérialiste présent chez Darwin est indissociable de sa théorie. Accorder que la réalité est effectivement régie par « le hasard et la nécessité » (selon la formule de J. Monod), c’est ôter à Dieu sa « seigneurie » (Newton) sur les choses et réduire la religion à un outil d’accompagnement psychologique. Pour navrant que ce soit, que l’épiscopat français accepte cette mutilation n’est guère surprenant, puisqu’il a désormais fait sienne la définition de la laïcité qu’avaient posée les rationalistes anticléricaux d’il y a un siècle.
Mais l’arrivée de l’islam dans le paysage est venue renverser ce consensus contre-nature : il n’est pas question pour les musulmans de séparer ce que les chrétiens avaient su distinguer9. Si c’est bien Dieu qui a créé les espèces vivantes, il serait absurde que les manuels de biologie fassent comme s’Il n’existait pas !
Dans l’état actuel des choses, il est donc inévitable que l’affirmation sociale de l’Islam vienne perturber les programmes scolaires, et sur plus d’un point. Là est la véritable « menace » créationniste, et ce n’est pas un hasard si l’opération Harun Yahya a déclenché un tel tir de barrage.
Reste à savoir si la laïcité républicaine saura proposer aux esprits en quête de vérité une authentique vision des origines capable de s’imposer par de véritables arguments, sans le secours de programmes obligatoires ou sans la répression légale des penseurs dissidents.
1 Les participants au dernier Colloque du CEP ont pu feuilleter cet ouvrage magnifiquement présenté.
2 Un point faible de cet Atlas de la Création est son insistance sur les longues durées des ères géologiques : puisque les êtres vivants sont restés identiques durant tant de millions d’années, dit-il, en comparant par exemple un requin et son « ancêtre » fossile, c’est bien la preuve qu’il n’y a pas d’évolution. Si la conclusion est juste, la prémisse n’en est nullement une condition nécessaire.
3 « La contestation du darwinisme gagne du terrain en France », Le Figaro du jeudi 18 octobre 2007.
4 Notons au passage le charme surréaliste de cette phrase : quand on sait de quelle manière se déroulent bien des cours dans ces collèges, comment qualifier de « virulents » ceux dont l’hostilité se résume à rester en silence à leur place !
5 Le Figaro du 18 octobre 2007.
* Même si le CEP a toujours refusé l’étiquette « créationniste » (car les associations principalement anglo-saxonnes qui se désignent ainsi ont une approche assez différente de la science, de l’Ecriture et des rapports entre les deux), il est clair que le simple fait d’être anti-évolutionniste suffirait à être qualifié de « créationnistes » par Lengagne et ses épigones. Il s’agit désormais d’un mot piégé, réducteur, qui ne fait pas droit à la réalité multiforme de ceux que vise le rapport du Conseil de l’Europe. Lors de l’audition organisée par le Pr Giertych à Bruxelles, le 11 octobre 2006, n’ont été abordées que des questions strictement scientifiques. Cela n’a pas empêché la presse internationale (dont Nature !) de poser que Maciej Giertych était « créationniste » et que le créationnisme était de la religion. Nous sommes manifestement ici dans un combat purement idéologique dans lequel les mots sont truqués et le souci de vérité totalement absent.
6 Outre quelques déclarations faites par l’actuel président des États-Unis G.W. Bush, on peut voir ici une allusion au Pr Maciej Giertych, député européen issu de la Ligue des Familles Polonaises : la défense effective de la structure familiale, symbole de stabilité et de transmission d’identité, est à l’évidence une forme « d’extrémisme » dans la résistance aux évolutions de la société !
7 En réalité, un scepticisme universel détruirait la motivation du chercheur. C’est tout au contraire l’enthousiasme qui transparaît derrière les écrits de Kepler, Newton, Linné, Ampère ou Maury.
8 Notons au passage que nombre d’évolutionnistes ont reconnu depuis longtemps que la sélection naturelle a plutôt un effet conservateur du type moyen de l’espèce : elle élimine les déviants et les tarés. Elle est sans action transformiste, puisque la sélection naturelle ne peut s’exercer que sur des organes déjà formés et fonctionnels.
9 Et cette distinction des deux glaives, clairement exposée dès le pape Gélase au 4ème siècle, fit la supériorité de la chrétienté sur le paganisme, notamment sur l’empire romain.