Frédéric Leplay  (1806-1882)1

Par Benjamin Guillemaind

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Résumé : On ignore souvent que les lois sociales de 1848 résultèrent d’un important travail préparatoire. Anticipant sur les « chrétiens sociaux », Frédéric Leplay fut, avec Villermé, un de ces précurseurs. Il appliqua la méthode scientifique aux enquêtes sur le terrain et contribua ainsi à dresser un tableau objectif de la condition ouvrière au 19ème siècle.


F. Mitterrand mourut rue Frédéric Leplay. Mais qui donc était ce Frédéric Leplay ?

                  Polytechnicien, ingénieur en métallurgie, il se mit vers quarante ans à réfléchir sur les conditions d’une réforme morale et sociale pour endiguer les désastres causés par la tourmente révolutionnaire. Il sera ainsi le précurseur du courant qui allait se développer avec les chrétiens sociaux et imposer la législation sociale (1848 étant la date de référence où fut adoptée la première loi sociale, limitant le travail des enfants, dont Villermé sera ensuite le principal promoteur2 ).

                  Il parcourt alors l’Europe et utilise une méthode d’observation, comme il le faisait dans son métier, mais cette fois observation de la réalité sociale, puis il établit des monographies. Il en réalisa sur plus de 300 familles nombreuses, s’efforçant de détruire les préjugés historiques que la propagande politique véhicule et généralise à partir de situations exceptionnelles.

                  « Je n’admets pas qu’on puisse condamner les rapports sociaux de l’ancien régime en se fondant sur certains mouvements populaires, notamment en citant les pillages de châteaux de 1789 à 1793. Ces désordres, en effet, ne se sont guère étendus au delà des localités où les anciennes relations de propriétaire à tenancier étaient rompues, depuis plus d’un siècle, par les habitudes d’absentéisme introduites, avec la vie de cour, dans les plus riches famille.

On n’en a point ressenti le coup dans les provinces, telles que la Bretagne, l’Anjou, le Bocage vendéen… où les propriétaires continuaient à vivre au milieu de leur tenanciers… » (p. 27).

                  En 1855, alors Commissaire à l’exposition universelle, il publie un ouvrage en 2 tomes: « La Réforme sociale en France, déduite de l’observation comparée des peuples européens« . Il disserte sur la philosophie de l’histoire, sur les thèmes concrets. Sept chapitres composent le premier tome: Religion, Propriété, Famille, Travail, Association. Les rapports privés. Le gouvernement.

                  Ce n’est pas un doctrinaire. Il est difficile à classer. C’est plutôt un sociologue qui observe. Profondément religieux, il ne pratique cependant aucun culte. Pour lui la religion est plus une force morale qu’une mystique. Au plan social il est hostile à la centralisation. Il vise plutôt une organisation autogestionnaire proche d’un corporatisme libre,  non étatique.

                  Pourquoi ce titre : « Réforme sociale? »

                  Parce qu’il constate l’antagonisme qui divise notre société en plusieurs camps ennemis. Il constate aussi l’instabilité des régimes qui se succèdent depuis la Révolution, avec des constitutions qui changent constamment. Pour lui le mal a surtout son origine dans le désordre moral. Pour en sortir, il faut réformer la société par les institutions et les moeurs et retrouver l’harmonie sociale qui existait auparavant.

« L’école révolutionnaire a encore plus faussé les esprits, notamment en ce qui concerne les rapports sociaux: elle a attribué, comme caractère distinctif, aux six siècles précédents, l’antagonisme social qui ne s’y produisait qu’à titre exceptionnel et qui ne s’est réellement propagé que de notre temps… Ainsi le maire d’une commune rurale déclarait: On est tout étonné de voir conserver dans nos campagnes les opinions les plus bizarres et les plus erronées sur notre ancien régime social …convaincus que, avant 1789, le pays avait à subir des droits féodaux dont on ne retrouve cependant aucune trace aussi loin qu’on remonte dans le passé » (Enquête sur la boulangerie en 1859), (p. 19).

« …Si la révolution française avait réellement soustrait les classes inférieures à la prétendue oppression de l’ancien régime, on devrait constater que l’affection mutuelle des maîtres et des serviteurs se substitue peu à peu à de vieux sentiments d’antagonisme. Or il est manifeste pour les moins clairvoyants que le changement se produit et se continue sous nos yeux dans le sens opposé… » (p. 25).

                  Trois chapitres du livre nous intéressent particulièrement : Propriété, Travail, Association.

1 – Propriété

                  Il défend les avantages de la propriété personnelle sur la propriété collective.

                  « …(celle-ci) présente à l’observateur qui la voit fonctionner un vice radical. La fatigue du travail et les privations de la tempérance y retombent directement sur les individualités les plus éminentes, tandis que la richesse épargnée est également attribuée à tous et même aux membres les moins sobres et les plus indolents. Les individus les plus recommandables ont donc un intérêt manifeste à adopter le régime de la propriété personnelle et du travail individuel; et cette transformation s’accomplit, au grand avantage de la société, partout où la frugalité et les habitudes laborieuses ont été suffisamment propagées par la discipline que je viens de signaler. » (p. 99)

                  Puis il traite des différents régimes successoraux, qu’il compare chez les Anglais, les Allemands, les Russes. Il les classe en trois catégories :

                  – régime de conservation forcée: droit de l’aîné à hériter ;

                  – régime de partage obligatoire ;

                  – régime de liberté testamentaire.

                  Enfin il donne un aperçu des variations de ces régimes en France à diverses époques.

2 – Famille

                  Il la présente comme le ciment de l’unité sociale.

3 – Travail

                  « Le travail est le principal auxiliaire de l’ordre social« , mais, ajoute-t-il, « la richesse, fruit du travail, en est souvent l’écueil. »

C’est aussi un moyen de développer l’intelligence et un excellent outil éducatif. Il fait des comparaisons entre la petite et la grande industrie: avantages, inconvénients.

                  « Il n’y a point d’influence internationale sans la grande industrie; mais il n’y a pas de vertu durable, et partant pas de stabilité sociale, sans la petite. Les grandes nations doivent donc fonder en partie leur puissance sur des races nombreuses de paysans et de petits artisans urbains et ruraux. Les sociétés les plus parfaites se gardent, sous ce rapport, de réagir contre la nature des choses: elles laissent les deux genres d’industrie se développer spontanément selon la répartition des talents et des richesses. Les nations qui ont voulu développer systématiquement la grande propriété et la grande industrie en recourant au droit d’aînesse, n’ont point eu à se féliciter de leur entreprise, car elles ont toujours abouti à la corruption. » (p. 253)

            Plusieurs pages font l’éloge du commerce, dont il note déjà les immenses transformations. La machine à vapeur, les docks, le chemin de fer  remplacent les voituriers, muletiers, charretiers… Il aborde aussi le problème de l’épargne et du crédit à intérêt qu’il justifie. Il conclut: « J’aperçois chaque jour plus clairement qu’en matière commerciale, l’activité privée est seule féconde« .

4- L’association

            Il en analyse deux formes: la communauté et la coopération.

            a) La communauté

C’est une époque où l’on rêve de tout mettre en commun. Il trouve qu’on exagère. Il reconnaît que cette mise en communauté a été pratiquée dans certaines populations et régions en France, celles adonnées à la chasse, à la pêche maritime, à la cueillette, la culture des fruits, la fromagerie…

            « …Loin de faire naître l’harmonie…les phalanstères de France (ou d’Amérique du Nord) n’ont guère produit que la haine et l’antagonisme…Les seules communautés…prospères de nos jours sont celles où l’intérêt des associés est intimement lié ou subordonné à des influences morales…telles les anciennes communautés patriarcales de fermiers… » (p. 26)

            Cette pratique a été progressivement réduite. Il dit pourquoi. Cette solution lui paraît excessive. Sa conclusion: les communautés doivent à l’avenir se limiter aux entreprises que l’individu ou la famille ne peuvent absorber. C’est la définition même du principe de « subsidiarité » que reprendra Rerum Novarum en 1891.

          b) Les corporations

            Il en détermine le cadre et en fixe les limites. Leur première fonction est l’assistance aux pauvres, aux malades, aux déshérités. Déjà il distingue les défauts de l’assistance généralisée, qui risque de devenir administrative et de remplacer la charité qu’il trouve plus chaleureuse.

                  Pour leurs fonctions professionnelles, il met en garde contre trois vices des corporations fermées:

                           – tendance au monopole

                           – risque d’étouffement des personnalités les plus          

                             habiles et les plus intelligentes

                           – risque de limiter la liberté du travail.

            Un équilibre est à trouver entre les corporations fermées et l’indispensable liberté du travail. Ainsi, par cette pensée nourrie d’observations et réfléchie à la fois,  F. Leplay fut-il un pionnier et un précurseur de la réforme sociale.


1 Hommes et Métiers n°236. Octobre 1996

2 Hommes et Métiers n°230.

               

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