Partager la publication "Comprendre la loi Le Chapelier"
Par Philippe Delarue
Résumé : On connaît de nom la Loi Chapelier qui, le 14 juin 1791, supprima les corporations et défendit de les rétablir. Cette révolution dans l’exercice des professions eut pour effet de dissocier l’intérêt de chaque métier et l’intérêt général. Il s’agit donc d’un changement en profondeur de la société, dont l’auteur analyse les causes et la signification : le passage d’une conception chrétienne de l’ordre social, fondée sur le bien commun, à une conception individualiste fondée sur le souci de jouir, et de jouir librement, que Gournay et Turgot avaient déjà tenté d’introduire dans le droit français en 1776.
Les différentes activités de la société de l’Ancien Régime étaient réglées par une organisation corporative. Chaque profession, chaque métier formait un corps ou métier juré. Le métier juré est le groupement des personnes pratiquant dans une ville ou une région donnée le même commerce ou le même métier, groupement fondé pour la défense des intérêts légitimes de la profession. Ce n’est pas un groupement volontaire où l’on soit libre d’entrer ou non pour exercer la profession, il faut faire partie du métier juré et accepter sa loi. C’est une organisation hiérarchique de jeunes apprentis que les maîtres instruisent et de compagnons, valets ou ouvriers qui travaillent pour les maîtres.
La société d’ancien régime comprenait le sens et la nécessité de la hiérarchie. On ne pouvait être maître sans avoir été d’abord apprenti, puis compagnon. Cette règle était assouplie pour le fils de maître pour qui la durée exigée d’apprentissage est souvent réduite ; le fils de maître est formé dès son jeune âge, il a donc une avance sur l’apprenti, on le dispense donc en toute justice d’un certain temps d’apprentissage. Les statuts du métier n’imposent pas l’hérédité ; ils se bornent à la favoriser. Dans la réalité on constate que les fils de maîtres travaillaient très souvent comme compagnons loin de leur ville d’origine. Des règles très précises définissaient dans chaque corps de métier les rapports entre maître et apprenti. En règle générale le maître ne devait avoir qu’un apprenti, certains métiers en permettent deux ; il arrive que le second doive être entretenu gratuitement et instruit « pour l’amour de Dieu ».
Le maître « s’engage à montrer et enseigner de fait, train, trafic et négoce de sa marchandise et tout ce dont il s’entremet en icelle » et à traiter l’enfant « doucement et humainement comme il appartient ». L’apprenti de son côté s’engage à bien servir son maître et à lui obéir » en toute chose licite et honnête« .
Il en est de même pour le compagnon qui devra « travailler de son métier en tout ce que le maître lui fera faire ; il lui obéira, en tout ce qu’il lui commandera de licite et d’honnête« . Il promet de « faire son profit et d’éviter son dommage« . De plus un véritable contrat intervenait entre le maître et le compagnon. La capacité professionnelle du maître est garantie par le chef d’œuvre. En entrant dans la corporation le nouveau maître doit acquitter des droits de maîtrise. Ces droits représentent sa participation aux dépenses communes qui ont été nécessitées dans le passé pour la défense du métier et de ses privilèges. Le nouvel arrivant allait bénéficier d’une organisation qui lui assurait protection et privilège. Il était normal qu’il participe aux dépenses qu’elles représentaient.
D’autre part la maîtrise était une sorte de propriété familiale. La veuve d’un maître peut continuer à exercer le métier de son mari sous réserve de prendre à son service un compagnon capable. Nous avons vu comment le métier favorisait l’hérédité. Elle constituait pour la société d’ancien régime le meilleur procédé de recrutement pour les vocations sociales. Qui sera plus apte à imiter le père que l’enfant. Qui saura mieux instruire l’enfant que le père ?
Qui donc assurait la direction du métier juré ? « L’Assemblée générale des membres actifs, des maîtres du métier. Cette assemblée procédait essentiellement à l’élection des jurés. La communauté est en effet normalement conduite par un bureau restreint de maîtres qui portaient à Paris le nom de jurés pour les métiers ordinaires et de gardes pour les Six Corps des marchands de Paris« 1. Les jurés s’engagent par serment à faire observer les statuts et plus généralement « à garder le métier aux coutumes anciennes« .
Ils disposent des plus larges pouvoirs pour régler les affaires ordinaires de la communauté. Le conseil de la communauté les assiste pour les affaires importantes.
Le métier juré possède les avantages juridiques attachés à la personnalité morale. Il a un sceau dont l’apposition, après délibération régulière des dirigeants, engage le métier. Ses aptitudes en matière de patrimoines sont larges.
Il possède des deniers communs affectés à la conservation de ses privilèges, c’est-à-dire de son statut propre. Il peut aussi posséder des immeubles. Il a le droit d’ester en justice. Il a des armoiries comme les personnes physiques, comme le clergé de France, les états provinciaux et les municipalités. De plus la place qui lui était assignée dans les cérémonies publiques est significative. Les Six Corps de Paris (dans leur forme dernière : drapiers, épiciers, vitriers, pelletiers, bonnetiers et orfèvres) ont prérogatives de porter un dais au dessus du roi lors de sa première entrée à Paris, le roi daignant admettre près de sa personne l’élite du commerce parisien. Mais ils n’étaient pas seuls ; « les hanonards » ou porteurs de sel de Paris avaient le privilège de porter le corps du roi lors de ses obsèques à Saint-Denis. Toutes ces distinctions honorifiques prouvent suffisamment que les métiers jurés forment corps dans l’Etat.
Cette organisation du métier en un corps isolé dûment constitué et si fortement établi était conforme à la conception de la vie sous l’Ancien Régime. Le christianisme en était la base. Le corps de métier n’existe donc qu’en fonction d’une croyance communément admise que tout individu doit accorder son activité propre avec l’intérêt social. Conception chrétienne du devoir d’état qu’un livre de morale de 1267 destiné à des laïques exprime ainsi, en langue actuelle : « quelque métier que l’homme fasse, il doit servir la ville où il est de son métier pour qu’il n’y manque ni de pain ni de vin… ni de quoi que ce soit« . On comprend qu’un arrêt de travail concerté était absolument inconcevable pour cette conception de l’ordre de la cité. Elle est de fait totalement prohibée, et c’est bien cet esprit que révèle le statut du métier que sont devenus ses us et coutumes tels que les décrit Olivier Martin :
« Vis-à-vis du public l’exercice honnête de la profession exige l’emploi de matériaux de bonne qualité, mis en œuvre par une technique éprouvée et vendus selon les us et coutumes du métier. Dans les détails, chaque point a été précisé par une série d’expériences, dans l’ordre technique comme dans l’ordre moral. Certains procédés se sont révélés les meilleurs, certaines pratiques ont été admises par tous comme louables ou correctes. Tous les membres du métier doivent les respecter ; le métier juré a été constitué pour cela, car le respect de ces règles essentielles est le seul moyen que les gens de métiers aient de se faire estimer des consommateurs. Si la corporation avait été créée, comme certains trusts d’aujourd’hui, pour renforcer par tous les moyens la situation matérielle de ses membres, elle n’eut pas été tolérée par le moyen âge qui avait une conception claire, malgré des passions véhémentes, du devoir social de chaque état. »2
Cette conception du corps au service du public a pour conséquence que la corporation fait partie de l’ordre politique d’ancien régime. Donnat le souligne parfaitement lorsqu’il écrit en parlant des corps : « Assemblée de plusieurs personnes unies en un corps formé par la permission du prince et établi pour un bien commun à ceux qui sont de ce corps et qui ont aussi un rapport avec le bien public« . Ainsi la corporation, organisation naturelle du métier, ordonnée au bien commun, est de ce fait soumise au garant de ce bien, le roi. Nul corps ne peut exister sans l’approbation expresse ou tacite du Prince qui approuve par lettres patentes les statuts du corps. Il sanctionne ainsi de son autorité un ordre né d’une conception chrétienne de la vie ; il est donc de son devoir de veiller à ce que la corporation poursuive les buts qu’elle s’est assignée et il est de son devoir de la supprimer si elle devient une occasion prochaine de sédition – ces cas furent très rares -, s’il juge que le bien commun exige un retour à la liberté ou lorsqu’une désobéissance caractérisée porte atteinte à l’esprit de subordination nécessaire dans un état.
Le 14 juin 1791 un avocat de Rennes, Le Chapelier, fit adopter par l’Assemblée constituante un décret qui stipulait à l’article 1er : « L’anéantissement de toutes espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. » Les articles suivants interdisent entre les mêmes personnes toute assemblée, toute délibération, toute adresse ou pétition « sur leurs prétendus intérêts communs« , les déclarent inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme « et les punissent d’amendes et de privation temporaire des droits civiques. »
Cette loi n’est pas la première de la Révolution contre les corporations, elle est surtout comme nous le verrons une loi de défense contre les associations de métiers qui renaissaient. Elle est cependant un pas décisif dans l’œuvre de destruction révolutionnaire. Elle s’inspire directement de Rousseau et de sa haine des corps intermédiaires. Son grand avantage est de nous éclairer complètement sur les motifs. L’anéantissement des corps intermédiaires est l’une des bases fondamentales de la Constitution Française. La loi nouvelle qui régit la société française est incompatible avec l’existence des corporations. En effet les associations de métiers sont perçues comme une atteinte à la liberté individuelle et donc une atteinte aux principes de la Déclaration des Droits de l’Homme. La Révolution supprime les corps de métiers au nom de la table rase, condition de la liberté humaine. Elle déclare aboli un passé ordonné sur des bases chrétiennes. Lorsque le roi très exceptionnellement supprimait une corporation, il n’avait d’autres motifs que de préserver l’ordre corporatif contre les déviations possibles inhérentes aux choses humaines. Nées d’une conception de la vie les corporations se devaient d’y rester fidèles. C’est pour briser cet ordre chrétien que la Révolution supprima en bloc toutes les corporations.
Mais la loi Le Chapelier dans sa rigueur n’est que l’aboutissement d’un long complot contre le corps de métier. Les idées n’aboutissent qu’après un long cheminement. Les principes révolutionnaires mijotaient déjà dans quelques têtes illustres bien avant la Révolution.
Le libéralisme philosophique engendrait naturellement le libéralisme politique, source de grands bouleversements économiques. La philosophie prétendait donner le bonheur aux hommes par la possession des biens de ce monde.
La Révolution fut le temps de l’assaut contre l’ordre chrétien garanti par la Monarchie. Mais la philosophie avait tenté quelques essais préliminaires. Elle avait déjà ses hommes dans la place. Gournay et Turgot étaient du nombre.
Gournay, mort prématurément en 1759, n’eut pas le temps de mettre en pratique ses théorie libérales. Il passe cependant pour le père de la célèbre formule « laisser faire, laisser passer« .
En bon fils du XVIIIème siècle, il ne voyait de salut que dans un retour à la liberté première de l’état de nature. « La liberté du commerce, professe-t-il, fut au point de départ puis le monopole fut demandé et accordé par l’Etat content de se trouver en présence de corps riches. Mais les communautés qui d’ailleurs combattent continuellement entre elles, ont abouti au renchérissement et à la restriction de la fabrique… » Il faisait une confiance totale à la liberté. Il eut une grosse influence sur Turgot et sur les physiocrates. Ces derniers, dont la préoccupation essentielle était la liberté du commerce des grains et l’agriculture, n’avaient cependant aucune sympathie pour l’organisation traditionnelle des corps de métiers et les privilèges exclusifs. Ils voulaient le retour à l’ordre naturel pour assurer le bonheur de tous, tandis que l’ordre corporatif était le fruit d’un ordre méfiant à l’égard de toute liberté comparable à celle que prirent nos premiers parents. Cet ordre est chrétien et il tient compte du péché originel, il met des freins à l’instinct naturellement perverti de l’homme. Il met un joug à l’orgueil et à l’égoïsme. Mais on ne veut plus de freins, on ne veut plus de jougs. Le mythe du bonheur par l’économie commence à briller dans ses splendeurs illusoires aux yeux de nos philosophes. Le royaume est de ce monde. On inverse donc la formule « cherchez tout cela et le royaume vous sera donné par surcroît. » Le monde moderne et sa conception économique du bonheur est né de cette inversion.
C’est l’économie qui permettra de se procurer le bonheur, il en résulte qu’elle figurera au premier plan des préoccupations des hommes que les circonstances appelleront aux affaires. C’est ainsi que Turgot pourra tenter de mettre en pratique ses idées.
Ses théories sont sensiblement les mêmes que celles de Gournay. Il a l’esprit philosophique du siècle, il est libéral. « Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire, voilà le grand, l’unique principe. » De là son hostilité foncière contre des corps que l’Etat doit pouvoir supprimer sans être retenu « par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis à vis de la société. »
Car « les corps particuliers n’existent point par eux-mêmes ni pour eux ; ils ont été formés par la société et ils doivent cesser d’exister au moment qu’ils cessent d’être utiles. »
L’homme d’Etat mettra ces principes en pratique. En 1774 Turgot est nommé secrétaire d’Etat à la marine ; il fait immédiatement décider par le roi qu’il n’y aurait plus de compagnies privilégiées, la compagnie des Indes ne sera donc pas reconstituée. Arrivé au contrôle général des Finances, il commence aussitôt une campagne contre les corps de métier. C’est ainsi que paraît dans un des journaux qui l’appuyaient, Les Nouvelles Ephémérides, la première partie d’un mémoire contre les communautés de métiers dû à Bijot de Sainte-Croix, Président aux Requêtes, libéral. Il affirme que « la liberté générale du commerce et de l’Industrie n’est que le retour au droit naturel, dont l’exercice est restreint dans la Société par des prohibitions et par des privilèges. » Il convient donc que les agents du commerce et de l’industrie agissent « comme il leur plaît, sans avoir d’autre loi que leur intérêt et sans que personne ait le privilège de les y troubler. » De plus, la liberté tient au droit de propriété dont elle est « l’effet et la garantie. » Le souverain n’y peut mettre de borne au nom du bien public. Le Code Civil traduira cette idée en donnant le « jus abutendi » comme attribut au droit de propriété. Et plus loin Bijot de Sainte-Croix, emporté par son « fanatisme de la liberté » affirme que « si la mal-façon procure des ventes multipliées, il est d’une bonne administration de l’utiliser et de la soutenir. »
Tous ces principes seront repris dans l’édit que Turgot fit signer au Roi en février 1776. Avec un vigoureux optimisme, il écarte la crainte du chômage dû au régime de liberté et de concurrence car « le nombre de marchands et ouvriers de tout genre est toujours limité nécessairement et proportionné aux besoins, c’est-à-dire à la consommation« . La corporation protégeait le travail français, mais Turgot ne voit qu’inconvénient à ces sages dispositions, car elles écartent les lumières qu’apporteraient les étrangers. En conséquence, le dispositif de l’Edit stipule, en ses article 1 et 2, que les communautés de marchands et artisans, les maîtrises et jurandes, leurs statuts et privilèges, tout est éteint et supprimé.
L’édit fut soumis au Parlement de Paris qui fit des remontrances. Il rappela les bienfaits de l’incorporation. « Quelle police pouvait être plus douce que celle des jurandes ? Les ouvriers étaient inspecté par leurs maîtres, les maîtres par des jurés qu’ils s’étaient choisis, une correspondance d’intérêt les unissait entre eux, l’harmonie régnait dans le sein de la communauté. » Cette harmonie sera rompue pour le plus grand malheur du trône, car les communautés de métiers forment « une chaîne dont les anneaux vont se joindre à la chaîne première, à l’autorité du trône qu’il est dangereux de rompre. » Et Antoine Louis de Ségnier avocat du Roi, reprend cette idée devant le Roi venu le 12 mai en sa cour du Parlement tenir son lit de justice : « Tous vos sujets, Sire, sont divisés en autant de corps différents qu’il y a d’états différents dans le royaume : le clergé, la noblesse, les cours souveraines, les tribunaux inférieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les universités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce ; toutes présentent et dans toutes les parties de l’Etat des corps existants qu’on peut regarder comme les anneaux d’une grande chaîne dont le premier est dans les mains de Votre Majesté comme chef souverain administrateur de tout ce qui constitue le corps de la nation.«
Nous sommes en 1776, l’avocat du Roi nous a présenté en un brillant raccourci le riche tableau d’une société complexe dont le Roi, lieutenant de Dieu, ordonne harmonieusement les mouvements.
Or on ne connaît plus Dieu ni par conséquent son lieutenant, et le temps viendra vite où tout va rouler sous les coups des architectes de ruine.
Pour l’heure : Turgot quitta les affaires et un nouvel édit s’inspirant des idées de Ségnier fut publié en août 1776 et enregistré sans difficulté par le Parlement. Il réorganise les corps de métiers en restant fidèle à leur esprit. Il est accueilli avec enthousiasme à Paris. Cela dura jusqu’en 1791 où le libéralisme triomphant décréta le 2 et 17 mars « qu’il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon. »
Mais les ouvriers ne comprirent pas le sens de ces décrets ; les associations ouvrières devinrent donc plus actives après la suppression des communautés ; les ouvriers s’entendaient sur le salaire qu’ils demanderaient aux maîtres. Il y eut désormais une barrière entre patrons et ouvriers, ils devinrent rivaux. La Révolution enfermait chacun dans son égoïsme, les ouvriers voulant un meilleur salaire, les patrons plus de bénéfice. Il n’y a plus de statut professionnel, de règle harmonisant dans le cadre du métier l’intérêt du patron et celui de l’ouvrier, l’un et l’autre subordonnés à celui du client, en fait bien public. Chacun désormais n’a plus qu’un but : faire de l’argent. Les ouvriers se groupent pour peser sur les salaires, les patrons répondent, et c’est la Loi Le Chapelier : elle fait appel aux grands principes qui sont ceux mêmes d’une guerre dont nous ne sommes pas encore sortis.
1 Olivier Martin. L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime. Etablissements des métiers de Paris (1868).
2 Olivier Martin, op. cit.