Partager la publication "« L’avancée vers la barbarie »"
Par Dominique Tassot
Résumé : Au propre comme au figuré, notre société avance vers la barbarie. Au propre : comme dans l’Empire romain décadent y coexistent une majorité soumise aux règlements et acceptant la loi du travail, et une minorité pillarde s’imposant aux politiques car ses capacités guerrières dépassent désormais celle des armées régulières. Au figuré : l’oubli des préceptes divins et la paganisation des mœurs ont fait disparaître le respect de chaque vie humaine, et nul n’est à l’abri d’une rencontre fatale.
Or la situation sans issue de l’Empire romain a débouché sur la formation d’une nouvelle société européenne, soudée par l’identité chrétienne. Ce fut le miracle de la conversion des barbares. Cette leçon de l’Histoire doit nous encourager à l’espérance, mais en prenant conscience que la solution sera d’abord surnaturelle.
Advance to Barbarism, tel fut le titre d’un livre qui parut aux Etats-Unis il y a une bonne trentaine d’années. Sans l’avoir lu, ce seul titre suffisait pourtant à nourrir une profonde méditation à cette époque, car il n’était question que de « civilisation », de « développement » des pays pauvres et d’accès des masses à la « culture » (Malraux avait même créé des Maisons pour cela).
Pourtant, dès 1923, bien après sa conversion, le fougueux romancier Giovanni Papini, témoin pourtant de l’impressionnante occidentalisation par l’expansion coloniale (au point qu’on allait baptiser guerre « mondiale » la grande guerre civile européenne), écrivait : « On dit que l’homme est passé de l’état sauvage à l’état barbare et de l’état barbare à la civilisation. L’effroyable vie des peuples contemporains démontre que nous sommes passés d’une sauvagerie simple et franche à une sauvagerie complexe et hypocrite, d’une barbarie saine et désarmée à une barbarie purulente qui s’arme de science et de mécanique pour multiplier la cruauté et la destruction »1.
Les nouvelles armes de destruction dont Papini ne pouvait même pas rêver (bombe atomique, missiles, bactéries) manifestent certes bien cette « avancée » vers la barbarie actuelle, non seulement vers la barbarie mécanisée du combat à distance, mais aussi la barbarie déshumanisée des goulags, des HLM et des bureaucraties anonymes.
Or le si cultivé Rimbaud s’était senti attiré par les « fleuves barbares » : avec le recul du temps, on pouvait bien considérer que, face à l’Empire romain décadent, les Francs, les Germains, les Varègues (et même les Lombards !) avaient, eux, préservé les valeurs essentielles : le sens cosmique de la présence divine, la famille, l’esprit de sacrifice ; bref ces piliers sur lesquels les grâces accompagnant leur conversion donneraient naissance à la chrétienté occidentale.
Certes « les pas des légions avaient marché pour le Christ » (Péguy), mais les légionnaires, longtemps, s’étaient recrutés chez ces peuples encore aguerris qui assiégeaient à l’occasion les villes romaines. Et le service d’un homme fait dieu prépara leurs esprits à servir plus tard le Dieu fait homme. Car, n’en déplaise à Rimbaud, le mythe du bon barbare est aussi vain que le mythe du bon sauvage. Pour un Théodoric, élevé princièrement à la cour de Byzance et soucieux, sur le tard, de préserver et d’utiliser les artisans et les décorateurs dont le savoir-faire signale la floraison d’une civilisation, combien de Genséric dont l’empire « vandale » a bien mérité à son peuple la réputation que lui reconnaît encore le parler populaire !
A l’encontre de Giovanni Papini, nous savons, nous, que les peuples sauvages ne sont pas les vestiges de sociétés « primitives » ni les ancêtres des « barbares » (issus de Japhet), mais les reliquats de groupes humains séparés un jour de la civilisation à laquelle ils appartenaient : tels ces Français qui ont fait souche en Amazonie, toujours reconnaissables à leur peau et à leurs noms, mais qui ont fini par oublier toutes les techniques pratiquées à bord des bateaux qui les avaient fait s’échouer sur les rives de l’Amérique du Sud.
Non, la frontière entre le bien et le mal ne passe pas entre le « civilisé » et le « barbare », entre le sédentaire et le nomade, voire entre la « sainte Russie » et le bolchevisme !
Comme le notait Soljenitsyne, cette frontière ne passe pas entre les hommes mais au cœur de chacun de nous, là où retentit cette loi naturelle qui, selon saint Paul, éclaire toutes les consciences.
Or la question de la barbarie, redevenue actuelle, se repose dans des termes étrangement semblables à ceux de la fin de l’empire romain. Coexistaient alors, sur le même territoire, deux populations bien distinctes : Une majorité soumise aux lois et aux règles de l’administration, déchargée du souci de cultiver2 et de combattre, de moins en moins consciente de son identité suite au brassage constant entre la Ville et les provinces même les plus reculées de l’empire ; une minorité belliqueuse, voyant des richesses à conquérir, mais inconsciente des conditions complexes (savoir-faire spécialisés, organisation et discipline) nécessaires à l’entretien de ces richesses. Des excursions périodiques hors de leurs territoires permettaient aux barbares de piller puis de négocier leur départ, parfois en se faisant les défenseurs rémunérés du territoire : paix achetée, donc éphémère. Fausse paix fondée sur une défaite, entretenant le mépris chez le barbare et incapable de réinsuffler chez le civilisé les vertus qui avaient valu à Rome sa grandeur.
Situation sans issue d’un côté comme de l’autre. L’argent facilement extorqué stabilise le barbare dans son activité de prédateur. Ayant échappé au pire, le civilisé retombe dans son incurie politique, dans son incapacité à vouloir le bien collectif et dans son attachement désordonné aux richesses et au confort dont il jouit. A vues humaines, cette longue crise restait sans issue, d’autant que l’Empire, devenu chrétien mais déchiré par les hérésies, n’eut plus assez de soldats pour défendre à la fois ses deux capitales.
La solution, comme presque toujours, fut surnaturelle : c’est de la conversion des barbares, jointe à la décadence romaine, qu’allait naître la chrétienté médiévale.
Même après Constantin, en effet, le chrétien ne pouvait s’identifier entièrement aux institutions et aux mœurs de l’Empire.
Il portait en lui l’exigence d’un autre Règne dans lequel la prospérité matérielle n’était plus qu’un bienfait secondaire « par surcroît », un ajout inessentiel aux promesses du salut éternel.
Fût-il ancien préfet de Rome, Grégoire 1er se sentait trop proche des martyrs des premiers siècles pour ne pas prendre ses distances avec la société viciée où lui et sa famille tenaient pourtant le premier rang : « Aux yeux des premiers chrétiens, écrit dom Guéranger en 1857, l’ère du Christ n’était pas l’ère de la civilisation ; trop de crimes et d’abaissements les entouraient pour qu’une telle illusion leur devînt possible ; pour eux, l’ère du Christ était l’ère du salut offert à chaque homme3, à la condition de sacrifier les biens de la vie présente à ceux de la future dont le sentier venait d’être ouvert par le Rédempteur4». Seule une telle conviction, préparant aux plus grands sacrifices, donna aux chefs de l’Eglise5 face aux barbares la liberté de ton, l’assurance morale et la fierté rétablissant l’équilibre entre les deux composantes de ce qui allait devenir la société européenne. Par la grâce de la conversion, le prédateur égoïste devenait un associé, un « socius », avec lequel il serait désormais possible de construire un avenir commun. Pouvoir passer de la défiance à la confiance6 envers l’autre, tel est le grand miracle constitutif de la chrétienté, cette cité terrestre où l’appartenance nationale s’est trouvée relativisée devant l’identité chrétienne, elle-même fondée sur le commun cheminement vers l’unique Cité céleste. Et dom Guéranger ajoute : « Il ne fallait ni plus ni moins pour régénérer le monde ; de nos jours, il ne faudra ni plus ni moins pour le sauver ».
Avancer vers la « barbarie », c’est donc, certes, accepter de regarder en face la nature de plus en plus explicitement païenne de la société dite « occidentale », mais c’est aussi apercevoir le vaste champ des conversions futures.
Derrière les maux innombrables suscités par le refus politique du règne de Jésus-Christ, se dessine, par contraste, comme au théâtre d’ombres et lumières, la silhouette d’une autre société, d’une nouvelle chrétienté, libérant les énergies au lieu de chercher d’abord à les contrôler, soudée de l’intérieur par l’idée chrétienne et non de l’extérieur par de communs règlements, soumise au doux joug du Rédempteur et non au fardeau tyrannique de l’Adversaire.
A vues humaines, nous en sommes aussi loin qu’il pouvait le sembler à Grégoire 1er, et lui non plus n’imaginait guère les formes qu’allait prendre la nouvelle société. Mais en tournant le dos à un Occident désormais post-chrétien (donc antichrétien), la même certitude surnaturelle doit nous habiter, car Jésus-Christ est le maître de l’Histoire et Lui saura rendre possibles ces basculements miraculeux qui nous paraissent si nécessaires.
1 G. Papini, La seconde naissance, Ed. du Centurion, Paris, 1962, traduction de Philippe Marceliaire.
2 Avec l’annone, le blé était distribué gratuitement aux Romains (analogue à nos allocations de survie, ou de revenu minimum).
3 Donc aux barbares autant qu’aux sujets de l’Empire.
4 Dom Guéranger, Jésus-Christ Roi de l’Histoire, Association Saint Jérôme, Saint-Macaire 2005, p.71.
5 Notamment à Léon II qui, parti seul au devant de l’immense armée d’Attila, persuada le chef hun de s’écarter de Rome.
6 C’est le sens profond, sinon étymologique, de la “féodalité”, société fondée sur la parole donnée ou plus exactement échangée entre le protecteur et le protégé se faisant mutuellement confiance.