Accueil » L’échec à venir du lavage de cerveau

Par Tassot Dominique

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Résumé : Le poids de plus en plus lourd de la pensée unique et du contrôle des populations du globe amène à se demander si le Meilleur des Mondes imaginé par Aldous Huxley n’est pas bel et bien en cours de réalisation. Une première réponse nous est apportée par le prototype que fut l’Union soviétique. Il dut être abandonné car l’écart entre la propagande et la réalité quotidienne d’une part, et l’improductivité du travail forcé d’autre part, devenait ingérable. En sera-t-il de même avec les nouveaux outils de manipulation des esprits et de surveillance électronique ? La réponse tient à la nature humaine : le mal n’est pas une substance, et la vérité et la liberté sont à jamais des besoins vitaux pour l’image de Dieu que nous sommes. L’Adversaire ne poura jamais que les singer et, si puissants que soient ses affidés et si perfectionnés que soient leurs moyens matériels, il sera toujours possible, ne fût-ce qu’à titre personnel, selon le mot de Soljénitsyne, de ne pas vivre dans le mensonge1.

Le lavage de cerveau, sous sa forme brutale, fait référence à l’endoctrinement des détenus politiques dans les camps et prisons communistes. La répétition des slogans et l’autocritique devaient déboucher sur une adhésion volontaire aux dirigeants rouges. Le « héros » du roman 1984 suit d’ailleurs ce parcours et finit par « aimer » Big Brother. L’analogie avec le traitement du pécheur chrétien est frappante (examen de conscience, confession, rédemption) mais superficielle. Mgr Cuthbert Martin O’ Gara (1886-1968) était l’évêque de Yuanling lorsque Mao Tsé-toung s’empara du pouvoir ; il fut emprisonné et torturé durant deux ans avant d’être expulsé sur un brancard. Il note à ce propos : « Dans la prison rouge où je fus détenu, le slogan “apportez-nous votre esprit, et tous vos ennuis cesseront” a été martelé jour après jour avec une brutale et engourdissante monotonie2 ».

Il s’agissait donc, pour le Parti, d’occuper le « château intérieur » de l’âme, et ce point marque une différence de nature avec toutes les tyrannies antérieures. Un Nabuchodonosor, un Antiochos Épiphane ou un Julien l’Apostat exigeaient une soumission visible, un comportement extérieur, mais ils ne prétendaient pas imposer une adhésion de l’âme. Rien ne serait arrivé à Antigone si elle s’était contentée d’honorer son frère par un culte intérieur.

En revanche, le lavage de cerveau moderne concerne les pensées elles-mêmes et, plus encore qu’à redresser les pensées hostiles ou à interdire leur expression, il vise à paralyser leur développement et même à prévenir leur conception.

L’ennemi du peuple, dûment écarté de la société, était appelé à faire son autocritique, à reconnaître son erreur, à avouer son crime. Le traitement se présentait donc comme curatif et le coupable repenti pouvait espérer sa réintégration. Telle était du moins la théorie marxiste-léniniste. Au paradis des travailleurs, il ne pouvait subsister d’enfer éternel. Et de fait, rares furent les dissidents, une fois libérés, à braver le régime au risque d’être à nouveau déportés. En pratique, la réintégration n’avait lieu qu’à petite dose, juste assez pour en entretenir l’espérance, mais les objectifs économiques du Goulag furent toujours prioritaires et, comme il fallait compenser une énorme mortalité, les condamnations étaient souvent renouvelées d’office3. L’hypocrisie du système pénal soviétique trahissait ainsi son Inspirateur véritable, menteur et homicide dès le commencement (Jn 8, 44) et qui le restera jusqu’à la fin.

Il faut reconnaître à ce régime une grande stabilité politique. Près de 10 % de la population active étant passée par les camps, presque toutes les familles avaient un membre interné, tare indélébile que l’on cachait aux voisins, et les quelques révoltes que connut le régime (marins de Kronstadt ou paysans de Tambov) n’eurent lieu qu’à son tout début, lorsque les peuples partageaient encore les aspirations et les réflexes hérités de l’ancien régime et s’imaginaient que le bolchevisme était vraiment « populaire », et pas que de nom.

Reste que ce primitif lavage de cerveau de l’entre-deux-guerres fut d’une réelle efficacité et produisit l’Homo sovieticus, être profondément amoral, rivé par la pénurie à ses objectifs de survie matérielle et dissuadé par la propagande de chercher à voir au-delà du miroir humaniste.

Or des fleurs poussèrent sur ce terrain vague. Tout d’abord le régime, pour sa propagande, devait montrer à l’extérieur la floraison des intelligences. Il lui fallait des artistes pour les tournées à l’étranger et des érudits pour participer aux congrès internationaux. Ivan Rojanski, par exemple, fils d’un déporté, connu de la police pour ses idées dissidentes, put néanmoins vivre à Moscou, y travaillant comme physicien atomiste. On le tolérait car le régime avait besoin de lui : ils n’étaient plus que deux, en Union soviétique, à bien connaître les philosophes présocratiques. Le prestige comme la propagande communiste requéraient leur survie4. Satan, prince de ce monde, se heurtait ici à la nature humaine qui fait que la pensée créatrice ne surgit que dans un esprit libre. « Dieu a fait l’homme à son image et ressemblance, dans la pensée ; c’est là qu’est l’image de Dieu », écrit saint Augustin5.

L’intellect asservi sait encore calculer, mais il est inapte à recueillir l’inspiration : l’Esprit souffle où Il veut (Jn 3, 8). Saint Jean signale également que la vérité nous rend libre (Jn 8, 32). L’inverse aussi est vrai : il faut la liberté intellectuelle pour reconnaître ce qui est vrai et, de quelque manière, la science – le savoir authentique – requiert l’autonomie de la pensée, une autonomie qui suffit à préserver, même dans les fers, cette personnalité propre qui fait de chacun de nous une image singulière, un écho unique de la Personne par excellence.

L’Adversaire va donc promouvoir systématiquement le collectif, le « groupe », premier outil de subordination et donc de dévoiement de la pensée.

La pensée collective n’est, en effet, qu’un mythe maoïste, un mythe que la diffusion massive du « Petit livre rouge » suffit à exposer comme tel : la répétition des slogans est l’exact contraire de la pensée vraie et, aujourd’hui, la lecture quotidienne des écrits de Xi Jinping par les Chinois anxieux de gagner des points de crédit social6 rappelle la triste période de la « révolution culturelle ».

À la question de savoir ce qu’il ferait s’il venait à diriger l’État, Confucius répondit qu’il commencerait par rectifier le sens des mots. Nos propagandistes font l’exact contraire : ils s’attachent à dénaturer le sens des mots au point de l’inverser. L’idée de « culture » véhiculait celle d’une capacité à comprendre et apprécier les grandes œuvres du passé, à développer ainsi le sens du beau. Toute culture vraie présuppose la permanence de la nature humaine et, par là, une continuité vivante des savoirs : savoir-faire et – plus encore peut-être – savoir-être. Elle engendre donc l’humilité et la reconnaissance. Les Administrations en charge de la « culture » mettent aujourd’hui leur âme à inverser ces deux sentiments, exaltant la rupture et la médiocrité. Or, écrivait saint François de Sales : « La science déshonore dès qu’elle enfle l’esprit ; elle dégénère en une ridicule pédanterie7. »

Mais si tout est beau, plus rien ne l’est. Platon disait de la musique : « La musique est l’essence de l’ordre, qu’elle établit et élève vers tout ce qui est bon, juste et beau. » Le mot « musique » désigne aujourd’hui, le plus souvent, une tout autre réalité sonore et Platon hésiterait sans doute à conserver le même mot pour la désigner : comme Confucius, il savait qu’il faut une adéquation entre le mot et la chose. Ce qui est remarquable ici, est que la perversion du langage n’est pas une banale dégénérescence mais procède par voie d’autorité. Ce sont des textes administratifs qui baptisent « santé reproductive » des procédés qui ne ressortissent à la santé que parce qu’on leur a conféré le statut avantageux de médicament8.

Pensons encore à la marche des « fiertés », destinée à promouvoir ce que la société jugeait véritablement honteux. Ce sont là, bien sûr, des inversions calculées, visant à dissuader la cible – c’est-à-dire nous-mêmes – de continuer à utiliser spontanément un mot à connotation positive désormais associé à l’abominable. Ce qui est nouveau dans cette « novlangue » n’est donc pas le vocabulaire –un néologisme ne serait pas compris–, mais le sens retors imposé au mot (diversité, discours de haine, citoyenneté, etc.). Il s’agit de faire advenir artificiellement une réalité qui n’est pas dans la nature des choses ou des êtres et, inversement, de freiner l’expression d’une pensée cohérente, capable de se construire et de se corriger d’elle-même, grâce à la raison, cet étrange et merveilleux don divin fait à l’homme.

Or le jeu n’est pas égal entre la propagande et l’esprit logique. Il s’agit d’une « guerre asymétrique ». D’un côté d’immenses forces matérielles, le contrôle des grands outils de communication, la délivrance des diplômes, etc. De l’autre un infime microcosme, mais reflet du macrocosme, une pensée autonome qui englobe dans sa réflexion à la fois l’ensemble des forces adverses, même si elle en ignore le détail, avec leur place toute relative dans une perspective historique allant de la Chute à l’embrasement final, en passant par l’indicible Incarnation donnant à chaque vie humaine plus de valeur qu’à tout l’univers corporel.

Un dissident russe, spécialiste de logique mathématique, une fois en Sibérie, se fit prendre en photo devant la sortie du camp. Il brandissait un écriteau avec ces mots : « Je demande à quitter le paradis des travailleurs pour rejoindre l’enfer capitaliste ! » On peut penser qu’il ne fut pas puni sévèrement car son langage calculé avalisait les slogans de la propagande communiste. Même si l’histoire ne repasse pas les plats, nous avons à apprendre de l’Union soviétique, première tentative moderne d’englober plusieurs nations dans une entité démocratique9.

Déjà la question de la citoyenneté s’était posée et les passeports comportaient deux rubriques : la « nationalité » (russe, arménienne, tadjik, etc.10) et la « citoyenneté » (soviétique).

Plus généralement, les erreurs du prototype « Russie » se sont effectivement répandues dans le monde : athéisme scientifique, évolutionnisme, avortement, amour libre, etc. Or, après 70 ans de lavage de cerveau, d’État policier, de contrôle étroit des déplacements11 et d’économie collectiviste, ce pays a ressuscité et, sans avoir abandonné les vieilles traditions d’un gouvernement autoritaire, permet aujourd’hui plus de liberté pour penser et pour publier que les pays européens.

On objectera que les moyens actuels de surveillance des populations sont plus efficaces que la délation et le contrôle intrusif alors pratiqués. L’avenir en jugera. Mais le précédent est éloquent. Il concerne une phase du même combat apocalyptique entre la Femme (avec sa descendance) et le Dragon, ce combat dont nous connaissons deux grands traits : « Elle t’écrasera la tête et tu la blesseras au talon » (Gn 3, 15). La tête est bien le point faible de l’Adversaire et de ses sbires : ils ne sont pas lucides car l’orgueil les enfle et les pousse à croire qu’ils sont au-dessus des lois, non seulement celles de la réglementation qu’ils imposent aux autres, mais aussi celles de la pensée rationnelle. Or les faits sont têtus. Dans la crise de la Covid, les échanges de coups et d’arguments entre les autorités de la santé et les médecins faisant usage de leur raison, montrent bien où se trouve la vraie force dans cette lutte asymétrique : la force est la capacité d’agir par soi-même. À cette aune, le système se montre faible, dépendant et marqué par l’incohérence, car les motifs apparents de ses actions sont toujours distincts des vrais mobiles. Ainsi, en interdisant le traitement, ils contredisent l’objectif proclamé de santé (et aussi le serment d’Hippocrate). Mais si la dépopulation est bien l’un de ces buts, la contradiction disparaît. Or, il est impossible de vivre indéfiniment dans l’incohérence mentale.

Le régime soviétique ne s’est pas effondré face à une révolte, une lutte intestine pour le pouvoir ou une agression extérieure. Il a été « reconstruit » (c’est le sens du mot perestroïka) de l’intérieur car le paradis des travailleurs ne pouvait ni faire vivre indéfiniment ses sujets dans la pénurie, ni renoncer au marxisme économique, axe directeur de sa propagande et de sa légitimité.

L’Adversaire, terrassé par l’incohérence inéluctable produite par ses mensonges connaturels, sait toutefois blesser au talon, cet organe osseux spécifiquement humain, permettant la station et la marche debout, posture que les animaux capables de se dresser sur leurs membres postérieurs ne peuvent tenir longtemps.

Humour sur ceux qui sont trop assis

Certes ce « talon »12 signifie aussi que l’adversaire menteur ne peut lutter de front, à découvert : il est réduit à attaquer par derrière, en dissimulant ses objectifs mortifères sous les apparences de quelque bien (aujourd’hui l’écologie et l’épanouissement personnel).

Mais il n’est pas interdit de s’intéresser ici au sens littéral et de faire le rapprochement avec la propagande qui, depuis un siècle et demi (et même deux siècles et demi si l’on remonte au sensualisme de Condillac et consorts), animalise l’homme au point de voir la clé de sa nature dans une ascendance simiesque et, réciproquement, humanise les animaux dits « supérieurs » au point d’en faire des citoyens pourvus de droits juridiques. C’est donc bien la haine d’un homme image de Dieu qui anime l’Adversaire ; mais la haine est mauvaise conseillère et sa propagande, si puissants en soient les formulateurs, les vecteurs et les diffuseurs, reste inéluctablement marquée par l’illogisme, l’incohérence et la contradiction. « Dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous » (Rm 1, 23).

Certes le lavage de cerveau a son efficacité, nous le constatons tous les jours, mais c’est un travail de Sisyphe, toujours à recommencer, puisqu’il va contre la nature. Il suffirait que les écrans restent noirs durant quelques semaines pour que les gens redeviennent normaux et que le spectacle de l’univers, les sollicitations des proches et les émois de l’âme viennent, selon le mot de Pierre Magnard, « réveiller les étoiles dans le néant des cœurs13 ».


1La célèbre formule, mot à mot, donne en réalité : « vivre, mais pas selon le mensonge ». Ce n’est donc pas un appel au martyre, comme certains chrétiens des premiers siècles se sentaient appelés à le devancer, mais la conviction que l’on peut ne pas apporter sa voix au mensonge régnant. La crise de la Covid en donne de multiples exemples.

2 Mgr C. M. O’GARA, The Surrender to Secularism, Saint Louis, Cardinal Mindszenty Foundation, 1967, p. 12.

3 Sur le système pénitentiaire soviétique, se reporter à S. M. & P. Z., « La liberté des communistes », in Le Cep n°82 et 83, mars et juin 2018.

4 Témoignage personnel recueilli en 1972 dans sa datcha de Peredelkino. Il n’était pas possible de le voir à Moscou, car ses voisins auraient signalé la visite d’un étranger.

5 P L 40, col. 628, traduit du latin par É. GILSON, in L’Esprit de la Philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1948, p. 225.

6 Les mauvaises langues disent que beaucoup se contentent de relier leurs tablettes ou leur portable au site distillant la pensée du dirigeant communiste (le temps passé ainsi apporte un crédit de points), et font autre chose durant ces 20 minutes imposées.

7 Introduction à la Vie dévote, II, IV (Turnhout, Brepols, 1905, p. 127).

8 Notre système de santé est visiblement un « système de maladie », faisant souvent obstacle aux thérapies impossibles à breveter.

9 Certains ont critiqué l’usage du mot démocratie (« populaire », il est vrai) par les régimes de l’Est. Y gouvernait, en effet, une minorité dirigeante élue mais non choisie. Est-ce vraiment si différent en Occident ?

10 Il y avait même une nationalité juive et un territoire en Sibérie, le Birobidjan, où les juifs étaient invités à s’installer librement pour y fonder leurs kolkhozes. Ce ne fut pas la ruée…

11 Le permis de résidence, la propiska, fut abrogée en 1993. Il fallait une autorisation avec justificatif pour se rendre à plus de 100 km de son domicile. Toute ressemblance avec une circonstance récente, etc.

12 Le mythe grec du talon d’Achille comme l’unique point faible du guerrier, est sans doute une réminiscence du Protévangile, ce verset de Genèse 3, 15. Le mot hébreu pour « talon », עקב , sert à former le nom du Patriarche Jacob, יעקב , qui signifierait, selon une tradition juive : « Il sera [le maître] du talon [d’Ésaü] » ; voir Gn 25, 25.

13 P. MAGNARD, Penser c’est rendre grâce, Paris, Le Centurion, 2020, p. 17.

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