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Par Brown Ellen2

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« La clef d’une économie durable a 5 000 ans1 »

Résumé : La question des dettes accumulées par les États, les entreprises et les particuliers est aujourd’hui un souci majeur dans le monde entier, d’autant qu’elle semble sans solution paisible. Or le système du prêt à intérêt fut inventé à Sumer, il y a quatre mille ans (5 000 ans pour l’Auteur), par des experts qui avaient anticipé une manière intelligente de gérer la dette irrecouvrable. Le crédit était émis par le seul gouvernement, qui pouvait dès lors effacer une dette à son gré sans perturber l’économie. Ces dispositions furent légalisées dans le Livre biblique du Lévitique, mais étendues à tous et concentrées sur les années de Jubilé (tous les cinquante ans). La Grèce et Rome perdirent de vue cette question. N’est-il pas grand temps d’y revenir d’une manière qui soit adaptée aux procédés monétaires actuels.

Nous avons de nouveau atteint le point du cycle économique appelé « sommet de la dette », lorsque les dettes cumulées sont telles que leur somme totale ne peut pas être remboursée.

La dette des étudiants, les cartes de crédit, les prêts pour automobiles, la dette des entreprises et les dettes publiques sont toutes plus élevées qu’elles n’ont jamais été.

Comme l’écrit l’économiste américain Michael Hudson dans son livre au titre provocant … et pardonne-leur leurs dettes (2018), les dettes qui ne peuvent pas être remboursées ne seront pas payées. Le problème, dit-il, est de savoir comment elles ne seront pas payées.

Les modèles économiques conventionnels confient ce problème à « la main invisible du marché », en supposant que les tendances se corrigeront d’elles-mêmes avec le temps. Si le marché peut effectivement corriger, il le fait au détriment des débiteurs qui deviennent progressivement plus pauvres alors que les riches deviennent plus riches. Les emprunteurs font faillite et les banques saisissent leurs nantissements, dépossédant les débiteurs de leurs maisons et de leurs moyens d’existence. Les maisons sont achetées par les riches à des prix de détresse, puis louées à des prix excessifs à ces mêmes débiteurs, lesquels sont forcés d’accepter des salaires de misère pour survivre. Lorsque les banques elles-mêmes font faillite, le gouvernement vient à leur secours. Ainsi le marché corrige, mais pas sans l’intervention du gouvernement. Cette intervention arrive à la fin du cycle pour sauver les créditeurs dont la capacité d’acheter les politiciens leur donne le dessus. Selon les apologistes du marché, ce cycle serait naturel, comme celui du climat, et il remonterait à la naissance de l’économie moderne dans la Grèce ancienne et à Rome.

Hudson réplique que notre système financier n’a pas vraiment commencé dans ces sociétés classiques et que le capitalisme n’a pas évolué à partir du troc, comme ses idéologues l’affirment. Plus exactement, il est issu d’un système de crédit plus fonctionnel, sophistiqué et égalitaire qui a régné pendant deux millénaires dans l’ancienne Mésopotamie (maintenant répartie entre Irak, Turquie, Koweït et Iran).

La monnaie, la banque, la comptabilité et l’entreprise moderne ne sont pas nées avec l’or et le commerce privé, mais dans le secteur public des palais et des temples de Sumer au IIIe millénaire avant J.-C.

Parce que ce système reposait sur du crédit émis par le gouvernement local et non sur des prêts privés en or, les mauvaises dettes pouvaient être périodiquement pardonnées, plutôt que cumulées jusqu’à ce qu’elles mettent tout le système par terre, avantage critique expliquant sa remarquable longévité.

Les véritables racines de la monnaie et de la banque

Sumer est la première civilisation pour laquelle nous avons des documents écrits. Ses succès notables comprennent la roue, le calendrier lunaire, notre système numérique, des codes de lois, une hiérarchie structurée de prêtres-rois, des instruments et armes en cuivre, l’irrigation, la comptabilité et la monnaie. Elle donna aussi la première langue écrite sous forme de caractères cunéiformes imprimés dans l’argile. Ces tablettes n’étaient pour la plupart que des documents comptables, enregistrant le flux de nourriture et de matériaux dans les ateliers du temple et du palais, ainsi que des reconnaissances de dettes (surtout envers ces grandes institutions publiques) conservées par écrit pour être respectées. Ce système de comptabilité du temple permettait un flux harmonieux de crédit aux fermiers, de la plantation à la récolte, ainsi que des avances aux marchands pour leur commerce avec l’étranger.

En fait, ce fut la nécessité de gérer les comptes d’une importante main d’œuvre sous un contrôle bureaucratique qui, pense-t-on, conduisit au développement de l’écriture. Les gens acceptèrent volontiers ce contrôle bureaucratique parce qu’ils voyaient que les dieux l’avaient décrété.

Selon leurs écrits cunéiformes, les êtres humains furent créés pour travailler dans les champs et dans les mines, après que certains dieux inférieurs affectés à ce dur travail se furent révoltés.

L’usure, ou le fait de faire payer un intérêt sur un prêt, était une pratique admise dans système de crédit mésopotamien.

Les taux d’intérêt étaient élevés et restèrent stables pendant deux millénaires. Mais les experts mésopotamiens étaient parfaitement au courant du problème « des dettes qui ne peuvent pas être payées ». À la différence du curriculum économique scolaire actuel, Hudson note que les étudiants scribes de Babylone étaient formés déjà, environ 2 000 ans avant J.-C., aux mathématiques de l’intérêt composé. Leurs exercices scolaires leur demandaient de calculer combien de temps il faut pour qu’une dette, à intérêt de 1/60e par mois, double. La réponse est 60 mois : 5 ans. Combien de temps pour quadrupler ? 10 ans. Combien de temps pour se multiplier 64 fois ? 30 ans. Il dut paraître évident qu’aucune économie ne pouvait croître en suivant pareil taux de croissance !

Les rois de Sumer résolurent le problème du « sommet de la dette » en déclarant périodiquement la « remise à zéro » (ou « l’effacement des ardoises»), selon laquelle les dettes agricoles étaient éteintes et les débiteurs libérés de la servitude de travailler comme métayers sur leurs propres terres. La terre appartenait aux dieux, sous l’intendance du temple et du palais, et ne pouvait pas être vendue, mais les fermiers et leur famille jouissaient d’un bail à perpétuité en donnant une partie de leurs récoltes, en assurant un service militaire et en travaillant aux infrastructures communales. Ainsi, leurs maisons et moyens d’existence étaient préservés ; cet arrangement était mutuellement bénéficiaire, puisque les rois avaient besoin de leurs services.

Les scribes juifs, qui vécurent en captivité à Babylone au VIe siècle avant J.-C., adaptèrent ces lois à l’année du Jubilé, laquelle, selon Hudson, fut ajoutée au Lévitique après l’exil babylonien. Selon Lévitique 25, 8-13, en effet, une année jubilaire devait être déclarée tous les 49 ans [7 x 7], année durant laquelle les dettes seraient remises, les esclaves et prisonniers libérés et leurs baux rétablis. Comme dans l’ancienne Mésopotamie, la propriété foncière appartenait au Ciel, ici à YHWH, et à ses mandataires terrestres.

La loi du Jubilé interdisait la vente de la terre qui ne pouvait être que louée jusqu’à 50 ans (Lv 25, 14-17). Le Jubilé du Lévitique fut un progrès par rapport à la « remise à zéro » mésopotamienne, dit Hudson, parce qu’il était codifié dans une loi plutôt que soumis au caprice du roi. Mais ceux qui le proclamaient n’avaient pas de pouvoir politique, et de savoir si la loi fut jamais appliquée n’est pas clair ; elle servait de prescription plus morale que légale.

La Grèce ancienne et Rome adoptèrent le système mésopotamien du prêt à intérêt, mais sans la soupape de sécurité de « l’effacement des ardoises » périodique, puisque les créditeurs n’étaient plus le roi ou le temple, mais des prêteurs particuliers. L’usure illimitée entraîna l’esclavage de la dette et la saisie des propriétés, donc la formation de grands domaines fonciers, un écart croissant entre riches et pauvres et, finalement, la destruction de l’Empire romain.

Quant au fameux développement de la propriété et de la démocratie dans la Grèce ancienne et à Rome, Hudson prétend qu’il n’a pas été profitable aux pauvres. Il bénéficia aux riches, qui maîtrisaient les élections, exactement comme le font les riches donateurs aujourd’hui. Retirer le pouvoir aux autorités locales en privatisant les terres communales permit aux créditeurs privés de passer des lois leur permettant de confisquer légalement les propriétés de leurs débiteurs défaillants. Le « marché libre » signifiait la liberté d’accumuler d’énormes richesses aux dépens du pauvre et de l’État.

Hudson affirme que lorsque Jésus-Christ prêchait « la remise des dettes » [Mt 6, 12], il parlait aussi des dettes économiques et pas seulement du pardon des offenses. Lorsqu’Il renversa les tables des changeurs de monnaie, c’était parce qu’ils avaient fait d’une maison de prières un « repaire de voleurs ».

Mais les droits des créditeurs avaient dès lors acquis leur domination légale et les théologiens chrétiens manquèrent du pouvoir de les contrer.

Plutôt que d’être une promesse de rédemption économique en ce monde, le pardon des dettes devint ainsi une promesse de rédemption spirituelle dans l’autre monde.

Comment réaliser un jubilé des dettes moderne

Tel fut le sort des débiteurs dans les économies occidentales modernes. Mais dans quelques économies non-occidentales, des vestiges de la solution de l’effacement des dettes demeurent. En Chine, par exemple, les créances douteuses sont souvent inscrites dans les livres des banques d’État ou annulées, plutôt que de mettre en faillite débiteurs et banques insolvables. Dinny McMahon a écrit un article, en juin 2019, intitulé : « Les mauvais chiffres de la Chine peuvent être une bonne chose » [« China’s Bad Data Can Be a Good Thing3»]. En Chine, l’État se tient derrière les banques locales. Aussi longtemps que les autorités sont assurées que les banques ont assez de liquidités pour faire face à leurs obligations, les banques peuvent poursuivre leur chemin avec un taux de défaillances plus élevé, qui serait donc considéré comme dangereux dans une économie de marché. Le système bancaire chinois, comme celui de l’ancienne Mésopotamie, appartient largement au secteur public, si bien que l’État peut apporter aux banques de la liquidité, en cas de besoin. Étrangement, l’État chinois conserve également l’ancienne pratique du Proche-Orient consistant à garder la propriété des terres, que les citoyens ne peuvent que louer pour une certaine période.

Dans les économies occidentales, la plupart des banques sont privées et lourdement réglementées avec des exigences élevées de réserves et de capital. Les mauvaises créances signifient que les débiteurs sont saisis, les emplois et les infrastructures perdus et que l’austérité règne.

L’Administration Trump mène une guerre commerciale agressive contre la Chine, dans un effort d’égalisation des conditions de concurrence, en la forçant à adopter le même régime d’austérité, alors qu’une approche plus productive et plus supportable serait pour les États-Unis de procéder à un jubilé périodique effaçant la dette.

Le problème de cette solution aujourd’hui est que la plupart des dettes dans les économies occidentales sont dues non pas au gouvernement mais à des créditeurs privés, qui s’accrochent à leur droit contractuel de remboursement. Nous devons trouver un moyen de payer les créditeurs tout en libérant les emprunteurs de leur fardeau.

Une première possibilité serait de nationaliser les banques insolvables et de vendre leurs créances douteuses à la Banque centrale qui pourrait les acheter avec de l’argent créé dans ses livres. Les prêts peuvent alors être amortis ou annulés. Un précédent de cette politique a été instauré après la crise de 2007 avec le « QE1», le premier round de l’« assouplissement quantitatif » [quantitative easing] de la Fed, par lequel elle acheta les bouquets de dérivés hypothécaires invendables des banques ayant des problèmes de liquidité.

Une autre possibilité serait d’utiliser l’argent créé par la Banque centrale pour renflouer les débiteurs directement. Cela pourrait être fait de façon sélective, en rachetant la dette des étudiants ou celle des cartes de crédit ou celle des prêts automobiles rassemblés sous forme de « titres adossés à des actifs », puis d’amortir la dette ou de l’annuler. Alternativement, les dettes pourraient être allégées collectivement par un dividende national périodique ou par un revenu universel payé à tout le monde, tiré là encore des poches profondes de la Banque centrale.

Des critiques objecteront que ceci gonflerait dangereusement la masse monétaire et les prix à la consommation, mais ce ne serait pas nécessairement le cas.

Aujourd’hui, virtuellement toute la monnaie créée est une dette bancaire, éteinte lorsque la dette est remboursée.

Cela veut donc dire que les dividendes utilisés pour payer cette dette seraient liquidés en même temps que la dette elle-même, sans pour autant augmenter la masse monétaire. Pour les 80 % de la population américaine ayant aujourd’hui une dette, le remboursement des prêts par leurs dividendes nationaux pourrait être rendu obligatoire et automatique. Les autres 20 % économiseraient probablement ces fonds ou les placeraient, si bien que cet argent ne contribuerait pas, non plus, à l’inflation des prix ; et dans la mesure où cet argent irait sur le marché de la consommation, il servirait à engendrer la demande nécessaire pour stimuler la productivité et l’emploi4.

Dans l’ancienne Mésopotamie, l’effacement des dettes fonctionna brillamment pendant deux millénaires. Comme le conclut Hudson : insister pour que toutes les dettes soient payées, c’est ignorer le contraste entre les milliers d’années d’effacement fructueux des ardoises au Proche-Orient et l’esclavage de la dette à cause duquel l’Antiquité (gréco-romaine) sombra… Si cette politique fut, dans beaucoup de cas, davantage couronnée de succès que celle d’aujourd’hui, c’est parce qu’il fut alors reconnu qu’exiger le paiement de toutes les dettes signifiait saisies, polarisation économique et un appauvrissement général de l’économie.


1 Ellen BROWN, The Key to Sustainable Economy is 5,000 Years Old (sur le site truthdig.com, du 30 août 2019). Aimablement traduit par Claude Eon.

2 Ellen BROWN, avocat fiscaliste, préside le Public Banking Institute . Elle a écrit treize livres dont le dernier s’intitule Banking on the People: Democratizing Money in the Digital Age. Elle codirige une émission de radio sur PRN.FM : « It’s Our Money » (« Il s’agit de notre argent »). Ses articles (plus de 300) sont accessibles sur EllenBrown.com.

3 thestar.com.my/business/business-news/2019/06/15/chinas-bad-data-can-be-a-good-thing

4 Pour une explication plus complète, voir le livre d’Ellen BROWN : Banking on the People, 2019.

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