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Par Raspail Jean
HISTOIRE
«Si l’homme est libre de choisir ses idées,il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. »
(Marcel François)
La profanation de la basilique Saint-Denis1
Résumé : Parmi les épisodes navrants de la Révolution dite “française”, la profanation des tombes royales dans la basilique Saint-Denis, fut sans doute l’un des plus significatifs, tant par la portée symbolique d’un geste commandité par un décret de la Convention, que par les formes choisies pour sa réalisation. Après le pillage en régle du bâtiment, le viol anarchique des chapelles funéraires et des tombeaux, tel que le rapporte ici l’écrivain Jean Raspail dont on connaît le scrupuleux travail de reconstitution historique, permet une plongée dans l’esprit révolutionnaire réel, esprit dont les sobres pages des manuels scolaires ne peuvent guère nous donner une juste idée.
Le 4 septembre 1793, les premiers pillages commencèrent à la basilique Saint-Denis, selon les dispositions de la loi qui allait devenir républicaine dix-huit jours plus tard. Le 9, le dernier office des bénédictins dans l’église dont ils avaient été les maîtres pendant onze siècles fut célébré par dom Verneuil, le père abbé, mitre en tête et crosse au poing. Cela ne manquait pas de courage, ni de panache. Ils chantaient : « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum… » Le 14, chassés, menacés de mort, les religieux se dispersèrent sans espoir de retour. La nécropole royale entra en agonie.
On s’attaqua d’abord au toit. La charpente en fut dénudée, livrée aux intempéries, le plomb arraché et stocké dans la nef, en désordre, au milieu des tombeaux. Le 6 août 1793, l’église grouilla soudain de soldats à bonnet rouge, d’ouvriers armés de pics, de masses, de marteaux, de leviers. La foule les encourageait. Par un singulier tour du destin, la première chapelle sur laquelle ils se ruèrent fut celle du roi Dagobert Ier, fondateur de l’abbaye. Sa statue gisante fut anéantie.
Certains monuments funéraires furent conservés, notamment ceux des Valois, « pour leur exceptionnelle qualité artistique », selon un décret de la Convention. Avec les autres, brisés à la masse, saccagés, on construisit à l’entrée de Franciade, ci-devant Saint-Denis, sur la place d’Armes, une montagne allégorique de ruines au pied de laquelle fut aménagée une grotte à la mémoire de Marat et de Le Peletier de Saint-Fargeau, promus martyrs de la Révolution. Les têtes sculptées de nos rois, couronne brisée, nez cassé, les yeux crevés, ornaient les piliers et les frontons de la grotte.
En septembre, dans l’abbaye mutilée, on martela ou on fit sauter au ciseau les derniers attributs de la royauté qui avaient encore échappé à la fureur républicaine, notamment ceux du buffet d’orgue. Périrent aussi les dernières croix des calvaires qui jalonnaient, dans Saint-Denis, l’itinéraire des convois funèbres des rois de France. Enfin, ce fut le tour des cloches. Elles subirent le martyre de la roue, rompues à coups de barre de fer, émettant des plaintes lugubres qui rebondissaient en échos à l’intérieur de la basilique.
Firent leur entrée « ces spoliateurs de tombeaux, ces hommes abominables qui eurent l’idée de violer l’asile des morts et de disperser leurs cendres pour effacer le souvenir du passé »2. C’était le 12 octobre 1793.
Au milieu d’une foule surexcitée qui encourageait de la voix et du geste les terrassiers, on commença à creuser aux abords immédiats de la basilique deux fosses carrées de trois mètres de côté et trois mètres de profondeur. La première était destinée à recevoir les ossements des Bourbons, la seconde ceux des Valois et des Capétiens directs, ainsi que les restes des rois des deux premières races, si l’on en retrouvait quelque chose. Non loin de là, dans un baraquement, fut édifiée à la hâte une fonderie où les cercueils de plomb des tyrans se transmuteraient en balles de fusil républicaines. Puis l’on enfonça au bélier les portes des caveaux.
Le premier « tyran » forcé dans son repos éternel fut le bon roi Henri IV.
Lorsqu’on eut fait sauter à coups de marteau et de pied-de-biche le lourd couvercle de son cercueil de chêne, puis son cercueil de plomb à la barre à mine, déclenchant dans le caveau des Bourbons un épouvantable vacarme, son corps apparut enveloppé d’un suaire blanc presque intact. On dégagea la tête et, dans l’air raréfié, se répandit une forte exhalaison d’aromates. Ce roi-là sentait bon. Ce ne fut pas le cas des autres. Après cent quatre-vingt-trois ans de tombeau, son visage était admirablement conservé, la barbe presque blanche, les traits sereins, à peine altérés. Le cadavre fut ainsi dressé, comme un mannequin, et adossé à un pilier. La foule qui l’entoure, impressionnée, suspend un instant sa haine. Peut-être même est-elle émue au spectacle de ce grand roi debout, immobile dans son linceul. Et si elle tombait à genoux, en témoignage d’ancien respect ?
Mais la loi qui régit les masses humaines ne souffre pas d’exception, c’est toujours le plus vil qui l’emporte, et le plus vil, le voici : un soldat, même pas pris de boisson, ce qui eût au moins constitué une excuse. Se poussant au premier rang, avec des mines de matamore, le soldat, courageux fils du peuple, tire son sabre et coupe ras une bonne mèche de barbe blanche dont il se fait une moustache postiche sous les rires et les applaudissements. Voilà, c’est décidé, la foule sera abjecte. Une mégère brandit le poing sous le nez du bon roi Henri, et puis, carrément, le gifle à toute volée, si fort que le corps tombe à terre.
C’était le samedi 12 octobre 1793 et le jour tombait. Les forceurs de tombeaux rentrèrent chez eux pour se reposer le dimanche en famille, observant une pause déjà syndicale, si bien que le roi Henri IV demeura ainsi exposé aux outrages de la populace jusqu’au lundi 14 octobre. On ignore dans quel état il fut retrouvé, car il fut balancé sans ménagements, dès le matin, et le premier, dans la fosse des Bourbons.
Passé ce premier défoulement, on accéléra le boulot. Louis XIII fut expédié dans la fosse sans même l’aumône d’une injure. Il puait.
Avec Louis XIV, on respecta les formes républicaines. L’un des terrassiers, autre courageux fils du peuple, sortit son couteau à longue lame, et, d’un coup vif, éventra le roi. Il s’en échappa quantité d’étoupes qui remplaçaient les entrailles et soutenaient les chairs. Estimant sans doute, à bon droit, qu’il avait été trompé sur la réalité charnelle de la dépouille royale aussi inerte qu’une poupée de son, l’éventreur, avec son couteau, ouvrit en force la bouche du roi dont les mâchoires étaient bloquées depuis soixante-dix-huit longues années. Rude besogne. Il en vint à bout, saluant comme un gladiateur, et la multitude l’acclama. Le roi Louis XIV, qui, de son vivant, puait effroyablement de la bouche, exhala un ultime soupir qui extermina les dernières mouches qui survivaient dans le caveau. Le fils du peuple préleva sur la mâchoire royale une dent, solitaire, un chicot noir et pourri qu’il montra au peuple, comme un trophée. Le peuple applaudit et rugit de bonheur.
On apporta ensuite la dépouille de Marie-Thérèse d’Autriche, fille de Philippe IV d’Espagne, épouse de Louis XIV, reine de France, aimante, discrète et délaissée. Le cadavre, en assez bon état, étonna par sa petitesse et la délicatesse de ses pieds. Les mégères glapirent de fureur. Accablées par l’injuste nature d’arpions informes et croûteux, elles votèrent la mort par acclamations. On bascula la reine Marie-Thérèse dans la fosse où elle s’abîma, la tête tordue et renversée, les jambes levées vers le ciel, elle qui avait été si vertueuse, et cela fit bien rigoler…
Marie de Médicis ne fut pas mieux traitée. À part les bagues qu’elle portait et qui firent retour au peuple, elle coulait comme un vieux fromage. Quelques cheveux, comme des poils de chèvre, surnageaient dans cette putréfaction. Les patriotes se les disputèrent. Anne d’Autriche, la fière Anne, la reine de cape et d’épée, fut balancée en hâte dans la fosse. Ses membres ne tenaient plus à son corps. On ne prit même pas la peine de faire connaître au peuple souverain présent à Saint-Denis de qui, cette fois, il s’agissait.
Le peuple, les yeux révulsés, tétanisé de haine autour des fosses, commençait à se boucher le nez.
Pensez-vous qu’il rentra chez lui, le peuple, vengé, apaisé, au moins sonné par cette horreur où rois et manants se retrouvaient face à face et égaux devant Dieu, misérablement ? Eh bien, non ! Il s’obstina. Plus les caveaux puaient, exigeant la relève fréquente des terrassiers qui rampaient de tombeau en tombeau dans la fumée tremblotante des chandelles menacées aussi d’asphyxie, plus la foule s’agglutinait autour de ces orifices méphitiques. On entassa, dans la fosse des Bourbons, des dauphins, des grands dauphins, des petits dauphins, des Mademoiselles, des Grandes Mademoiselles, et Monsieur, le calamiteux Orléans, des ducs de Bourgogne, d’Anjou, d’Aquitaine, de Bretagne, de Montpensier, des princes mort-nés qu’applaudissaient les mégères parce qu’au moins « ceux-là n’avaient pas vécu », une Stuart égarée, des duchesses de Parme, d’Artois, d’Angoulême, de Berry, et la Palatine, et Turenne, et le Grand Condé, et tant de filles de France qui s’appelaient Marie, Marie-Zéphirine, Marie-Adélaïde, Louise-Marie, Marie-Élisabeth, Marie-Anne, lesquelles coulaient comme des fontaines de mort au fond de leur cercueil de plomb. On les vira dans la fosse aux Bourbons. Ô Marie, tendre Marie… Un cloaque. La basilique n’était plus respirable, mais le peuple reniflait avec passion. Ceux qui tombaient, suffoqués, étaient célébrés comme des héros.
C’est alors qu’on découvrit Louis XV. Dieu sait qu’on l’attendait, celui-là, pour lui montrer comment on s’en souvenait et combien on l’avait haï, à sa mort, le Bien-Aimé ! Que n’avait-on dit, qu’il était mort de la vérole, déjà pourri vivant, qu’à la fin de sa vie on ne pouvait l’approcher sans être asphyxié, qu’on attrapait la peste en respirant le même air que lui et qu’on ne l’avait point embaumé parce que les embaumeurs étaient morts après l’avoir à peine touché… Il déçut. Son cercueil ne répandit aucune exhalaison mauvaise. Après vingt ans d’ensevelissement, on le trouva très bien conservé et la peau blanche aussi fraîche que s’il venait d’être inhumé. Il avait cependant le nez violet et les fesses rouges comme celles d’un enfant nouveau-né. On aurait dit qu’il prenait son bain, car il flottait dans une eau abondante formée par une dissolution de sel marin dont on avait enduit son cadavre. Les injures s’étranglèrent dans les gosiers.
Mais, l’eau vidée, ce fut l’horreur, la putréfaction instantanée. Animé d’étranges mouvements, le corps du Bien-Aimé parut se digérer lui-même jusqu’à n’être plus qu’une pellicule de chair presque plate, comme une empreinte au fond du cercueil d’où s’échappait un nuage d’une effroyable puanteur et qu’on précipita au plus vite dans le fossé. Épouvanté, le peuple s’enfuit. On enflamma force poudre, on tira même des feux de salve dans l’espoir de purifier l’air. Ainsi fut salué le roi Louis XV. C’était le 16 octobre 1793, entre neuf et onze heures du matin, à l’heure où la reine Marie-Antoinette était menée à l’échafaud dans la charrette ordinaire du bourreau, tournant le dos au cheval, les mains liées derrière le dos et les cheveux roides sur la nuque…
Dès l’après-midi, on revint en foule, naturellement. La fosse des Bourbons fut comblée, et l’on passa aussitôt aux Valois.Le premier cercueil ouvert fut celui de Charles V le Sage, mort en 1380. Le squelette était assez bien conservé, mais ce qui excita les violeurs de tombes et leur fit redoubler d’efforts, c’est que contrairement aux Bourbons, ce Valois avait été inhumé avec ses insignes royaux. On n’allait plus se crever pour rien au fond des caveaux. De Charles V on trouva la couronne, la main de justice en argent, le sceptre long de cinq pieds, surmonté de feuilles d’acanthe en vermeil, ainsi qu’une simple baguette de coudrier, et, dans la tombe de son épouse Jeanne de Bourbon, une quenouille de bois, symbole d’humilité, double rite qui remontait à Pharamond et aux rois païens. Il fallut plusieurs sondages obstinés et des rampements de taupe pour repérer l’entrée du caveau de François 1er. On y découvrit cinq cercueils de plomb, tôt expédiés à la fonderie qui ronflait de l’aube à la nuit. Le créateur du Collège de France était là avec toute sa famille, sa mère la reine Louise, Claude de France, sa femme, et trois de leurs enfants. Ils se transformèrent, au contact de l’air, en un liquide boueux et nauséabond, qu’on vida, au seau, comme des excréments, dans la fosse aux Valois. Les ossements suivirent. Ce fut le dernier souverain qui pua et beaucoup le regrettèrent, car cette puanteur attisait la haine qui commençait à s’assoupir. Mesurant de l’œil le niveau de la fosse qui montait régulièrement, un ouvrier fit remarquer qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde.
Dans l’ordre chronologique du viol des sépultures, voici « tout le monde » : Charles VI, Isabeau de Bavière, Charles VII, Blanche de Navarre, François II, la reine Margot, Charles VIII, Henri II, Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III, Louis XII, le Père du peuple, Louis X le Hutin, Philippe Auguste, qui déçut plus encore que Louis XV parce que son sarcophage était vide et que les insultes s’en trouvèrent ravalées à fond de gorge, Louis VIII le Lion, Marguerite de Provence, l’épouse de Saint Louis, dont deux petits os et une rotule, tout ce qu’on en trouva, sautèrent de main en main, par jeu, avant de plonger dans la fosse visqueuse, Charles IV, dernier des Capétiens directs, Philippe le Bel, le crâne ceint d’une couronne de vermeil sertie de pierres précieuses, Jean II le Bon, Philippe III le Hardi…
Encore ne s’agissait-il là que de têtes couronnées, car on balança aussi dans la fosse tout un monde de princes, de ministres, d’abbés, de connétables, de chambellans, les comtes de Poitiers, de Boulogne, le sénéchal Pierre de Beaucaire, Louis de Sancerre, vainqueur de Roosebeke sous Charles VI, le chevalier de Barbazan, le grand Suger, abbé de Saint-Denis, et Mathieu de Vendôme, abbé aussi, dont la crosse de cuivre servit ensuite à des mascarades, Bertrand Du Guesclin et Léon de Lusignan, dernier roi franc d’Arménie et premier d’une longue série non close de réfugiés chrétiens en France, tant d’autres encore, jusqu’à cette obscure chapelle souterraine, dite du Lépreux, dont les violeurs de tombes supposèrent que cette dénomination avait été choisie par ruse pour protéger quelque trésor et qu’ils réduisirent rageusement en miettes pour n’y découvrir que les ossements d’une modeste dame Sédille de Sainte-Croix qui n’était ni reine, ni princesse, et que les mégères présentes injurièrent copieusement, par un curieux retournement de jalousie, pour s’être haussée de cette façon au-dessus de la condition commune…
Le roi saint Louis, inhumé aussi à Saint-Denis, ne fut jamais retrouvé. Doublement odieux, comme roi et comme saint, on imagine l’acharnement avec lequel on le chercha, on le traqua de caveau en caveau. Peine perdue. Sa grande ombre s’étend, tutélaire, sur la vieille basilique assiégée.
Quant aux autres… Les cercueils de plomb ne datant que du seizième siècle, les chairs de « tout ce monde-là » étaient réduites en poussière. Certaines avaient été bouillies afin de les séparer de leur squelette et enfermées dans des sacs de peau. L’élément solide ne comportait que les ossements et les crânes dont l’accumulation épaissit notablement la soupe de teinte indéfinissable, mêlée de chaux vive, qui atteignait presque le rebord de la fosse et qui était une sorte de concentré, de quintessence de nos rois.
Les représentants du peuple crachaient dedans. La récolte d’objets précieux n’avait pas été à la hauteur de leurs espérances. Nos princes s’étaient le plus souvent couchés dans leur tombeau en chemise, sans bijoux ni attributs royaux, en signe d’humilité chrétienne. Le total de la collecte donna onze couronnes de vermeil et de cuivre doré, ornées de pierres et de cristaux, onze sceptres ou fragments de sceptre de même métal, quatre mains de justice en argent, trois anneaux, dont un seul en or, deux agrafes de manteau losangées ornées de pierres dures et de cristaux et un reste de ceinture à garniture de vermeil travaillée en filigrane, juste de quoi animer une mascarade et enrichir les conventionnels véreux qui composaient la commission de récupération des biens des tyrans. Ô Marie…
Il y eut quelque chose d’épouvantablement sacré – l’insondable sacré populaire, celui qui s’oppose au divin, celui qui fait douter de Dieu – dans l’acharnement des violeurs de tombes à s’enfoncer comme des termites en plein fondement des siècles premiers, comme si c’était un droit nouveau de vie et de mort sur le passé découlant naturellement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Épuisés, toussant, crachant, asphyxiés, les nécrophages entreprirent de se frayer un chemin à travers les plus anciens sédiments funéraires de l’antique basilique. Ce ne fut pas sans peine. Le 21 octobre 1793, au-delà du sarcophage de Philippe Auguste, mort en 1223, ils piétinaient en territoire inconnu, sans plan, sans repères, cloués dans leurs galeries souterraines qu’il fallait étayer et aérer. Avec le poids des siècles, peut-être celui de la honte commençait à leur peser.
Ils n’étaient plus très nombreux, quand vint le moment de franchir ce Rubicon enfoui sous des centaines d’années de terre de France et de chair royale accumulées et mélangées. On doit leur reconnaître un singulier courage.
Le premier de ces rois anciens découvert fut Louis VII le Jeune, sixième Capétien. Louis VI le Gros, son père, ne livra qu’un sarcophage vide où dans un coin brillait une poignée de poussière lumineuse. Le chef des terrassiers retint un signe de croix. Il s’appelait Tibérien, natif de Franciade, ci-devant Saint-Denis. Ses compagnons avaient presque tous lâché prise, mais ceux qui s’obstinaient s’avançaient vers Dieu sans le savoir, vers le pacte originel entre Dieu et la dynastie. Peu à peu, leurs mouvements, le maniement des pelles, des pics, des pioches, des barres à mines, s’imprégnaient d’une sorte de respect. Ils ne plaisantaient plus, ne disaient mot…
Furent ramenés au grand jour et balancés dans la fosse, car les ordres de la Convention étaient formels, les ossements d’Henri Ier, petit-fils d’Hugues Capet, qui s’en était allé quérir son épouse en Russie, la reine Anne, fille du roi viking de Kiev, puis les restes en poussière de Robert II le Pieux, son père, le second des Capétiens, né en l’an 970, à partir duquel les violeurs de tombeaux changèrent de millénaire, et changeant aussi de dynastie, à deux reprises, s’enfoncèrent sous le dallage du chœur de la basilique dans un labyrinthe sépulcral.
Sur plusieurs niveaux de profondeur s’entremêlaient en un étroit espace les plus anciens Capétiens, ainsi qu’une foule de Mérovingiens, de Carolingiens, avec Hugues Capet, qui était aussi un Carolingien, en ligne directe depuis Charles Martel, lequel descendait en droite ligne du roi Clodion le Chevelu, frère aîné de Mérovée et fils du roi Pharamond qui fut le premier de nos rois. Les Childéric, Childebert, Clotaire, Caribert, Chilpéric, Clovis, Thierry, et aussi quelques-unes de ces reines terribles qui avaient pour nom Ultrogothe, Bertrude, Batilde, Bilehilde, ne purent être identifés. Les inscriptions gravées étaient effacées. On trouva des ossements en tas regroupés dans les auges de pierre que l’anonymat ne sauva pas du plongeon dans la fosse aux Valois.
En revanche, on avait des renseignements sur l’emplacement du caveau, au milieu du chœur, contenant les restes de l’empereur Charles le Chauve, roi de France, signataire du fameux traité de Verdun, en 843, peut-être le véritable fondateur du royaume après le partage de l’empire de Charlemagne. Cela explique sans doute l’acharnement des commissaires à débusquer ce souverain qui fut aussi l’un des grands bienfaiteurs de l’abbaye de Saint-Denis, laquelle célébrait en grande pompe son anniversaire jusqu’au début de la Révolution. On promit une prime aux terrassiers. Ils s’enfoncèrent comme des furets à travers d’étroits boyaux. Les ossements de Charles le Chauve furent retrouvés à l’intérieur d’un petit coffre de bois marqué à son chiffre, inexplicablement intact et enfermé dans une auge de pierre à couvercle. Le coffre flotta quelques instants à la surface de la fosse, au milieu de grosses bulles immondes, puis bascula comme un navire qui sombre et disparut au sein de ce magma, qui était, à la vérité, une parfaite communion royale.
Mais le triomphe des commissaires, ce fut la découverte de Dagobert Ier. Enfin ! On avait détruit l’abbaye, dévasté la basilique, anéanti la nécropole, les tombeaux, et voilà qu’on allait pouvoir, avec autant de jubilation haineuse, faire disparaître à jamais le despote qui était à l’origine de tout cela, le fondateur de l’abbaye, celui qui l’avait élevée au rang d’unique sépulture royale : Dagobert, le Salomon des Francs ! Lorsqu’ils tombèrent sur son sarcophage, après un épuisant labeur souterrain, les fils du peuple eurent l’excellente surprise de constater qu’il n’y était pas seul. La reine Nantilde, son épouse, qu’il avait si romantiquement enlevée dans un couvent, reposait auprès de lui, dans un coffret à deux compartiments, sous la forme d’un petit tas d’ossements enveloppés d’un tissu de soie. Coup double ! Le crâne de la reine manquait, mais celui du roi, d’un blanc ivoirien, brillait à la lueur des chandelles. Les corps avaient dû être bouillis.
Deux inscriptions au poinçon étaient encore lisibles sur le coffre : « Hic jacet corpus Dagoberti » et « Hic jacet corpus Nantildis ».
Le triomphe se tempéra d’une amère frustration, car le plus fastueux des Mérovingiens, célèbre pour ses bijoux, ses équipages, ses chiens de chasse, ses habits d’or, s’était fait enterrer comme un gueux. On étala les ossements sur une dalle. Pas la moindre petite pierre précieuse, par le plus mince anneau d’or. À la pelle et au balai furent réunis Dagobert et Nantilde, et balancés, à la volée, dans la fosse.
La fosse des Bourbons avait été fermée le 16 octobre 1793. Celle des Valois et autres souverains le fut le 25 de ce même mois. Ainsi fut consommée la seconde mort de nos rois. On combla les deux fosses. On les recouvrit de terre. On les piétina méticuleusement. On fit passer des rouleaux traînés par des chevaux. On plaça des sentinelles pour prévenir d’improbables manifestations de la ferveur populaire. C’était une précaution inutile. Le peuple avait perdu la mémoire. Tibérien, le chef des terrassiers, s’en retourna chez lui, le cœur navré. Sans-culotte, bouffeur de curés et de nobles, dénonciateur, sectionnaire, volontaire dès le 12 octobre pour conduire le viol des tombeaux, ces treize jours de honte et d’horreur avaient peu à peu fait de lui un autre homme. Une sorte de grâce le toucha et il jura fidélité, en silence, aux quelque cinquante rois que de ses propres mains il avait exhumés.
Il restait aux commissaires et aux valeureux fils du peuple d’aller rendre compte à la Convention de l’accomplissement de leur mission. Ils entendirent donner à ce geste une magnificence républicaine et une large audience populaire. En plus de ce qu’on avait trouvé dans les tombes, tout ce qui subsistait après pillages et prélèvements du trésor de l’abbaye fut chargé dans six chariots pavoisés de drapeaux tricolores. Reliques et reliquaires, châsses et tableaux de saints, candélabres, calices, ostensoirs, figures de vermeil, tout ce que la générosité et la foi avaient accumulé depuis douze siècles, et la croix d’or de saint Éloi, et d’admirables nappes d’autel qui avaient demandé une vie de travail à quelques-unes de nos reines pieuses, prirent le chemin de Paris au milieu d’une foule en liesse qui avait bu et chantait le Ça ira.
En tête marchait, titubant, Pollart, maire de Franciade, ancien curé, naturellement, et premier défroqué du district, vêtu de la carmagnole et le ventre barré de son écharpe.
Le suivaient, assis à califourchon sur des ânes auxquels on avait enfilé tant bien que mal, sous les rires, des chasubles et des étoles, les municipaux tout aussi éméchés de Franciade. L’un d’eux s’était coiffé d’une mitre et brandissait la crosse de Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis au treizième siècle. La trogne également surmontée d’une mitre, les cochers s’étaient torchés en évêques, avec chasubles et dalmatiques. Les chevaux des chariots, étole au cou, disparaissaient sous des nappes d’autel qui leur battaient les sabots, souillées de crottin et de sueur. Le cortège perdait en chemin quelques fils du peuple, ivres morts, mais le peuple était à ce point généreux qu’il s’en présentait dix pour en remplacer un. Parvenu à la Convention, le maire, Pollart, ancien curé, hoqueta un très digne discours :
« Citoyens représentants, nous vous apportons toutes les reliques puantes et les pourritures dorées qui existaient à Franciade. Nous vous prions de nous en débarrasser sans délai, pour que le faste catholique n’offense plus nos yeux républicains. »
À quoi le président, désignant d’un geste large et emphatique les six chariots et leur contenu, répondit en s’exclamant :
« Ô vous, instruments du fanatisme, saints, saintes, bienheureux de toute espèce, soyez enfin patriotes ! Levez-vous en masse, marchez au secours de la patrie, partez pour la Monnaie et puissiez-vous, par votre secours, faire en ce monde notre bonheur, que vous nous promettiez pour un autre ! »
Hormis ce qui disparut dans quelques poches républicaines, tout fut fondu, en effet, jusqu’aux fils d’or et d’argent. N’en réchappa officiellement que le sceptre de Charles V, orné de feuilles d’acanthe de vermeil, qui tapa dans l’œil d’un conventionnel au fanatisme tempéré de goût…
Sur les fosses, à Saint-Denis, l’herbe poussa, effaçant toute trace, au milieu des ruines. (…)
1 Extrait de Sire, Éd. de Fallois, 1991, p. 38 à 51.
2 CHATEAUBRIAND François-René de, Le Génie du Christianisme.