Le poète, serviteur de la langue

Par Joseph Brodsky

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Résumé : Quelque temps après avoir quitté l’Union Soviétique, le poète russe Joseph Brodsky avait donné une intéressante entrevue à Natalia Gorbanievskaya. Nous en reproduisons dans cette annexe quelques extraits, à titre d’illustration de la nature divine du langage (Traduit de « La Pensée Russe », n° 3450, du 3/2/83, Paris).

Quand nous louons ou quand nous critiquons un poète (et particulièrement quand nous le louons), nous commettons pourrait-on dire une « erreur » : nous considérons le langage comme l’instrument du poète. Il en va à l’inverse, c’est le poète qui est un instrument dans les mains du langage, car la langue existait avant nous et subsistera après nous.

Pour ma part, si je me mettais à composer une théologie quelle qu’elle soit, ce serait, je pense, une théologie du langage. En ce sens précisément le Verbe est pour moi quelque chose de passé.

Et quand s’opèrent dans la langue des manipulations telles que chez Vosniessensky, je les trouve pires que tout blasphème.

J’ai beaucoup appris d’Eugène Rein. Une grande leçon me fut donnée en conversant avec lui.

Il me dit : « Joseph, (j’avais alors 20 ans), il faut dans la poésie plus de substantifs que d’adjectifs et même que de verbes. Les vers se doivent écrire de telle sorte que si on posait sur eux quelque nappe magique capable de retirer les adjectifs et les verbes, puis si on l’enlevait, la feuille de papier resterait noire encore, car on y trouverait les substantifs : table, chaise, cheval, chien, tenture, chaise longue … » Ce fut peut-être l’unique et grande leçon de versification que j’entendis de toute ma vie …

Koblanovsky émigra, Lissnianskaya et Lipkine ne peuvent pas être édités ; car, si un poète progresse, alors tôt ou tard il arrive un moment de son évolution où, non pas le contenu de ses vers, mais son idiomatique, son style ne conviennent plus au pouvoir dirigeant1. (Bien sûr le contenu peut aussi déplaire mais je crois qu’il n’a jamais joué en poésie le même rôle qu’en prose).

Prenons toutes ces têtes ôtées à la poésie russe durant la première moitié de ce siècle ‑ ni Mandelstam, ni Goumilev n’ont inclus dans leurs vers des tirades du genre « A bas le régime soviétique !.. » Tout simplement peut-être parce que pour le poète de telles déclarations resteraient de creuses banalités. La poésie implique un modèle éminemment complexe du monde et du langage. Le poète en marche, le poète authentique reproduit le développement du langage ; il commence avec un balbutiement enfantin, atteint la maturité2, puis une plus grande maturité et, enfin, parvient au langage même. Il apparaît alors qu’on n’imprime pas le poète, parce qu’on n’imprime pas la vraie langue. La langue se trouve en situation de contradiction et de résistance face au système et à l’idiomatique verbale qu’utilise le système. Ou, en d’autres termes, la langue russe ne supporte pas le « langage » qu’utilise le pouvoir. Et voilà pourquoi les véritables poètes ne sont pas édités dans notre pays : parce que le pouvoir veut instaurer une certaine dominante modèle de la langue, sans laquelle tout échapperait à son contrôle.

Tout discours, toute déduction, tout décret, toute loi formulés par l’Etat, se doivent d’utiliser ce lexique et cette stylistique.

En d’autres termes, en n’éditant pas un poète ou un prosateur (mais surtout un poète, car la poésie est de beaucoup plus importante comme moteur du langage et comme reflet de son développement, et parce que la prose imite en définitive des standards du discours alors que la poésie s’efforce de densifier le langage), l’Etat non seulement châtre son peuple, mais encore essaie     d’en châtrer la langue.

Voilà la vérité, la terrible et triste vérité. Il y a  de nombreuses années, lisant les  Histoires d’Hérodote, je tombai sur  une  description des tribus qui peuplaient la Scythie, c’est-à-dire nos propres ancêtres… Un des détails les plus intéressants, disait-il, que l’on sache d’eux, c’est qu’ils se trouvent en situation d’étonnement permanent devant leur langue.

Je le pense aussi : cette langue qui nous a été donnée est telle que nous apparaissons comme des enfants ayant reçu un cadeau. Le don, bien sûr, est toujours moindre que le Donateur3 et ceci nous indique la nature du langage …

Je pense que le plus précieux, le meilleur que possède la Russie, dont jouisse le peuple russe, c’est la langue russe. Et quiconque utilise la langue consciencieusement (à plus forte raison s’il a du talent) doit être respecté, lu et aimé du peuple.

Le plus sacré de nos biens, peut-être n’est-ce pas nos icônes ou même notre histoire, mais notre langue.


1 Ndlr. Certes l’Occident n’a plus connu de censure littéraire aussi brutale qu’en Union Soviétique, du moins depuis la Révolution Française. Mais le règne plus subtil de la « pensée unique », l’autocensure et la chasse aux éditeurs atypiques, de même que l’accès filtré aux grands médias, permettent de transposer, mutatis mutandis, ce qu’énonce Joseph Brodsky des rapports du pouvoirs politique au langage. La destruction des corps intermédiaires et des solidarités naturelles par l’individualisme rend presque inévitable, pour le gouvernement, de s’assurer du contrôle des esprits : alors le langage est ravalé au rang d’un outil comme le dénonce si bien Brodsky.

2 Zrélost (maturité) signifie en étymologie russe « capacité de voir », « état de voyant » (de la racine « Zréniè » : vue, vision).

3 Bog, qui signifie  » Dieu  » en russe, correspond à la racine sanscrite  » bagha  » (donner)

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