Les conditions d’existence d’une Cité durable

Par Claude Rousseau

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« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant.« (P. Le Prévost)

Les conditions d’existence d’une Cité durable[1]


Résumé : Invité à parler de la Cité dans le cadre d’un colloque sur « le véritable développement durable », l’auteur nous présente une critique de « l’écologisme » contemporain à la lumière de la vision grecque (et chrétienne) des fondements de toute société humaine et qui entend le rester. Elle repose sur 5 piliers. Un minimum de consanguinité qui facilite l’acceptation des autres et l’affection mutuelle : on ne choisit pas sa cité, on y naît. Un sol déterminé, un terroir, des racines formeront un environnement à la mesure finie de l’homme. Une « organicité », une harmonie entre les parties, qui réclame l’esprit frugal d’une économie solidaire. Une âme : le culte, pour chaque cité, de sa « culture » propre, de sa langue, fondements de son identité. Un lien entre les générations, les morts compris, qui donne contenu et sens à la durée. Une « dis-société » réduite au technique et à l’économique n’est plus humaine et ne saurait durer.

L’Ecologie contemporaine a substitué à l’antique nature (la vraie!) une nouvelle nature, qui n’a plus rien à voir avec la première. On ne croit plus guère aujourd’hui aux « formes », aux « essences “, dont les manières caractéristiques d’exister des choses, feraient les manifestations. La Nature, telle que les Grecs la percevaient, s’est peu à peu effacée au profit d’une autre nature, à laquelle la science de Descartes a commencé à conférer le visage quantique, mathématique qui est aujourd’hui le sien. Bref la nature actuelle tourne le dos à l’ancienne « phusis » : elle est devenue pour la plupart des gens un « donné » ontologiquement neutre, le donné, avant tout extérieur, auquel nous avons affaire chaque jour et dont nous dépendons vitalement.

En langage contemporain, c’est le milieu, l’environnement et finalement la « planète » entendue dans sa réalité matérielle, c’est-à-dire comme l’entité sphérique de petite dimension sur laquelle nous vivons et dont notre existence est entièrement tributaire. Chose au premier abord étonnante, cette planète-nature est devenue pour certains une véritable déesse. Gaia, pour ne pas la nommer, est aujourd’hui au cœur d’une nouvelle religion rêvant déjà de remplacer les anciennes, qui auraient fait leur temps. Ce qui se profile sous cet extrémisme écologiste à prétention pneumatique n’est que trop clair : il s’agit en fait de la dernière mouture de l’humanisme révolutionnaire, en ses deux projets essentiels.

 1) Pousser à son maximum la Croissance, sans laquelle il n’est pas d’épanouissement possible de l’individu (comme Smith et Marx, chacun de son côté, l’avaient déjà, mais trop timidement affirmé). Pourquoi en effet le gaspillage, l’altération de l’Environnement, la pollution sous toutes ses formes sont-ils criminels et impies, sinon parce qu’aux yeux du Vert le Développement doit être protégé à tout prix contre un hédonisme à courte vue dont les dérives, toujours à craindre, pourraient le menacer?

2) Ce Développement exigeant pour être efficace – les socialistes ont été les premiers à le dire – la collaboration horizontale maximale de tous les individus au plan technico-économique, il faudra en finir avec les Nations, qui ne demandent d’ ailleurs que cela : bonheur de tous et mondialisation vont de pair.

Ultime avatar du collectivisme matérialiste classique illustré par Marx et ses épigones, l’Ecologie pousse à son paroxysme la haine de la Cité, propre à ce dernier. C’est bien le type de pensée avec laquelle il nous faut rompre, pour renouer avec la nature et revenir sur terre.

Pour un retour à la nature, et à la Révélation

La société qu’on appelait jadis politique, et qui demeure référentielle, comporte deux dimensions majeures.

La philosophie païenne les lui a d’emblée attribuées, et le christianisme les a confirmées, en en faisant remonter l’origine à la volonté même de Dieu.

Cette société est, d’abord, pluraliste. Elle n’est qu’une juxtaposition de sociétés particulières, et vouées à le rester toujours : les nations, au sens large du terme, exclusives en tous cas d’une quelconque existence organisée, sur terre, d’une “humanité globale”. Les penseurs gréco-romains (stoïciens compris) voyaient en l’homme un être marqué par la finitude, trop limité au plan biologique, affectif et intellectuel pour qu’il puisse s’accomplir dans un cadre qui ne le soit pas lui-même. L’Écriture et la théologie chrétiennes le confirment en confiant aux « gentes” post-babéliennes le soin d’encadrer l’existence humaine jusqu’au début de la fin des temps. Des cités, donc, toujours et partout, auxquelles l’homme sera affecté tout au long de son histoire.

Ces cités, ces nations ont un second caractère que la tradition païenne et le christianisme, là encore, s’accordent à leur reconnaître : celui d’être passagères, transitoires, mortelles. Nul besoin que l’histoire universelle le leur rappelle pour qu’elles le sachent! Se sentant faites pour disparaître (cf. déjà la théorie des cycles) elles n’ont jamais cherché, au fond, qu’à retarder l’âge de leur vieillesse. De cette caducité des nations, il devait revenir au christianisme de révéler la raison profonde: seule l’Église perdurera jusqu’au bout, jouissant de la pérennité absolue que lui garantit son origine surnaturelle; les autres sociétés sont éminemment corruptibles, particulièrement les cités, historiquement exposées à toutes sortes d’accidents qui menacent leur conservation élémentaire. Las! dira peut-être le chrétien, la vraie vie n’est-elle pas ailleurs? Ne sommes-nous pas en exil sur cette terre? L’homme n’y est-il pas qu’un simple voyageur?

L’Augustinisme ne trahit pas le Christianisme en lui faisant dire cela. Mais le propre du voyage, précisément, c’est de durer, si bref soit-il, un certain temps. Pendant son voyage, et dans l’intérêt même de ce voyage qu’on a pour vocation de mener à terme, on doit se conserver dans le meilleur état possible.

Manière symbolique de faire entendre que les nations – lieux d’insertion provisoire des hommes dans le monde – n’en sont pas moins à considérer par eux comme des « patries » qui, annonçant et préfigurant la Grande, méritent déjà, à ce seul titre, tous leurs soins. Or aimer quelque chose ou quelqu’un, c’est avant tout vouloir qu’ils soient toujours là; vouloir qu’ils durent. Essayer de rendre le plus durable possible ce provisoire essentiel qu’est sa nation d’origine, c’est bien là la vocation du chrétien ….

Qu’est-ce qui rend une cité  » durable « ?

La réflexion des penseurs classiques, fondée sur une longue observation des choses, permet de répondre grossièrement à la question. C’est évidemment le respect, par la Cité, de ses composantes naturelles, c’est-à-dire des éléments constitutifs de son essence. Ils sont, semble-t-il, au nombre de cinq. Souvent oubliés aujourd’hui, ils méritent le rappel. Je me bornerai ici, de façon très banale, à les ré-exhumer dans ce qui paraît être l’ordre de leur importance croissante. Durables sans doute,– au moins plus durables que les autres – les sociétés politiques qui ne détruisent pas les bases sur lesquelles elles reposent!

               1) D’abord, le sang. Génétique d’abord! : Le suppôt élémentaire de la Nation, comme son nom l’indique, c’est du biologique. Ça l’est toujours plus ou moins et ça ne peut jamais cesser totalement de l’être. Pour les Grecs, le fondement clanique de l’Etat ne faisait aucun doute. On oublie trop aujourd’hui que saint Augustin, sur ce point, radicalisait Aristote en allant jusqu’à dire que les « cohabitantes » de la famille initiale devenaient des « cives » par simple accroissement de leur nombre [2]. Pas de vie civique sans un minimum de consanguinité.

Si les hommes étaient de purs esprits, il leur suffirait de se vouloir concitoyens pour le devenir en effet. Ne l’étant pas, ils doivent accepter que leur « philia » se donne une base plus modeste : la communauté de sang, qui les pousse à s’aimer, précisément, sans qu’ils aient à le vouloir.

C’est la première chose qui les rapproche. Mais qui ne se contente pas de les rapprocher affectivement; qui leur donne aussi une propension – la manière de penser prolongeant la manière de sentir – à développer une culture particulière dans laquelle ils communiqueront, intellectuellement cette fois, de manière spécifique.

Ainsi, c’est très heureusement qu’une célèbre Encyclique contemporaine, voyant dans la « race » une des réalités constitutives de la vie nationale, rappelle la légitimité, pour celle-ci, de s’enraciner dans un élément biologique, créé par Dieu pour la soutenir. Une nation dont le suppôt ethnique se fragilise, s’effrite, est menacée de mort. La “préférence étrangère » (acceptation de l’immigration de peuplement, rejet de l’endogamie) avec ses conséquences nécessaires: métissage, communautarisme, ou les deux à la fois; mais aussi la tolérance envers les procréations artificielles généralisées (attentatoires à la reconduction naturelle de la vie) sont assurément incompatibles avec la survie des nations. Si Platon ou Aristote étaient de retour, ils ne manqueraient pas de dire que les jours de l’Occident sont comptés.

             2) Pas de Cité sans base ethnique minima; pas de Cité non plus qui ne soit implantée quelque part, qui ne comporte une dimension géographique ou plus précisément tellurique, également indispensable à sa survie. Le nomadisme total d’une population, exceptionnel dans l’histoire, relève du châtiment divin: preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du caractère contre-civilisationnel d’un tel mode de vie, pratiqué par des pasteurs, des commerçants et surtout des guerriers qui, tels les Mongols, les Goths ou les Kurdes finissent en général par se fixer quelque part – connaissant ainsi à leur point d’arrivée la situation qui était celle des autres dès le départ. Jouent donc, en faveur de la longévité des Cités, leur homogénéité ethnique relative, mais également leur sédentarité.

Elle y contribue dans ses deux dimensions, auxquelles la tradition a été très sensible. D’abord, il est un thème permanent chez les Grecs, comme on le sait: celui de la petitesse souhaitable de la cité, vu son origine domestique. Aux besoins d’une cohabitation stable limitée doit répondre un espace lui-même limité.
             Aristote, pourtant proche d’Alexandre, fait ici de la surenchère: « La limite idéale à observer par un Etat, c’est la plus grande extension possible de la population compatible avec une vie se suffisant à elle-même, et qui puisse être embrassée facilement d’un seul coup d’œil »[3]. L’Écriture et la théologie chrétiennes vont dans le même sens: l’Évangile qui nous montre le Christ comparant sa patrie, Jérusalem, à « une poule rassemblant ses poussins sous ses ailes »[4] ou les Actes, précisant que Dieu ne s’est pas contenté d’assigner à chaque nation « la durée de son existence », mais a déterminé aussi « les bornes de son domaine » [5] – “statuta tempora » et » terminos habitationis eorum “– dans le langage de saint Jean Chrysostome commentant ce passage[6]. Qu’est-ce à dire, sinon que la maturation historique d’une nation pourrait avoir pour cadre un espace géographique limité fait pour elle, ajoute le christianisme, dès l’origine? L’idée (moderne!) de frontières naturelles a peut-être là un fondement lointain, qu’elle ignore, bien sûr. À partir de là, en tout cas, une certaine hostilité de la tradition à l’Empire peut se comprendre. Si l’on fait exception de l’Empire romain (que Dante lui-même ne percevait que comme une grande Nation, récapitulant dans son sein toutes celles auxquelles elle avait dû sa naissance historique), l’Empire apparaît comme un milieu peu favorable à la conservation de l’animal politique. Ce, à cause de l’inaptitude d’une entité qui ne sait pas exactement en quoi elle consiste, à se donner des limites dans aucun domaine. Incapables de fixer, de sédentariser culturellement des individus qu’ils tendent à transformer en citoyens de nulle part, les Empires sont, de ce fait, fragiles; leur caducité historique en est sans doute le corollaire.

Etre citoyen, ce n’est pas seulement « résider sur le territoire national », c’est aussi habiter un terroir.

Terroir générateur non seulement du plus gros de la ressource matérielle dont va dépendre, dans l’avenir, la vie de la population, mais d’un patriotisme instinctif garant, dans ce même avenir, de la stabilité et de la continuité de l’existence nationale. Qui dit terroir dit en effet primat, au plan économique élémentaire, d’une agriculture à laquelle la cité va devoir l’essentiel de sa vie matérielle. Aristote, en préférant la terre à l’or comme richesse de base, oppose en fait le paysan au marchand et au navigateur. C’est sur le premier que la Cité doit reposer, comme ne cessera de le dire, en termes souvent lyriques, une littérature séculaire, de Virgile à Maurras, en passant par Ovide, Bossuet, les physiocrates, etc… La propriété rurale ne se borne pas à fonder l’autarcie économique relative du monde qu’elle nourrit. Lui sont dus, en outre, deux habitus éminemment favorables à la conservation de la cité, entendue cette fois dans son être moral.

D’abord la tendance irrépressible, pour l’homo rusticus, à considérer comme définitive son implantation dans le paysage, dans l’environnement géographique concrets qui lui sont devenus familiers. Leur aménagement, leur embellissement, résultat de l’intérêt, authentiquement écologique celui-là, qu’il leur porte[7] lui donne des raisons sans cesse supplémentaires de s’y attacher. La terre ne vous lâche plus lorsque vous avez fait ce qu’il faut pour qu’elle vous tienne! C’est la source d’un patriotisme à long terme, en faveur duquel travaille un dernier élément, que la tradition n’a pas manqué de relever, le courage guerrier, la vertu militaire, dont la dimension tellurique des cités favorise l’éclosion naturelle. Si les Anciens consacraient spontanément à « la défense », comme on dit aujourd’hui, plus de 5% de leur P.N.B, c’est aussi parce que leur vie s’enracinait dans un sol physique, parlant à leurs sens autant qu’à leur âme, renvoyant au « bien commun » dans sa dimension la plus grossière et la plus immédiate.

            Persévérer dans son être, c’est d’abord persévérer dans son être physique: point d’avenir pour les cités sans stabilité minima des suppôts ethnique et khtonique[8] sur lesquels elles reposent.

             3) Autre élément fondamental pour la conservation de la Cité: son “Organicité”. Entendons sous ce terme, d’origine moderne, la solidarité de ses parties constitutives, dont l’harmonie du tout n’est que le résultat. Aux yeux des Grecs l’homéostasis en était une manifestation au plan somatique ayant son analogue, au plan politique, dans l’homonoia (la concorde) que les constitutions droites ont pour objectif de faire régner. La tradition pagano-chrétienne (je me borne là aussi à de simples rappels), voit l’équilibre vital de la Cité – question démographique mise à part – assuré à deux conditions.

La première, c’est une certaine frugalité collective de sa population. Abondent dans le passé les termes renvoyant à une “mesure » économique considérant comme normal que ne soient satisfaits par la Cité que les besoins eux-mêmes normaux – c’est-à dire traditionnels – des groupes qui la composent. Parmi les rares auteurs contemporains évoquant encore comme possiblement normative ce qu’on appelle classiquement « l’économie de subsistance », on pourrait citer P. Laslett, qui en fait l’apologie involontaire[9], mais surtout F. Le Play[10] et W. Sombart[11] qui nous rappelle, en termes saisissants, à quel point l’économie « précapitaliste » est restée référentielle jusqu’à une date avancée de notre histoire. Une des causes de l’effondrement des nations ne serait-elle pas la dilapidation, par les dernières générations, des richesses produites par le travail cumulatif des précédentes?

Leur conservation n’impliquerait-elle pas un primat donné à l’épargne longue, seule capable d’alimenter efficacement un investissement agricole et industriel économiquement opportun? Que la dépense puisse longtemps « devancer la recette », qu’un endettement général puisse durer, c’est en tout cas chose bien impossible.
             La faillite qui menace aujourd’hui certaines nations où le crédit à la consommation[12] sévit à grande échelle, est là pour le prouver. La Cité qui entend durer ne sera pas seulement une consommatrice tempérante; elle saura aussi, aux yeux de la tradition, solidariser ses membres dans la production et la conservation de sa richesse. Des Grecs classiques jusqu’aux scolastiques chrétiens, on a souvent pressenti, semble-t-il, le potentiel destructeur pour tout avenir national du libéralisme et du socialisme, qui font de l’individu ou de la masse (ce qui revient au même, vu leur caractère également égoïste et instantanéiste) le sujet de la vie économique. Son vrai sujet pour Aristote, c’était l' »oikia« , cette communauté productrice et gérante des biens auxquels ses membres devaient l’essentiel de leur vie; ce seront plus tard, analogiquement, la « maisonnée », pour parler comme G. de Tarde ou la « famille-souche » pour parler comme F. Le Play : toujours des groupes communautaires hiérarchisés dont procède le plus gros des biens et des services. Bref, rien de plus conservateur de soi-même qu’une Cité corporative qui, au lieu de juxtaposer dans la précarité et la haine mutuelle de purs « homines œconomici« , essaie de protéger et d’unir charnellement les artisans de son bien-vivre. C’est ce que recherchaient encore – fût-ce bien artificiellement – certaines nations européennes avant que leurs “Libérateurs », qui visaient en fait à les détruire, n’achèvent de les « démocratiser ».

            4) Dire que la Cité a pour socle le sang, la terre et la solidarité matérielle de ses membres, c’est dire qu’elle ne s’y réduit pas. C’est dire, en d’autres termes, qu’elle a pour essence d’avoir une âme, de constituer une réalité morale, face à laquelle le citoyen normalement constitué ressent tout de suite sa petitesse.

Lorsque Malraux, pour une fois bien inspiré, s’écriait : « j’appelle français celui qui ne veut pas que la France meure », c’est à cette âme qu’il se référait, inspirant à chacun un amour ontologiquement plus fort que celui qu’il se porte à soi-même. En quoi se manifeste cette âme de la Cité, dont le patriotisme est l’amour?
            Essentiellement dans sa culture, où s’incarne le « bien commun » de cette Cité dans ce qu’il a de plus spirituel. Il s’agit là de quelque chose de spécifique, voire d’unique, qu’à la limite un seul mot pourrait exprimer. Qu’aurait été la Grèce, pour les autres et pour elle-même, sans ses philosophes? Rome, sans ses juristes? la France, sans Notre-Dame ou sans Versailles? Être attachée à soi, pour une nation, c’est peut-être l’être avant tout à l’originalité culturelle qui l’identifie, en la distinguant des autres. Deux corollaires de ce thème, incidemment dégagés depuis bien longtemps par une longue tradition profane et religieuse : le premier, c’est la nécessité pour une Cité qui veut se conserver, de conserver d’abord sa langue, langue sans laquelle son patrimoine culturel n’aurait jamais pu se constituer, se déterminer, se fixer, bref “s’objectiver“ de manière satisfaisante. C’est ce que l’Écriture, entre autres choses, nous suggère en nous montrant l’Esprit Saint à l’œuvre dans le Cénacle le jour de la Pentecôte[13]. Qu’y fait-il d’autre, pour avaliser les cultures nationales – ces cultures post-babéliennes, voulues par Dieu! – que de se faire entendre par chacun, à sa grande surprise, dans sa propre langue? Humbles reflets du Logos prototypique, les langues, sans lesquelles il n’y aurait pas de culture et donc pas de nation, ont quelque chose de sacré. Accepter que sa langue nationale se détériore, renoncer aux “belles lettres” est, pour le citoyen, suicidaire à plus ou moins long terme.

Le second corollaire du « culte » qu’une Cité qui veut se conserver doit avoir pour sa “culture », c’est la dimension religieuse qu’elle doit nécessairement comporter.

Comment, en effet, une nation connaissant ses faiblesses, ses carences et d’abord les limitations inhérentes à son particularisme, pourrait-elle avoir pour soi-même l’estime qu’elle ne laisse pas de se porter, si elle ne croyait pas, comme le dit Soljenitsyne, « avoir une part particulière dans le dessein de Dieu« [14] ?
            Non pas en son “essence éternelle“, telle celle que s’attribuaient les Pharisiens de l’Évangile, mais en ce qui lui semble être, dans le cadre de l’économie divine, son humble vocation terrestre. Les Anciens ne pouvaient certes anticiper les saint Augustin ou les Bossuet. Au moins leurs nations avaient-elles l’obscur sentiment – que Fustel de Coulanges nous rappelle – de devoir leur croissance aux dieux qui les avaient fondées et qui devaient avoir des vues sur elles. Le pessimisme politique du monde contemporain, où la plupart des nations ont cessé de croire en elles-mêmes, ne serait-il pas, au fond, la conséquence logique de son laïcisme?

             5) Si le cœur d’une Nation c’est, encore une fois, sa culture, il s’ensuit qu’elle comporte un dernier caractère, particulièrement intéressant vu la nature de notre enquête : celui d’être faite, précisément, pour durer au moins un minimum. Outre la raison théologique à cela invoquée précédemment, il y a une raison ontologique élémentaire à la durée minima d’une vie nationale quelconque : pas de culture qui puisse sortir de la cuisse de Jupiter, naître dans l’instant, se constituer de manière immédiate. Par opposition à la tribu qui est d’emblée tout ce qu’elle pouvait être, la Cité mûrit, se développe : elle est condamnée par son essence culturelle à n’être que l’héritage vivant de ses propres acquis. On disait jadis que l’humanité se compose de plus de morts que de vivants, que le bon citoyen c’est celui qui se sent, avant tout, le débiteur insolvable de ses prédécesseurs, etc. Rien de plus juste. Réalité fondamentalement historique, la Cité est l’incarnation d’une tradition dont elle procède, et qu’elle doit prolonger sous peine de mort.

Ce qu’avaient compris les vieux défenseurs d’une monarchie héréditaire assurant à la Cité, mieux qu’aucun autre régime politique, la continuité essentielle à sa survie… De Bonald se montrait d’une profondeur prémonitoire lorsqu’il déclarait, au spectacle des Républiques modernes en train de naître: le présent est tout pour elles, elles n’ont pas d’avenir !“ L’Etat théorisé par les Contractualistes semble, en effet, dans sa dimension la plus saisissante, avoir pour vocation de détruire les nations auxquelles il était censé apporter, enfin, une base juridique légitime.

Car faire des nations le simple produit de la volonté des citoyens qu’elles rassemblent, reconnaître à ceux-ci le pouvoir – fût-il purement théorique – de les faire[15] et de les défaire[16] instantanément, n’est-ce pas les tuer d’avance, en les amputant d’emblée de la dimension historique élémentaire qui fait corps avec elles? Le « Contrat social » avalise, au moins principiellement, l’instantanéisme révolutionnaire de ces individus incultes qui vous disent aujourd’hui froidement qu’ils veulent bien de l’Histoire, à condition qu’elle commence avec eux ; que le passé, c’était bon pour les “vieux“ et que le futur, “on y pensera… quand on aura le temps“. Des « citoyens » qui parlent ainsi ne le sont déjà plus ; le mot même, pour eux, a-t-il encore un sens ?

Conclusion.

On peut trouver, chez les Papes, une conscience souvent aiguë de ce qui constitue la dominante du monde actuel : « amasser et accumuler les richesses », comme le disait déjà Pie IX en 1864[17], “trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle“ comme le confirmait Pie XII en 1939[18], avant de donner à cette pensée, en 1952, son expression définitive :

« La grande misère de l’ordre social est qu’il n’est ni profondément chrétien, ni réellement humain, mais uniquement technique et économique[19]

Platon, en traduisant cela dans son langage, aurait dit que l’homme contemporain est un homme dégradé parce que gouverné par sa troisième âme ; disons, en termes plus neutres, que ce qui est affirmé ici par les Papes, c’est l’inféodation de notre époque à un hédonisme matérialiste de masse, qui en est devenu la principale dimension. Cet hédonisme à base technologico-économique est aujourd’hui –au moins pour la Cité occidentale – un danger majeur. Il menace en effet sa survie, sur tous les plans dont il a été précédemment question.

Sur le plan biologique déjà. Pourquoi des salariés, totalement absorbés par leur confort, leurs loisirs et d’abord le travail qui les leur procure, perdraient-ils encore du temps à se reproduire? Une sous-natalité devenue endémique qui entraîne le vieillissement de la population, donc une diminution constante du nombre des actifs, est grosse de paupérisation générale car économiquement destructrice. Que faire d’autre pour conjurer ce drame que d’importer des travailleurs allogènes à bas prix dont l’implantation définitive – qu’ils se mélangent avec la population d’accueil ou qu’ils se bornent à la côtoyer – détruira, de toute manière, l’homogénéité génétique?

Ethniquement destructrice pour la Cité, la “pursuit of happiness » l’est aussi pour son sol, appelé à se convertir tôt ou tard en espace agro-alimentaire anonyme, ne disant plus rien à personne. Lorsque le paysan a abandonné la terre (et le pêcheur la mer!), lorsque les villages l’ont cédé à un milieu urbain généralisé ayant remplacé le paysage, etc., qui ne voit que la Cité est en train de mourir une seconde fois? Comment la « délocalisation » du lieu qui a, précisément, pour fonction ontologique de vous localiser pourrait-elle être sans conséquence?

Qui ne voit non plus qu’une Cité se flattant de répondre avant tout aux intérêts égoïstes des individus ne saurait se doter de l’organicité élémentaire compatible avec sa survie? La Russie communiste n’a pas duré longtemps. Les U.S.A durent encore, mais pour combien de temps? Le vieil Empire qu’un individualisme économique forcené avait récupéré comme moyen et cadre d’expansion, ne contrôle plus grand-chose. Comme s’il n’y avait le choix, qu’entre un corporatisme assurant au moins le minimum, et la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire “l’insécurité”, comme disent nos contemporains pour évoquer pudiquement ce qui pourrait bien être leur situation dans la galaxie socialo-libérale à laquelle, paradoxalement, ils aspirent …

Il est une dernière raison pour laquelle l’hédonisme de masse et la pérennité des nations sont incompatibles. Elle tient à la nature même des plaisirs qui sont aujourd’hui majoritairement recherchés.

Le ventre et le cerveau contemporains se satisfont respectivement, pour l’essentiel, de la Grande Surface et des media électroniques. Ceux-ci ont en commun, faut-il le rappeler, deux caractères qui les rendent foncièrement anti-culturels et par le fait même antinationaux. D’abord ils proposent à la consommation des biens et des services qui, pour pouvoir être accessibles à tous, doivent être « standard ». Tocqueville, dès le milieu du 19ème, avait déjà compris que les voitures démocratiques se distingueraient les unes de autres par mille détails, mais qu’elles seraient toutes du même modèle : la production sera de masse, ou ne sera pas. Or il n’y a pas de Nation de masse ! La Nation, c’est du spirituel différentiel, sous peine de n’être rien. De plus, l’objet de consommation appelle à une jouissance instantanée. Une succession de plaisirs éphémères, c’est ce que procure aujourd’hui à l’individu une économie » à court terme » (parce que bancarisée) qui achève ainsi de le déconnecter d’une réalité nationale dont l’essence est de durer, et de devoir continuer à le faire.

Comment les nations pourraient-elles résister à la massification de l’humanité contemporaine et au « bougisme » permanent (pour parler comme Taguief!) qui l’affecte?

Bref, s’il y a quelque chose qui menace la survie de la Cité, c’est bien l’hédonisme démocratique, parce qu’il en érode tous les éléments constitutifs. Les jours de celui-ci sont-ils comptés? Il n’est pas interdit de se poser la question. La crise alimentaire mondiale (que beaucoup voient se profiler) pourrait remettre à l’heure des pendules politiques qui ne le feront certainement pas d’elles-mêmes … et ainsi nous accorder au moins un moment de répit.


[1] Conférence donnée au Colloque du CEP à Orsay, le 18 octobre 2008.

[2] Civitas Dei, XIX, 26

[3] Politique, V, II 4

[4] Mt  23, 37

[5] Actes 17, 26-27

[6] Opera omnia, t. 9, p. 319, Paris, Gaume, 1837

[7] Cf. Cicéron, De Natura Deorum, ch. 60 squ.

[8] Ndlr. Du grec khtôn : terre, sol (et sous-sol), séjour des vivants et des morts.

[9] Un monde que nous avons perdu (1969)

[10] La réforme sociale, ch. 4 (1864)

[11] Le Bourgeois, Intro 2 (1928)

[12] Cf. Le Cep n° 48 (juillet 2009), p. 65, “La crise, sa cause profonde”.

[13] Actes 2, 1-12

[14] Ndlr. Cette idée remonte à Soloviev, qui distinguait un “missianisme” propre à chaque nation du “messianisme” dévolu au seul peuple hébreux.

[15] Rousseau, Du Contrat social, I, 6

[16] Id. I, 7

[17] Quanta Cura

[18] Summi Pontificatus

[19] Souligné par nous

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