Partager la publication "Les sauvages sont-ils des primitifs ?"
Par : Tassot Dominique
Résumé : Principalement depuis le XVIe siècle, avec les grandes explorations, les tribus sauvages rencontrées en Afrique, Amérique ou Asie sont entrées dans notre panorama des peuples, à côté des grandes civilisations. Puis, mythe du progrès aidant conforté par la théorie de l’évolution, ces êtres frustes furent bientôt présentés comme les reliquats témoignant de l’état premier de l’humanité, donc comme des « primitifs ». Avec son « état de nature », Jean-Jacques Rousseau voulut nous faire croire à l’existence d’hommes sans langage et presque sans outils ni liens familiaux.
Il importe de confronter cette fausse image avec la réalité, ce qu’ont fait, outre certains explorateurs à vocation d’anthropologue, les missionnaires chrétiens qui ont vécu (et vivent encore) dans l’intimité de ces peuplades. Nous découvrons alors que les dits « sauvages » sont tout bonnement des êtres humains comme nous, mais que les circonstances ont isolés et contraints de vivre « avec les moyens du bord », sans les connaissances et savoir-faire spécialisés qui permettent la civilisation. Ajoutons les inévitables dégénérescences qu’a fini par produire l’endogamie, même relative, de par les tares accumulées au fil des générations qui, depuis Noé du moins, se succèdent rapidement.
Selon l’actuelle vision scientifique du monde, les diverses peuplades dispersées à l’écart des grandes civilisations seraient les vestiges de la vie menée jadis par les premiers hommes. D’où le substantif « primitif » employé depuis 1907 pour les désigner1.
Ce jugement procède du mythe du progrès, de l’idée que l’homme se perfectionne peu à peu, à mesure que la société où il naît devient plus complexe et les outils dont il use plus élaborés. Les adjectifs « avancé » ou « évolué » sont là pour traduire cette action positive du temps.
Et il est vrai que l’histoire de la civilisation européenne depuis 2000 ans peut être lue comme une illustration de ce mythe, surtout au regard des progrès techniques qui marquent les dix derniers siècles : les Inuits ont su adopter le moteur à explosion pour leurs canots et les Polynésiens ne refusent pas le frigidaire.
Mais l’hypothèse évolutionniste se heurte – pour l’histoire des sociétés comme pour l’histoire de la vie – à bien des faits inassimilables2.
Si la loi de complexité croissante était vraie, les sauvages devraient avoir une organisation sociale sommaire et pratiquer un langage fruste. Or, les anthropologues ont montré que c’était l’inverse : leurs relations familiales obéissent à des règles nombreuses et très subtiles ; les systèmes grammaticaux de leurs parlers sont au moins aussi déliés que les nôtres, ce qui démontre un potentiel affectif et intellectuel identique.
En deux générations, des Tasmaniens ont pu sortir diplômés de l’université de Sydney, et l’on sait que le plus grand poète russe, Pouchkine, avait pour arrière-grand-père maternel le « nègre de Pierre le Grand », Hannibal, capturé enfant près du lac Tchad par des esclavagistes, arrivé à Istanbul à l’âge de 7 ans, et acheté secrètement par un diplomate russe : le tsar voulait démontrer que l’éducation comptait plus que l’origine. De fait, Hannibal, diplômé de l’École d’artillerie de La Fère3, devint ingénieur militaire.
C’est donc bien la vision biblique du monde qui colle le mieux avec l’ensemble des faits. Selon la Genèse, jusqu’à Babel, tous les hommes partageaient la même langue et les mêmes objets, c’est-à-dire que tous participaient d’une civilisation commune4: c’est pourquoi Nemrod avait pu imaginer de les fédérer dans un unique Empire centralisé.
Mais Dieu, dès l’origine, a pour l’humanité un autre plan : il créa la terre comme un habitacle pour les hommes ; il veut donc qu’elle soit entièrement habitée : « Emplissez la terre ! » (Gn 9, 1 : ordre tel quel en 1, 28). Voilà pourquoi l’interdiction de manger de la viande fut levée après le Déluge5.
La dispersion eut donc lieu après la confusion des langues. Ne pouvant plus s’entendre, donc travailler ensemble, les groupes linguistiques s’éparpillèrent. Le chapitre 10 de la Genèse, en listant les petits-fils et arrière-petits-fils de Noé, trace une table ethnographique précise dont les traditions des peuples ont parfois gardé le souvenir. Ainsi les Égyptiens se savent-ils descendants de Mitsraïm, comme les Celtes de Gomer et les Arméniens de Hayk, fils légendaire de Togarma, troisième et dernier fils de Gomer.
Toute cette dispersion aurait pu se faire par colonisation, auquel cas il n’existerait pas de « sauvages », de peuplades isolées dans les forêts (« sauvage » vient du latin silva), vivant en autarcie6. La colonisation, même lointaine, est le mode naturel d’expansion des peuples. Elle présente le mérite de préserver, fût-ce à un degré moindre, le savoir et les savoir-faire propres à une civilisation. Les navires malouins voguant vers le Canada avaient soin d’embarquer une brochette des grands corps de métiers, et quelques prêtres.
Mais à la colonisation s’ajoute la dispersion accidentelle. On trouve en Amazonie des Indiens au patronyme français : ils descendent de marins, échoués sur le rivage, qui se sont mêlés à la peuplade locale. Peut-être ont-ils enrichi le folklore de quelques histoires « étranges », mais on comprend bien que, coupés de leur nation, ils n’aient pu communiquer une langue devenue inutile, ni introduire des techniques sans les outils correspondants.
Encore moins pouvaient-ils transmettre des savoirs que leur petit groupe ne possédait pas. Il en serait de même aujourd’hui, si un avion atterrissait d’urgence dans une vallée inaccessible. On sait que les Babyloniens étaient capables d’extraire les racines cubiques ; il n’est pas sûr qu’un isolat, où les savoirs transmis se résument à ce que les passagers et l’équipage ont en mémoire, puisse aboutir dans la durée à une société très supérieure à celles que nous qualifions de sauvages.
Les « sauvages » ne sont nullement des primitifs, mais les résidus de la dispersion accidentelle.
Une civilisation matérielle développée suppose de nombreux savoir-faire spécialisés et donc, vu la faible longévité de l’homme depuis le Déluge, de multiples corps de métiers.
Il est une taille critique en deçà de laquelle une civilisation s’étiole et finit par disparaître. Une difficulté majeure, au sein d’une petite tribu, est la transmission des connaissances. L’Australien Ken Ham rapporte un entretien qu’il eut avec un vieil aborigène converti. Celui-ci, jeune enfant, avait un jour interrogé son père : – Père, à quoi ressemble Dieu ? Le père se tourna vers lui et, après un long silence, répondit : – Je ne sais pas, fils. Nous avons oublié !7 Ainsi, jadis, les ancêtres avaient su ; mais un jour, peut-être reculé, un père n’avait pu ou su transmettre. Perte irréversible dans un tel contexte ! Un cas intéressant est celui des samaritains. Ils ne sont plus aujourd’hui que 400 environ, en Israël : taille critique pour, dans cet environnement, préserver des rites et des textes qui diffèrent de ceux des juifs tout en étant assez similaires.
On mesure par-là l’importance des moyens de communication, qui constituent comme l’antidote à la malédiction lancée sur Babel, un mode d’union dans la dispersion. Union des cœurs par le courrier, des intelligences par le livre (au sens large), union des pratiques par le transport des outils ou des denrées spéciales indispensables8.
Les peuplades restées à l’écart accomplissent donc, elles aussi – fût-ce sans le savoir –, le plan divin sur l’humanité. Mais le regard jeté sur elles à partir du XVIIe siècle fut double, selon que leur infériorité fut considérée comme un état de nature ou comme une décadence résultant de circonstances contingentes.
Sur ce point, la vision biblique du monde, celle qui avait poussé Christophe Colomb à convertir ces îles que le Psaume 97 et Isaïe 42, 10 évoquaient en parlant de leurs habitants, a toujours impliqué l’égalité de nature entre les Européens et ces indigènes que certains étaient tentés d’asservir. Dès 1537, par la bulle Sublimi Deus, le pape Paul III précisait que le sauvage était un autre homme dont on ne pouvait mettre en doute l’humanité. Il interdisait de réduire en esclavage les Indiens d’Amérique « et tous les autres peuples qui pourront être découverts plus tard ».
Réciproquement, l’historien Herrera9 rapporte l’apostrophe que lança un Indien de Cuba au conquistador Gabriel de Cabrera : « Pourquoi te courrouces-tu contre moi ? Ne sommes-nous pas tous frères ?
Ne descends-tu pas d’un des fils de celui qui construisit le grand navire pour échapper aux flots, et ne descendons-nous pas de l’autre ?»
Le fait que les missionnaires aient pu former des autochtones prêts au martyre dès la première génération catéchisée (cas de l’Ouganda, par exemple) montre aussi combien ces « sauvages » étaient aptes à recevoir les plus hautes vérités de la foi et à exprimer les plus beaux élans de la vie de l’âme.
Loin de la mentalité actuelle qui voudrait imposer à tous un modèle politique unique, celui de la démocratie électorale, Mgr Ingoli, premier secrétaire de la Congrégation pour la Propagation de la Foi, écrivait aux missionnaires en 1570 (sous saint Pie V): « Ne heurtez pas leurs traditions, ne cherchez pas à les occidentaliser. Accoutumez-vous aux usages du pays et n’imposez à personne votre manière de vivre.
Ne détruisez aucune civilisation, mais protégez-les toutes en ce qu’elles ont d’honnête. L’indigène qui se convertit doit rester fidèle à son pays, à son passé, à sa culture. »
Inversement, la vision évolutionniste du monde, en distinguant des peuples « avancés » et des peuples « retardés », en projetant (sur les Noirs en particulier) l’idée d’une proximité avec le singe, permettait de justifier le manque de charité avec lequel furent traités certains colonisés. On sait que le gouverneur Arthur, en Tasmanie, se vit refuser par Londres les missionnaires anglicans qu’il réclamait, au motif que les Tasmaniens n’étaient pas des hommes. L’idée darwinienne de l’élimination du moins apte trouva bien des applications (détestables) auxquelles le timide naturaliste anglais n’avait guère songé !
Ici se laisse entrevoir l’importance pratique d’une conception du monde vraie. Seule la vision biblique du monde, portée par une idée juste (car inspirée) sur le Créateur et, partant, sur la création, pourra guider durablement nos comportements. Le sauvage est un décadent involontaire qu’il faut plaindre et non mépriser.
Loin d’être un vestige attardé, abandonné en chemin par un progrès inéluctable, il témoigne de la miséricorde divine : telle une hibernation, son mode de vie dégradé (mais bien adapté à son environnement ; pensons aux Pygmées de la forêt équatoriale) lui permet de survivre en attendant de renouer, le moment venu, avec l’une ou l’autre des grandes civilisations qui pourront ajouter, mais sans détruire son originalité, un perfectionnement de son être, une ressemblance plus intime avec un Créateur dont il n’a jamais cessé d’être l’image.
Ce n’est pas un hasard si l’immense majorité des dictionnaires et des traductions réalisées dans les centaines de « petites » langues, celles que pratiquent quelques milliers ou dizaines de milliers de locuteurs seulement, ont été composés par les missionnaires chrétiens : il convenait que le retour à la civilisation, autant que possible, fût porté par la charité.
D’une part, seul un but noble et désintéressé a pu soutenir ces travaux laborieux exigeant d’immenses sacrifices ; d’autre part, il convenait qu’un perfectionnement de la foi accompagnât le perfectionnement des savoirs pratiques : l’homme ne vit pas seulement de pain…
Certes, l’assimilation peut aller jusqu’à la disparition de certaines peuplades, et non des moindres. Au fond, d’ailleurs, toutes les nations sont menacées par le rouleau-compresseur du métissage universel dans le « village global » et nous savons que certaines disparaîtront. Mais le plan de Dieu se réalise à travers même les œuvres de ses ennemis ; les moyens de communication mis en place au cours de la mondialisation pourront, le moment venu, faciliter la survie d’une diversité humaine qui, dès l’origine, fut voulue par Dieu. L’harmonie musicale naît de la pluralité de notes bien distinctes ; l’harmonie sociale de la pluralité des conditions qui cohabitent ; l’harmonie des peuples de la pluralité des lieux et des modes de vie.
1 Il existe même un musée des Arts premiers, à Paris.
2 BACHELARD les nommait des faits « polémiques ».
3 Sa compétence lui valut d’être rappelé de Sibérie où il avait été exilé à la mort de Pierre le Grand.
44 Gn 11, 1 nous apprend que les hommes partageaient alors « une unique langue et mêmes mots ». Le sens des termes hébreux הפש saphah « langue » et רבד davar « mot » (pl. םירבד devarym) est si proche que la Septante a supprimé cette répétition apparente (en grec φωνή phônê : « voix, langue, langage ») que l’abbé GLAIRE conserve très bien en traduisant par « même langage et même langue ». Mais l’hébreu davar est très ample et peut signifier « langue, langage, parole, mot, chose, affaire, occupation, événement, acte, » etc. Il est donc vraisemblable que tous les hommes partageaient alors, en sus de leur langue, une civilisation commune, un unique mode de vie. Le « village global » du mondialisme a donc un précédent historique lourd d’enseignements.
5 Gn 9, 3 : « Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture ; Je vous donne tout cela, comme Je vous avais donné l’herbe verte. » Ce verset laisse entendre qu’avant le Déluge, l’alimentation prévue pour l’homme était végétarienne, ce qui n’aurait plus été compatible avec le commandement divin d’occuper toute la terre, y compris donc les déserts et la toundra.
6 On sait qu’en Sibérie des villages de vieux-croyants ont vécu sans être repérés par la police de Staline : il leur suffisait d’échanger des peaux contre du sel, une fois par an, dans quelque bourgade « officielle ». Il est vrai que la Tcheka n’avait pas d’hélicoptères. Ce serait plus difficile aujourd’hui, avec les satellites.
7 HAM Ken, “We’ve forgotten”, in Back to Genesis, sept. 1989.
8 L’excès d’une chose bonne devient un mal. Ainsi de l’inutile transport de marchandises qu’on pourrait fabriquer sur place. Mais la délocalisation artificielle ne visait pas à un progrès de la civilisation : elle eut pour but de contrôler les populations en les privant de toute autarcie. Autant la division internationale du travail peut être utile si elle permet un gain de qualité (montres suisses, par exemple), autant elle est nocive quand elle relève d’une volonté de puissance unilatérale : c’est volontairement que le Gosplan soviétique avait concentré en Ukraine la production de blé et de camions, tout en privant ce pays de son industrie pharmaceutique. La dépendance induite alors se manifeste encore aujourd’hui. L’OMC a repris ces objectifs du Gosplan sur une plus grande échelle.
9 LÜKEN Heinrich, Les Traditions de l’Humanité ou la Révélation primitive de Dieu parmi les païens, trad. fr. Paris-Tournai, Casterman, 1862, t. 1, p. 328.