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Par le Pr Pierre Rabischong
Le moustique1
Pr Pierre Rabischong2
Résumé : Les désagréments que nous cause le moustique sont sans proportion avec sa petite taille : il pèse de 2 à 5 milligrammes seulement !.. Pourtant l’appareillage qui lui permet de pomper une quantité bien précise de sang au lieu convenable, est d’une complexité et d’une perfection qui fait paraître ridicules les seringues de nos infirmières. Seuls les femelles de 3,3% des espèces de moustiques ont besoin de sang pour la maturation de leurs œufs. Vu leur faible poids, elles ne pourraient enfoncer un simple dard dans la peau, comme l’aiguille de nos seringues. Elles disposent donc de palpes maxillaires vibrants de chaque côté de la trompe. Des capteurs détectent le sang et deux mini-compteurs mesurent le débit. Une substance est injectée pour éviter la coagulation du sang dans un conduit aussi étroit, etc… Il est clair que toute cette machinerie a pour auteur un maître-ingénieur et ne doit rien au hasard.
Ce petit animal n’est pas très aimé, en raison de son rôle particulièrement néfaste dans la transmission de maladies parasitaires, telles que la malaria qui tue encore maintenant des millions de personnes. Le nombre de travaux, qui ont été consacrés à son étude, est impressionnant, et quand on n’est pas un spécialiste des insectes, on ne peut pas se douter de la somme considérable de connaissances que cela peut représenter. Notre but ici n’est pas de livrer une étude exhaustive du moustique, mais d’attirer l’attention sur un de ses problèmes techniques complexes : la prise de nourriture et, en particulier, le pompage du sang.
Les moustiques sont des Diptères ‑ Nématocères, appartenant à la famille des Culicidés, avec trois sous‑familles isolées par F. W. Edwards, dont les Culicinés, qui sont des diptères piqueurs, groupés en trois tribus : les Anophelini, les Megarhinini et les Culicini. Chez cette dernière, on retrouve six genres, avec des sous-genres dont Aedes (Meigen) et Culex (Linné) parmi les plus connus.
Au total, il y a environ 3 000 espèces de moustiques, dont 100 sont réellement dangereuses. La durée de vie du moustique varie de un mois à douze mois chez les Culiseta, qu’on trouve en Alaska. Leur poids est de l’ordre de 2 à 5 milligrammes.
Les moustiques se nourrissent de substances sucrées et de sang. Là se situe précisément le noeud du problème, car les femelles ont besoin de sang pour assurer la maturation de leurs oeufs. De ce fait, seules les femelles piquent, alors que les mâles s’égaillent sur les fleurs pour y trouver du nectar et, s’ils se posent sur la peau, ne piquent pas. Chez certaines espèces, le premier cycle gonotrophique peut se faire sans hématophagie, en réalisant une autogenèse.
Mais la prise de sang augmente nettement la fécondité des femelles, comme l’a si bien montré Eliane Guilvard dans sa thèse de sciences (1983) sur Aedes detritus (en Camargue).
Il importe tout d’abord d’identifier les difficultés techniques qui se posent pour prendre du sang. Les médecins et les infirmières connaissent bien ce problème, quand ils doivent prélever du sang chez un patient aux fins d’analyse. Si l’on prend la plus petite aiguille disponible, du type de celles utilisées pour les injections hypodermiques, on se rend très vite compte qu’elles sont fragiles. Si l’on s’introduit dans un vaisseau visible, telle une veine sous‑cutanée, la pénétration est facile, mais si l’on enfonce l’aiguille à la recherche d’un vaisseau invisible de l’extérieur, il faut créer une légère aspiration dans la seringue pour identifier la pénétration dans le vaisseau. Par ailleurs, si l’aiguille est trop fine, rapidement le sang coagule à l’intérieur et la prise devient impossible. Il faut enfin que la seringue soit graduée en millilitres pour savoir combien, exactement, on prélève de sang.
Si maintenant, on observe le système de prise de sang dont le moustique est équipé, on ne peut manquer d’être étonné de l’extraordinaire précision et miniaturisation de ses composants, qui répondent parfaitement aux données du problème. Une étude très détaillée en a été faite par Jack Colward Jones (1978) sur une des plus dangereuses espèces, Aedes Aegypti.
Tout d’abord, la femelle dispose de tout un arsenal de capteurs pour choisir la bonne cible. Ceux‑ci ont été finement analysés grâce au microscope électronique. La vision est binoculaire, fournie par deux yeux composés d’environ 350 ommatidies, c’est‑à‑dire de micro-unités visuelles complètes avec une lentille biconvexe recouverte d’une cornée transparente et, en arrière, un rétinacle ayant 8 cellules rétiniennes pigmentées. À ces deux yeux composés s’ajoutent des ocelles, formées d’une lentille circulaire unique, avec en arrière des cellules rétiniennes en bâtonnets. Elles peuvent distinguer des formes et des mouvements et par les ocelles, le niveau d’éclairement. Elles semblent préférer les zones sombres sans toutefois percevoir les couleurs.
Le sens leur permettant de choisir la qualité de la peau est l’odorat. Celui-ci a de nombreux capteurs sensoriels placés sur les antennes, sous forme de soies et d’écailles, ainsi que sur les pièces buccales, les pattes et l’ovipositeur. S’y ajoutent des chémorécepteurs spécialisés qui sont sensibles au C02, à l’humidité, à la température et à divers acides aminés. Si l’on présente à une femelle affamée deux mains, dont une chaude et une froide, elle choisira la chaude. Si on lui coupe les antennes, elle ne cherchera pas à piquer. On a montré que l’adénosine‑triphosphate (ATP) l’incite à piquer.
Arrivé sur la peau, à l’endroit choisi, le moustique entame le processus de prise de sang en relevant à 75° les palpes maxillaires placés de chaque côté de la trompe. Celle‑ci regroupe tous les composants de l’appareil de pompage. En premier lieu, se trouve le fascicule formé par un faisceau de longs stylets effilés, dont le plus grand s’appelle le labre. Il présente une gouttière renversée, qui permettra au sang de monter. De chaque côté, se trouvent deux longues et très fines mandibules en forme d’aiguille, présentant par-dessous des maxilles allant jusqu’à la pointe du labre, et hérissées d’une fine denticulation, les faisant ressembler à des dents de scie. En second lieu, le fascicule est enfermé dans un long cylindre, le labium, qui peut se mouvoir le long du fascicule et ressemble tout à fait au doigt mis sur un stylet très fin qu’on pousse pour le faire pénétrer, et qui limite la longueur du stylet soumise à la pression et donc le protège.
L’extrémité du labium a deux petits lobes garnis de poils, les labelles sensoriels capables de détecter le sang ou les substances sucrées.
En troisième lieu, en arrière et à la base du fascicule, se place l’hypopharynx avec, sous le labre, un canal salivaire unique allant jusqu’au sommet de l’aiguille, et le canal alimentaire du labre.
Il est clair que le moustique avec ses trois milligrammes de poids n’a pas assez de force pour pousser l’aiguille au travers de la peau, même en s’appuyant sur ses six pattes. C’est alors que se met en route un extraordinaire dispositif. Les palpes maxillaires de chaque côté de la trompe se mettent à vibrer à la fréquence de 60 Hertz, qui est celle de la résonance mécanique de la peau. Les vibrations sont transmises au labre et surtout aux maxilles équipés de leurs dents de scie, qui coupent la peau et permettent la pénétration de l’aiguille avec une très faible poussée du moustique. En d’autres termes, la femelle est équipée d’un véritable marteau piqueur, qui la dispense d’un effort de pression qu’elle est incapable de faire. Le labium se courbe au fur et à mesure de la pénétration du fascicule en restant par son extrémité distale au contact de l’orifice de piqûre. Un capillaire est identifié par les capteurs du labre et, dès que le sang monte dans le fascicule, la vibration des palpes maxillaires s’arrête. Une injection de salive s’effectue, en même temps, par le canal salivaire, d’un produit contenant une substance anticoagulante. C’est à ce moment que la femelle est dangereuse, quand elle injecte des virus ou des plasmodiums nichés dans la glande salivaire et qui entrent dans la circulation sanguine de la victime. Le pompage du sang s’effectue, en moyenne, en deux minutes et demie. Là se pose le problème de la quantité à absorber. À l’arrivée du canal alimentaire dans la tête du moustique, se situe une petite pompe dite cibariale. Sur ses parois se logent des capteurs qui identifient la nature du liquide aspiré. Par l’intermédiaire de signaux spécifiques envoyés au système nerveux, ils permettent dans la pompe pharyngienne plus volumineuse de faire le tri entre les substances sucrées, qui vont en direction de l’oesophage puis du jabot, et le sang qui, grâce à l’activation d’une valve pharyngée, va directement dans le long intestin moyen.
Au niveau du cibarium, certains capteurs jouent le rôle de débitmètre en contrôlant le flux d’entrée. Un second débitmètre se trouve dans la zone de stockage du sang dans l’intestin moyen.
Ce fait a été prouvé par Robert W. Gwadz, qui a coupé la chaîne nerveuse ventrale du moustique entre le thorax et le premier segment abdominal. Dans ce cas, l’animal prend jusqu’à quatre fois le poids normal de 2,3 mg de sang et finit par exploser. S’il n’explose pas, il ne peut plus voler, tombe dans le coma et meurt dans les vingt‑quatre heures.
Une fois l’opération de pompage terminée, avec arrêt contrôlé, le fascicule est sorti de la peau par un mouvement arrière du moustique et grâce à un balancement du labium et une protrusion du fascicule, celui‑ci rentre dans le labium, comme l’épée qu’on remet dans son fourreau.
Le sujet « piqué et pompé » ne s’aperçoit du phénomène que quelques minutes après l’injection de la salive, qui déclenche une réaction de type allergique, très variable d’un sujet à l’autre.
Le grattage peut entretenir la démangeaison et créer une inflammation, dont les mécanismes sont encore assez mal connus.
Si l’on va du côté de la tête pour regarder de quel type d’équipement neural dispose le moustique, on s’aperçoit qu’il a une chaîne de ganglions nerveux, correspondant chacun aux segments corporels. On parle de cerveau pour le ganglion sus‑oesophagien dorsal, comprenant le protocérébron pour le contrôle des yeux et des ocelles, le deutocérébron pour les antennes, et un tritocérébron relié aux précédents par une commissure. Dans la partie ventrale, se trouve le ganglion sous‑oesophagien pour l’innervation des pièces buccales, avec un plexus péri‑oesophagien se continuant par des ganglions segmentaires reliés par un caténaire et formant la chaîne nerveuse ventrale. Il y a en tout trois ganglions thoraciques et sept ganglions abdominaux. Il y a aussi un système nerveux sympathique pair, innervant le tube digestif et sa musculature, ainsi qu’un système nerveux sympathique impair régulant le fonctionnement des stigmates, qui sont des orifices placés le long du corps par où pénètre l’air, et celui de la pompe cardiaque. Celle‑ci bat à 150 pulsations par minute et envoie une onde péristaltique le long du vaisseau dorsal de l’arrière vers l’avant.
Sans être complet, on peut néanmoins ajouter que le moustique est capable de percevoir les sons et les vibrations, par des « sensilles» ou des soies et par un organe spécialisé placé à la base de l’antenne, l’organe de Johnson, qui, entre autres, permet au mâle de détecter les vibrations engendrées par le vol de la femelle. La fréquence perçue est de l’ordre de 150 à 450 Hz. Le moustique vole à la vitesse moyenne de 1 km en vingt‑quatre heures à l’extérieur. Il peut utiliser le vent. En laboratoire, il peut se déplacer à la vitesse de 17 cm/s. Son pouvoir de dispersion peut aller jusqu’à 50 km.
Quand on prend conscience de la façon dont cette fantastique machine‑moustique est organisée, on comprend qu’il faut, pour la construire et résoudre tous les problèmes pratiques posés, une très grande intelligence technique. Si un détail de structure manque : les palpes maxillaires à la base de la trompe, les débitmètres pharyngien et intestinal ou les diastases qui assurent la digestion… le système ne fonctionne pas. Il est évident qu’on ne peut pas imaginer de formes intermédiaires qui, progressivement, arriveraient par étapes aléatoires réglées par la sélection naturelle jusqu’au moustique que nous avons décrit. Par ailleurs, le caractère obsessionnel de la recherche de sang par la femelle a de quoi énerver le dormeur, qui, même dans la nuit, perçoit ou non le léger vrombissement de la machine volante qui va le piquer, là où il s’y attend le moins et souvent sur le plus petit bout de doigt qu’il laisse émerger imprudemment hors de la couverture.
Si l’on pouvait demander à cette femelle de moustique, pourquoi elle nous pique, alors qu’on ne lui a rien fait, elle ne pourrait sûrement pas expliquer que c’est pour la maturation de ses oeufs et la vitellogenèse. Elle exécute son programme génétique avec obstination et une grande réussite, car elle a tous les instruments adéquats, avec même une certaine redondance. Si on ne laisse que trois pattes à un moustique, il peut encore piquer en s’appuyant sur une aile. Si on lui envoie un produit toxique, il développe une résistance par modification génique. Son génome a été récemment décrypté par un groupe international dont faisait partie le Génoscope et l’Institut Pasteur.
Il reste encore à faire, mais peut‑être, suite à ces recherches, une arme plus efficace contre la dangereuse femelle du moustique pourra changer la situation actuelle.
Ainsi cette haute technologie, constituant une réponse parfaite aux problèmes techniques posés par l’objectif fonctionnel du « bioprogramme moustique », nous parait être l’argument dirimant, allant à l’encontre d’une théorie basée sur des mutations aléatoires sélectionnées par un jury complètement dénué d’intelligence technique, même si on lui donne le qualificatif de naturel.
1 Extrait du « Programme Homme », P.U.F., Paris, 2003, pp.268-274, ouvrage important sur lequel nous reviendrons prochainement.
2 P. Rabischong, doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Montpellier, est un spécialiste de la biomécanique et de ses applications pour les handicapés moteurs.