Science et démocratie

Par Dominique Tassot

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Résumé : Les « inventaires » musclés de l’année 1906 ont mis en évidence un des paradoxes de nos démocraties : le décalage entre le peuple et ses représentants. Pour y parer et rendre incontestables les décisions des gouvernements, Auguste Comte avait proposé de recourir à la science, supposant que la sociologie deviendrait bientôt aussi certaine que la mécanique rationnelle. Mais les énoncés scientifiques eux-mêmes résultent souvent d’une opinion moyenne au sein d’un comité d’experts ; ils ne sauraient échapper à la variabilité et aux basculements qui affaiblissent les démocraties. Le salut n’apparaît donc que dans une conversion des intelligences, dans le retour à une vérité supérieure à laquelle l’homme puisse se subordonner sans s’amoindrir, bref, un abandon confiant envers Celui qui est « la voie, la vérité et la vie ».

Il y a cent ans se déroulèrent en France les « inventaires » des biens ecclésiastiques, suite à la séparation de l’Église et de l’Etat. On verra dans la rubrique « Histoire », sur l’exemple de Pouzauges, dans quel climat tendu durent opérer les fonctionnaires désignés pour n’exécuter qu’à moitié une loi pourtant votée par les représentants du peuple. Or l’Église, sous le règne du pape précédent, s’était ralliée à la République. Et l’on sait, par un journaliste mandé à Rome pour agir sur l’opinion, quel avait été le raisonnement tenu par Léon XIII : les catholiques sont majoritaires en France, donc ils éliront un parlement catholique !1 On avait pourtant vu, un siècle plus tôt, des Français très largement royalistes élire une assemblée qui devait voter la mort du roi. Et nous venons de voir deux peuples repousser un projet de Constitution européenne qui aurait été voté par leurs parlements à plus de 80 % !..

Devant ces incohérences propres à la démocratie, Auguste Comte avait proposé de recourir à la science.

Avec le progrès des connaissances sur la nature puis sur l’homme, avec la « sociologie » (science du fait social) dont il se considérait comme le fondateur, il pensait parvenir à une société gouvernée scientifiquement. On allait donc échapper à l’inévitable variabilité des options prises à l’issue d’un vote. Surtout, on allait faciliter l’acceptation des décisions politiques, en les auréolant de l’autorité incontestée de la science…

C’était attribuer à la science en général, et à la sociologie en particulier, une qualité de certitude qui n’appartient qu’aux mathématiques. L’être mathématique en effet est un être de raison, qui s’épuise dans la définition qu’on en donne. Tandis que l’objet habituel d’une science échappe toujours, de quelque manière, à notre savoir : le réel déborde le connu, comme la route dépasse, et de beaucoup, la carte que nous en traçons. A fortiori l’être vivant, par sa complexité intrinsèque qui est la grande découverte du dernier demi-siècle2 ,fait désespérer de pouvoir le connaître un jour tout entier. Et l’homme, que la conscience réflexive et la volonté établissent loin au-dessus de toutes les réactions biochimiques3, ne peut être objet de science que dans une mesure très restreinte.

Loin que la science ne vienne régir et donc sauver la démocratie, c’est plutôt aujourd’hui la démocratie qui vient régir la science.

Ainsi en médecine, comment fixer les normes du cholestérol, sachant que nous sommes tous différents4, que les chiffres observés varient avec l’âge, le sexe, l’hérédité, etc ?

On réunit donc une commission d’experts sur le sujet (c’est-à-dire ceux qui se considèrent mutuellement comme ayant un avis autorisé, ou ceux dont on craindrait les réactions s’ils n’étaient pas appelés) et …. on vote ! En effet, le consensus n’est jamais total ; et s’il l’était, il deviendrait suspect. La décision savante collective est donc sujette aux mêmes variations que le vote politique : on a vu la norme de température du corps évoluer depuis 30 ans, passant de 37° à 36°4, comme on vu le Danemark dire « non » puis « oui » à l’Europe.

On objectera que la médecine n’est pas à proprement parler une science, mais un art, et que l’intuition reste à l’œuvre dans le diagnostic comme dans le traitement qui le suit. Sans doute est-ce vrai, mais le même dictionnaire qui définissait naguère la médecine comme « l’art de guérir », la présente désormais comme « la science ou l’art de guérir ». Et dans le même temps les médecins, souvent des « littéraires » dans le passé (donc à l’intuition peut-être plus fine), se recrutent désormais chez les bacheliers « scientifiques » alors que les mathématiques utiles au praticien ne dépassent jamais la « règle de 3 »5.

Quittons la médecine pour les époques6 de la géologie. Comment peut-on fixer l’âge de l’étage « ordovicien » (à l’ère primaire) ou du « portlandien » (ère secondaire) ?

Aucun habitant de ces époques supposées n’a bien entendu laissé sur ses tablettes de quoi nous raccorder au calendrier actuel. On va donc décider que tel type de roche sédimentaire avec ses « fossiles caractéristiques » s’est formé à une certaine époque, et seulement à cette époque. Tâche bien ardue, voire impossible s’il fallait disposer de véritables preuves matérielles, puisqu’aucune donnée du problème n’est directement liée au temps qui passe : nous sommes devant un matériau inerte, et  l’analyse chimique des radio-éléments nous renseigne encore moins sur l’âge d’une roche que la longueur de la barbe du grand-père sur sa date de naissance ! Comment donc procéder ? Comme pour le cholestérol, on réunit les « experts » et … on vote !

Au demeurant, cette procédure est assez normale : elle évite toute contestation, du moins pour quelques années, et c’est bien l’objectif poursuivi. Mais on voit sur ces exemples combien d’affirmations scientifiques mériteraient d’être assénées avec réserve et consommées avec modération.

D’autant que cette même démocratie qui fait la variabilité des énoncés scientifiques, est incapable de contrer l’opiniâtreté dans l’erreur. Ainsi « les inconditionnels du Big Bang se targuent d’avoir accumulé des preuves en faveur de leur modèle, et enseignent qu’une seule réfutation est plus importante qu’une série de confirmations. Mais les réfutations sont censurées par les meneurs qui joueraient leur réputation sur une remise en question du paradigme. Le mécanisme de la censure est simple : toute publication dans une revue notoire est soumise à un comité de lecture (les referees) qui fait un rapport anonyme. Et l’anonymat permet de rejeter sans étude approfondie toute découverte gênante ».7

A propos du récent projet de loi sur le clonage, la Fondation Jérôme Lejeune dénonce l’inévitable partialité d’experts tous intéressés à la plus grande liberté dans les recherches sur les tissus embryonnaires : « Qu’on soit pour ou contre le clonage, l’enjeu est trop important pour s’affranchir de tout débat…

Sans débat critique, il n’y a plus de science et sans débat éthique, il n’y a plus de conscience. Sans débat, il n’y a que la victoire de la technique et du marché » (Communiqué du 20/4/05).

Mais comment, hormis la conversion tardive (comme celle du Pr Testard, père des premiers « bébés-éprouvette »), trouver des experts compétents hors du milieu des scientifiques engagés dans un domaine de recherches ?

La science ne sauvera donc pas la démocratie de ses risques d’errance, ni la démocratie la science.

La solution réside ailleurs : c’est le souci de la vérité poussé jusqu’au mépris de ses idées personnelles. Lorsque le président d’une nation naguère chrétienne, déclare publiquement que la loi morale ne peut l’emporter sur la loi civile, il ouvre inévitablement une ère d’instabilité permanente. On a coutume d’ironiser en rappelant que la démocratie, chez Montesquieu, repose sur la vertu. Cette pensée est pourtant profondément juste : a contrario, sans vertu, sans oubli de soi, sans le sens du bien commun, le débat d’idées apparent ne fait plus que masquer le marchandage où finit par échouer le conflit des intérêts.


Absence de vrais débats dans une science figée sur ses « vérités établies » (Maurice Allais), excès de faux débats dans une société à la dérive, le besoin se fait partout sentir de retrouvailles avec la vérité vraie, à laquelle la raison humaine peut se subordonner sans s’amoindrir, cette Vérité qui seule libère (cf. Jn 8, 32).

Il y aurait beaucoup de naïveté à croire que l’homme, seul ou en société, pourrait parvenir à ces retrouvailles en faisant l’économie des clefs sur la Création et sur la nature humaine données dans la Révélation. Devant l’impasse où nous conduit l’athéisme intellectuel encore dominant, comment ne pas accueillir avec soulagement et reconnaissance les paroles de Celui qui est tout à la fois « la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).

Le salut n’est pas ailleurs.


1 Où l’on voit comment un théologien éminent peut faire montre d’une grande naïveté politique. On a pu en dire autant de Pie XI.

2 Découverte qu’il  reste nous encore à  “digérer”, dont les conséquences commencent seulement à se faire sentir car elles requièrent jusqu’à l’adoption d’un nouveau « paradigme » : le rejet du scientisme mécaniste, et la réintroduction dans la pensée scientifique des considérations de finalité, d’harmonie et d’intelligence créatrice.

3  Il semble que la moindre cellule vivante abrite des milliers de réactions biochimiques simultanées (certains en comptent jusqu’à 100 000 !). Et même si les opérations de la pensée laissent une trace dans notre cerveau (de là le « détecteur de mensonge » d’usage courant dans l’Administration américaine), le nombre des connexions cérébrales, souvent uniques, y dépasse le nombre des feuilles d’arbres dans les forêts du  Canada !..

4 La tendance actuellement, dans les analyses des laboratoires biologiques, est de se prendre chacun pour étalon et de mesurer les écarts par rapport aux valeurs antérieures du même paramètre. On contourne ainsi le problème des valeurs « normales ».

5 Et encore ! Ce n’est plus vrai que pour les vétérinaires, qui ont à proportionner les doses du médicament au poids de l’animal. Mais pour l’homme, la posologie figure désormais en détail sur la notice, y compris la dose destinée aux nourrissons.

6  Qui n’en sont pas : un faciès lithologique ne constitue pas un marqueur chronologique. Ainsi les outils taillés aujourd’hui par les Boschimans (Bushmen) du désert de Kalahari, en Afrique du Sud, sont identiques aux outils préhistoriques. Pourtant, même s’ils n’ont pas d’état civil, on ne croit pas sérieusement que, tels des immortels, nos Boschimans soient nés il y a des milliers d’années, à « l’âge de la pierre » !

7 Note inédite de Francis Sanchez. Mais si l’on supprime ce filtrage des publications, le public sera incapable de distinguer entre les thèses farfelues et les travaux sérieux. On le voit, la question n’est pas simple !

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