Turin : l’Ostension du centenaire

Par Dominique Tassot

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Résumé : Pour le centenaire du cliché photographique réalisé par Secondo Pia le 28 mai 1898, la ville de Turin ne pouvait manquer de présenter aux fidèles la relique insigne du christianisme : celle qui témoigne de la Résurrection.

          On trouvera ici quelques impressions laissées par ce pèlerinage hors du commun. Car le Linceul n’a nul besoin d’un certificat d’authenticité : il porte en lui-même tous les caractères probants du lieu mystérieux où le divin et l’humain se conjuguent indissolublement.

        Le samedi 25 juin 1898, la Semaine religieuse du diocèse de Valence rendit compte de la première photographie du Linceul, en traduisant le compte-rendu que Philippe Crispolti avait donné à l’Osservatore Romano.

        “On commença à développer les épreuves, et c’est alors qu’il se produisit un fait merveilleux. Comme on le sait, les taches ou ombres du Saint-Suaire vues directement, présentent le double dessein de la dépouille sacrée du Sauveur, parce que le corps ayant été déposé sur l’une des extrémités du Linceul et puis l’autre extrémité ayant été étendue sur le corps du côté de la tête, il y est resté la sanglante empreinte du dessous et du dessus. Ce double dessin, quoique décoloré, était très clair et assez détaillé, mais il donnait une idée des contours plutôt que des linéaments. Or, on savait que la négative photographique aurait renversé les couleurs, c’est-à-dire laissé en blanc les empreintes ; mais on supposait que, dans tous les cas, cette inversion aurait conservé ce qu’il y avait d’indéterminé dans l’original.

        Au contraire, au fur et à mesure que l’image photographique se développait dans le bain, on voyait apparaître quelque chose de vraiment inattendu. C’était le dessin parfait et complet de la Sainte-Face, des mains et des membres, qui venait à la lumière, comme si au lieu de reproduire le Linceul où le corps fut enveloppé, on avait pris directement l’image du divin Martyr. Le Saint-Suaire était donc lui-même une négative exacte, quoique en apparence indéchiffrable, du sanglant cadavre que l’on y avait déposé.

        La nouvelle s’en est aussitôt répandue : et l’on a vu commencer un nouveau pèlerinage à la maison du très habile et heureux artiste. Celui qui écrit ces lignes y est accouru lui aussi. La plaque photographique, exposée à la lumière, produit, dans sa transparence, une impression indicible. C’est comme une nouvelle et admirable ostension du Saint-Suaire. Nous avons vu distinctement, tels qu’ils étaient, les traits du Rédempteur ; et nous avons été des premiers à les revoir après dix-neuf siècles, lorsque personne n’aurait osé concevoir une aussi chère espérance ! Répandez donc aussitôt cette extraordinaire nouvelle.

        Pour le centenaire du cliché photographique pris le 28 mai 1898 à 23 heures par Secondo Pia, et du 14 avril au 14 juin, la capitale du Piémont exposait aux regards l’objet archéologique le plus étudié de toute l’histoire humaine. La ville, la province et la région s’étaient associées à cette ostension ; de là une organisation à la hauteur des foules attendues. En 1978, en effet, 3 millions de pèlerins étaient accourus vénérer la relique. Cette année encore, 750.000 personnes avaient déjà réservé leur passage dès avant l’ostension, et l’on compte plus de 2 millions de visiteurs.

        Il est vrai que l’Eglise s’est bien gardée de tout triomphalisme. Certes, le Cardinal Wojtyla, venu comme pèlerin en 1978 avait demandé après son élection une ostension privée (en avril 1980) et s’est rendu à nouveau le dimanche 24 mai à Turin. Mais aucune publicité ne fut faite dans les diocèses et le Cardinal Saldarini déclarait à La Croix (14/4/98) : “Le suaire est une réalité humble, pauvre et faible : c’est une pièce de toile qui évoque (sic) un Linceul… Le suaire garde sa valeur comme objet de culte, image sacrée du Crucifié“. Manifestement le lavage de cerveau fondé sur le carbone 14 a laissé des traces sous le chapeau de l’archevêque – custode ! Car ce galimatias se contredit lui-même : si le Saint-Suaire n’est pas la relique ultime de la Passion du Christ, en quoi peut-il mériter un culte légitime ? Et le groupe de brésiliens que j’ai vu défiler n’avait certainement pas traversé l’Atlantique pour admirer quelqu’oeuvre d’art sacré, fût-elle unique en son genre. D’ailleurs le recueillement des pèlerins, le silence de cette foule, même bien canalisée, suffit à montrer qu’elle ne doute guère de l’authenticité.

        Après la traversée d’une longue galerie décorée par des reproductions d’ostension passées, les visiteurs se regroupent dans une salle d’attente.

        Là, plusieurs photos du Linceul sont projetées et commentées, aidant les moins avertis à reconnaître l’empreinte frontale et l’empreinte dorsale, les marques de l’incendie de 1532 et les taches de sang, le tout accompagnés par ce verset qui sert de thème à l’ostension : “Tous les peuples verront ton salut“.

        Une chose est de voir la reproduction photographique1, autre chose de contempler l’original. Celui-ci est exposé dans le chœur de la cathédrale, devant un immense panneau en trompe-l’œil qui reproduit la chapelle Guarini (construite pour abriter la relique et qu’un incendie a gravement endommagée le 11 avril 1997).

        Dans la demi-obscurité, une large  tenture violette entoure de ses plis le cadre où resplendit le Linceul. Sous le verre blindé qui le protège, l’éclairage invisible est en effet si vif que la lumière semble jaillir du tissu lui-même. Sur les côtés, un chandelier à deux cierges rappelle aux assistants qu’ils veillent sur une dépouille mortuaire. Chaque groupe, réparti sur 3 rangs, reste environ 5 minutes devant la relique : assez pour se recueillir et se joindre à une courte et dense prière au Seigneur crucifié, mort par amour et qui nous permet de contempler Son visage, Lui qui règne dans les siècles des siècles….

        C’est le moment de regarder et d’adorer, de se laisser impressionner par l’ultime trace matérielle du mort ineffable, de constater aussi la qualité des photographies du Linceul dont nous disposons depuis 1931 et surtout 1988. Seuls les 4 points de brûlure en équerre, déjà visibles sur le Codex Pray (Hongrie, daté de 1192) semblent plus nets que sur les reproductions. Puis il faut laisser la place à un autre groupe et sortir sur le côté de la cathédrale. Ceux qui veulent peuvent alors rentrer dans la nef et prier à loisir devant la relique, bien visible à 4 mètres du sol.

        Car la réponse qu’appelle le Saint-Suaire n’est pas d’abord un acte de foi, une adhésion de l’intelligence. Comme pour les croisades, il s’agit surtout d’un acte d’amour. Des preux d’Occident se croisèrent car ils ne supportèrent pas l’idée que la terre foulée par le Christ demeurât le domaine de l’Islam. La Palestine fut le cadre des actes publics de Jésus.

         Or le Linceul est à la Palestine ce que le saint des saints est au Temple : le lieu intime le plus sacré, touchant de plus près au sublime, le témoin des actes par essence les plus divins : la Passion et la Résurrection. Le Suaire, c’est le sanctuaire, le lieu où se condense la mission de Jésus-Christ. Le mot “Jésus”, en hébreu, veut dire “Sauveur” : le Linceul est la preuve matérielle de l’Amour divin. Non pas une relique parmi bien d’autres mais, avec le Suaire d’Oviedo et la Tunique d’Argenteuil, la relique par excellence : l’objet palpable laissé derrière lui par le Christ lorsqu’il accomplit à la fois les Ecritures et le salut de l’humanité. Celui qui aime n’abandonne pas les objets laissés par l’être aimé : il les recueille pieusement et manifeste ainsi la vérité de ses sentiments. Il en va de même ici.

        Lorsque le Linceul reposait dans le trésor de l’empereur, à Constantinople, seul un petit nombre de dignitaires, d’ambassadeurs et d’artistes recevaient le privilège d’une ostension. Avec les véhicules à moteur et la photographie, c’est aujourd’hui le grand nombre qui est invité à contempler le visage qui sauve, à méditer devant le corps meurtri et défiguré du dieu fait homme des douleurs, à élargir aussi sa vision du christianisme aux dimensions de l’Univers. Car le Christ a proféré cette formule qui suffirait à ridiculiser tout autre qu’un dieu : “Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas” !…. Le mot hébreu que traduit “parole” est : “devar“. Il signifie encore : “chose, objet, affaires”. Rien n’empêche donc de voir dans le Linceul un de ces objets personnels légués par le Christ, et que sa participation directe à l’oeuvre du Salut associe à la structure divine de la Création. A ce titre, lui-non plus ne “passera” pas, et l’on s’explique pourquoi Nicolas Meritis, conservateur des reliques impériales à Constantinople en 1201, s’étonnait déjà devant “ce linge défiant la décomposition parce qu’il a enveloppé le corps nu du mort ineffable“. On comprend aussi la façon miraculeuse dont il traverse des incendies redoutables. On conçoit enfin à quel point la prétention des radiocarbonistes à dater le Saint-Suaire à l’encontre de toutes les autres expertises se rend dérisoire.

        Une nouvelle ostension est prévue pour l’an 2000. Elle sera, souhaitons-le, suivie d’une étude scientifique qu’il reste juste assez de temps pour bien préparer. Depuis 1978, les appareils ont beaucoup gagné en sensibilité.

        En conjuguant le microscope et le spectroscope à fluorescence, on peut aujourd’hui éclairer une seule fibrille sur un fil de lin et ainsi interroger la structure moléculaire des points colorés qui constituent l’image. Avec les découvertes attendues en observant la face cachée du Linceul, nul doute que l’histoire scientifique du Linceul va rebondir.

        Mais là n’est pas l’essentiel

        En inspirant à Niepce et Daguerre l’invention de la photographie, en suscitant le mot “révélation” pour désigner l’opération qui fixe et rend lisible le film sensible, Dieu dans sa préscience savait certes ce qu’Il nous préparait. Sans négliger les applications utiles de cet art optique, n’est-il pas manifeste qu’il s’agit aussi d’arroser le désert des cœurs pétrifiés d’orgueil et de retourner l’autorité excessive que la science s’est arrogée dans les esprits, au service de la seule autorité qui tienne, la seule que l’homme puisse aimer et servir sans restrictions. Face à l’emprise de notre infracivilisation matérialiste, avec son culte du soi et du confort, la réponse qui libère et qui restaure demeure celle qui fut proférée au commencement : Qui est comme Dieu ?

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1 Une reproduction grandeur nature est exposée chaque après-midi de 15h30 à 17h30 à Fontenay-les-Roses en la Chapelle Sainte-Rita, 7 rue Gentil-Bernardo, tél. : 01 41 13 96 00).

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