La faute originelle de la science moderne

Par Ernest Hello

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La faute originelle de la science moderne1

Résumé : Ernest Hello est un profond penseur, rejeté dans l’oubli parce qu’il s’était posé comme radicalement chrétien. Dans ce bref survol des trois siècles précédents, il s’élève assez haut pour désigner le point de rupture entre la Science médiévale, unitaire et contemplative, et les sciences modernes, éparpillées et vouées à l’inessentiel. Ce point fut la décision de reléguer Dieu en dehors de la démarche scientifique, comme si la recherche des vérités de la nature pouvait s’abstraire de l’unique source de Vérité.

L’immense édifice de la science moderne commença bien plus tôt qu’on ne le supposait il y a cinquante ans. Je me garderai bien de dire que le Moyen Age ait tout fait. Mais il faut rendre justice aux siècles comme aux hommes. Le Moyen Age a travaillé immensément : il a pénétré très avant dans la nature des choses. Enfin, et voici sa gloire : il n’a jamais regardé la création comme une chose à part, isolée du Créateur.

Ce fut précisément cette alliance des sciences et de la  Science qui lui a valu le mépris des trois derniers siècles. On s’est moqué du Moyen Age parce qu’il parlait de Dieu à propos de tout, et de tout à propos de Dieu. On s’est moqué du Moyen Age, parce qu’on a voulu regarder la nature, dans l’oubli de son auteur, la regarder détachée, isolée, la scruter avec des instruments matériels, l’examiner comme un objet, sans respect pour elle et sans souvenir pour son principe. On a cru que la Science serait plus précise, plus clairvoyante, plus incisive, plus maîtresse, si son regard, détaché du ciel, fouillait la terre, bien loin de Dieu. On a cru qu’elle aurait la réalité, si elle perdait l’idéal : on a cru qu’elle gagnerait en profondeur tout ce qu’elle perdrait en hauteur.

La science, il y a trois cents ans, descendit de la montagne où elle avait grandi et où elle allait fleurir sous les rayons de la croix et arriva, il y a cent ans, à ce ravin où, ne levant plus les yeux, elle prit le ciel pour un rêve. C’est qu’elle était descendue si bas qu’elle commençait à mépriser. Quum in profondum venerit contemnit2.

Pour mesurer l’horreur de ce second adultère, il faut jeter un coup d’œil sur l’admirable union des sciences et de la Science, union qui était commencée et qui allait éclater dans la lumière, quand Descartes et Bacon ont paru.

La tendance du Moyen Age fut de sentir partout la vie, de ne rien isoler, et d’assister au travail intérieur de la création.

L’antiquité avait été singulièrement privée du sens intime de la vie. L’élément, ou les éléments, dont elle supposait le monde formé ressemblaient au ressort d’une montre qui joue mécaniquement. Pour Thalès, c’était l’eau ; pour Xénophane, la terre ; pour Phérécide, l’air ; pour Héraclite, le feu. Empédocle les avait réunis tous les quatre. Mais ces hypothèses se promenaient autour de la création, comme des profanes autour d’un temple, et ne pénétraient pas dans le sanctuaire. Elles se tenaient à distance de la vie, comme si elles eussent eu peur d’approcher, et peut-être, en effet, avaient-elles peur d’approcher.

La science du Moyen Age arrive et dit :

Les êtres en général ont deux constitutifs métaphysiques, la Puissance et l’Acte.

Les composés en général et les corps en particulier ont deux éléments physiques, la matière et la forme. La matière et la forme sont dans l’être physique ce que la puissance et l’acte sont dans l’être métaphysique.

Voici un grain de café. Vous pouvez le détruire, mais après l’avoir détruit, essayez de le refaire ou essayez d’en faire un autre. Analysez toutes les substances qui le composent, ensuite procurez-vous une à une toutes ces substances et essayez de faire un grain de café. Pourquoi l’entreprise est-elle impossible ? C’est que le grain de café possédait, outre les substances dont il était composé, quelque chose que vous avez pu lui ôter, et que vous n’avez pu lui rendre ; ce quelque chose est absolument distinct des substances séparées que le corps décomposé vous a présentées une à une . Or, ce quelque chose, c’est la forme.

Par la vertu de la forme, le grain de café était du café et non du cacao. La forme le déterminait dans un genre de substance et lui donnait l’être du café.

Chose admirable ! Pour avoir la science de la matière il faut d’abord avoir la science de la forme, vertu invisible qui la substantie, la spécifie et l’individualise. En d’autres termes, le matérialisme est la négation absolue de la Science des corps.

Le pain que l’homme mange devient la chair et le sang de l’homme. Le pain change donc de substance en changeant de forme. (Il est bien entendu que je prends ici le mot forme dans son acception philosophique). La transubstantiation naturelle est donc la loi de la vie. Par la corruption, la matière passe d’une forme supérieure à une forme inférieure ; par la nutrition, la matière passe d’une forme inférieure à une forme supérieure.

La substance qui va germer perd d’abord sa forme substantielle et commence par se corrompre autour du germe, point immortel, qui se nourrit de la substance du grain en décomposition, et est le symbole de la résurrection.

Et quand le Fils de Dieu a dit : Nisi granum frumenti, cadens in terram, mortuum fuerit, ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum affert.3

Il a posé la loi de la création, la transmission de la vie et de la mort.

Si nous nous servons de cette loi pour nous élever à la loi dont elle est le reflet, le grain de froment va tourner nos regards vers Celui qu’il symbolise : nous allons voir la vie et la mort se rencontrer sur le Calvaire, et la Science va s’asseoir, à sa place, près de la croix, sur son trône.

En effet, quelle est son œuvre ?

Cherchant partout l’image ou le vestige de Celui qui est, elle recherche et constate comment il a donné aux créatures d’être -sans être, comme lui, par elles-mêmes-, et de donner l’être, puisqu’elles se transmettent la forme les unes aux autres, sans être, comme lui, créatrices. Plena est omnis terra gloria ejus4 ! Ce n’est pas une phrase sonore, c’est une réalité.

La science est chargée de découvrir à quel point les mondes sont imbibés de la miséricorde éternelle.

Nous avons jeté un coup d’œil sur la Science dans l’antiquité et sur la Science dans le Moyen Age.

En effet, le dix-neuvième siècle jette tous les fleuves dans la mer. Il faut, pour le comprendre suivre sur la carte la route que les fleuves ont tracée, pendant leur cours, dans la campagne.

Or, à partir de Descartes, la Science eut la pensée de séparer de Dieu, pensée étrange, dont l’habitude seule nous empêche de nous étonner dans la mesure où elle est étonnante. Etonner veut dire foudroyer, et le foudroiement est la seule action naturelle qui ressemble à ce que devrait éprouver l’homme, quand il voit que les hommes ont entrepris de faire une science sans Dieu.

Le seizième siècle, qui fit la révolte de la Science éveille dans l’esprit le souvenir de la catastrophe paradisiaque. Chose remarquable ! il ne songea pas à nier Dieu, mais il songea à se passer de lui dans la Science. Il admettait Dieu, mais désirait L’éloigner, et l’Arche sainte où il Le plaçait avec un respect ennemi était un moyen de L’oublier.

Il est vrai que Dieu existe, disait le seizième siècle, mais, pour être savant, l’homme doit faire comme s’il n’existait pas. Puisque Dieu existe, il est nécessairement la vérité. Essayons donc, aurait dit le seizième siècle, s’il eût été franc, essayons de nous passer de la vérité en nous occupant de la science. Créons une science en dehors du Dieu qui est vérité, séparons la Science de la vérité.

Il ne l’a pas dit avec cette franchise, mais il l’a fait avec cette brutalité.

L’idée de l’indépendance s’est encore présentée à l’esprit humain, et il en est résulté des hallucinations. L’homme a pensé qu’il était honteux pour lui d’être soumis dans la Science aux affirmations de la vérité et qu’il serait plus glorieux quand il ne relèverait que de ses propres études.

Et la Science a accepté le rôle qui lui était donné. Oubliant que la vie est la connaissance de la vérité, elle a consenti à se décapiter, à se suicider, en se séparant du principe et de la fin pour laquelle elle existe. Elle a consenti à être la connaissance du faux, car, en dehors du vrai, il n’y a que le faux.

Ayant consenti à être la connaissance du faux, elle s’est admirée elle-même, elle s’est complue dans sa force et son indépendance, car l’amour-propre grandit toujours avec la honte.

Le jour où le crime fut accompli, la Science tomba foudroyée ; car elle ne se priva pas seulement des lumières surnaturelles que seize siècles avaient allumées devant elles : elle se sépara intérieurement, par l’esprit de révolte qui entra en elle, de l’ordre naturel. L’union nécessaire, évidente, de la Science et de la vérité commence dans l’ordre naturel et se consomme dans l’ordre surnaturel. L’esprit de la révolte qui s’insinua dans la Science rompit avec l’un et avec l’autre, sous prétexte d’étudier le premier, sous prétexte de respecter le second.

Voici une loi générale :

L’esprit de révolte est hostile à toute science, parce que la Science suppose l’adhésion de l’intelligence à la nature des choses ; aussi quand il est entré, l’esprit de révolte ne s’arrête pas aux négations logiques qu’entraîne sa première négation. Il va devant lui, dans la négation, niant pour le plaisir de nier, et s’enfonçant dans les ténèbres parce qu’il les aime. Hegel est fils de Descartes, non par la logique de la raison, mais par la logique du cœur. Les raisonnements de Descartes n’appellent pas forcément ceux d’Hegel  ; mais l’Esprit qui a fait Descartes a éveillé l’esprit qui a fait Hegel.

L’ordre naturel s’est couvert aussi d’un voile, parce que l’œil qui avait voulu l’étudier n’était pas pur, et l’homme a fini par nier Dieu, parce qu’il avait regardé la création avec les yeux d’un révolté.

Alors les nations virent un spectacle extraordinaire, mais non pas inouï : les sciences se détachèrent de Dieu, et, par une justice qu’elles n’évitèrent pas, se détachèrent les unes des autres. Leur adhérence réciproque fut détruite quand elles cessèrent d’adhérer à l’unité de Dieu. Ne tenant plus à lui, elles ne tinrent plus entre elles.

Les sciences se livrèrent néanmoins à une multitude de recherches, elles possédèrent des connaissances nombreuses. Elles étudièrent, avec un soin minutieux et un travail infatigable, les manières d’être des choses, mais elles perdirent l’unité qui constitue la Science et qui est le nom de sa gloire.

Elles crurent même (il faut parler d’elles au pluriel) que la science philosophique pouvait gêner les connaissances de détail qui étaient devenues l’objet de leur ambition, que l’être était un rêve dont la préoccupation pouvait gêner ceux qui avaient le microscope à la main pour regarder les êtres. Elles ne descendirent pas d’un bond à ce degré ; elles mirent deux siècles à faire cette chute qui dura du seizième au dix-huitième siècle, de Descartes à l’Encyclopédie. L’Encyclopédie représente l’état des sciences, détachées de Dieu, détachées de la science, penchées sur les animalcules microscopiques, niant tout ce qu’elles ne voient pas, ne comprenant rien aux petites choses qu’elles voient parce qu’elles ont perdu la clef des êtres, mais cherchant à découvrir les détails de la création ; heureuses et fières quand, à force d’aveuglement, elles croyaient trouver dans un fait qu’elles voyaient mal, l’occasion de railler une vérité qu’elles ne voyaient pas.

La Science doit proclamer l’harmonie des faits qu’elle observe avec les vérités qui les contiennent, les embrassent et les dominent.

Les sciences au dix-huitième siècle oublièrent les vérités de la création, dénaturèrent les faits de la création et mirent leur bonheur à proclamer la contradiction de ces faits dénaturés et de ces vérités oubliées. Ces deux ignorances venant au secours de la mauvaise volonté, le dix-huitième siècle jeta sur la nature un regard trouble et impur, et l’Encyclopédie parut.

L’esprit du dix-huitième siècle fut un souffle empoisonné qui semblait avoir la propriété de s’infiltrer à travers les pores dans le sang et de faire tomber en pourriture la substance qu’il pénétrait. Ce souffle toucha la science : elle disparut pour faire place aux sciences. Ce souffle toucha l’art : il disparut pour faire place aux arts. L’élément spirituel, qui garde l’unité, s’envola, et la substance des êtres, abandonnée de l’esprit, s’en alla en poussière. Florian représenta la littérature, Boucher et Fragonard représentèrent la peinture, Voltaire représenta la philosophie, les Encyclopédistes représentèrent la Science. C’était la poussière qui régnait.

Ainsi se montra la loi des rayons du cercle.

Plus ils s’éloignent du centre, plus ils s’éloignent les uns des autres.

« S’ils s’en éloignent davantage, dit saint Denys, ils continuent à se séparer dans la même proportion ; en un mot, plus il sont proches ou distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou leur distance respective. »

Ainsi plus les branches de la Science et de l’Art, qui sont les rayons d’un cercle, s’écartent de la vérité, plus elles s’écartent les unes des autres, et quand elles ont tout à fait perdu de vue la vérité, elles se perdent de vue les unes les autres.

Cette loi au dix-huitième siècle se révéla dans les ténèbres ; mais, quand elles sont éclaircies par les lois, les ténèbres deviennent transparentes.

Le dix-huitième siècle a tellement effacé en lui la trace de la lumière qu’il nous expose à oublier son type. On serait tenté de croire qu’il était condamné fatalement, qu’il n’avait pas de place au soleil. Ce serait une erreur : tous les siècles ont leur œuvre, et à travers la nuit qu’ils ont jetée sur eux, l’œil peut encore découvrir de quelle couleur eût été leur lumière. Or, le dix-huitième siècle était probablement destiné à éclairer la création, à aimer la nature, et comme la déchéance garde l’image détournée et parodiée du type, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Florian ont dit qu’ils aimaient la nature. L’ordre naturel avait été insulté, méconnu par Luther et par Jansénius. Le dix-huitième siècle devait prendre sa défense et proclamer sa vérité. Aussi prononçait-il, du fond de sa nuit des paroles qu’il ne comprenait pas, qu’il dénaturait, qu’il faussait, qu’il altérait, mais qui étaient peut-être les échos mal appris et en même temps mal oubliés des paroles qu’il aurait dû prononcer dans la lumière. Oui, je le crois il était appelé à prendre, contre Luther et Jansénius, la défense de la création ; il était appelé non à chanter, – le souffle manquait -, mais à dire la beauté qui subsiste dans l’ordre naturel, à protester contre le serf-arbitre de Luther, à protester contre le désespoir de Pascal, à sentir le parfum des roses dont Port-Royal semblait avoir horreur. Il était appelé à étudier plutôt qu’à contempler, mais à étudier l’ordre naturel, à écraser, sous le poids de la science naturelle, la tête hideuse du Jansénisme.

Il devait honorer la raison de l’homme, parce qu’elle est honorable ; aussi, comme il fut infidèle, il la déshonora, car il voulut l’adorer, et vous savez sous quelle forme !

Une erreur engendre plusieurs erreurs et les engendre de différentes façons. Elle en produit directement quelques-unes par voie de filiation. Elle en produit indirectement  quelques autres par voie de réaction. De cette seconde manière, le Jansénisme, qui semblait mépriser la création, appela le dix-huitième siècle qui aurait dû l’honorer, l’étudier, l’épeler, la lire, l’admirer, et qui la déshonora, parce que faussant son œuvre, il voulut l’adorer.

Le dix-huitième siècle laissa l’Europe parfaitement convaincue que les sciences et la religion étaient contradictoires, qu’il fallait choisir : que les hommes d’esprit choisissaient les sciences ; que les autres, par bassesse et par peur, choisissaient la religion.


1 Repris de L’homme, la vie, la science, l’art. Paris, Perrin, 18ème édition, 1921, pp.184-193.

2 Comme il est parvenu dans l’abîme, il méprise.

3 Si le grain de blé, tombé en terre, ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

4 Toute la terre est remplie de sa gloire.

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