Nous revoici au temps des sophistes

Par Claude Tresmontant

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« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)

Résumé : Dans cette chronique donnée naguère dans La Voix du Nord, le philosophe et hébraïsant rappelle opportunément que nous vivons, comme Socrate, au temps des sophistes. Certes l’intelligence humaine ne peut être contrainte de l’extérieur. C’est pour cela précisément que sa plus haute dignité et sa responsabilité consistent à s’incliner devant la vérité objective.

On ne peut plus ouvrir une radio, en ce moment, sans entendre l’un de ceux qui sont nos maîtres à penser, nos directeurs de conscience – je veux dire des acteurs de théâtre ou de cinéma, des chanteurs ou des danseurs1 –  nous dire qu’en réalité il n’y a pas de vérité unique. La vérité serait multiple comme les individus, comme les peuples qui constituent l’humanité. A chacun sa vérité. J’ai même entendu, l’autre jour à la radio, un chanteur-acteur nous expliquer savamment que la vérité a des couleurs multiples, comme sont multiples les couleurs des diverses races humaines ! La vérité est polychrome : c’est charmant ! « L’intégrisme », nous explique-t-on, consiste à prétendre que la vérité est unique. C’est le monothéisme.

Ce qui est amusant en cette occurrence, c’est que nous voilà ramenés vingt-cinq siècles en arrière, dans l’Athènes du temps des sophistes, de Socrate, de Platon et bientôt d’Aristote, le disciple de Platon.

La réalité :

On pouvait entendre, dans l’Athènes du Vème siècle avant notre ère, des dialogues comme celui-ci :

– « Alors mon brave, quel temps fait-il aujourd’hui ?

– Mais Socrate, tu vois bien qu’il fait un temps de cochon, un froid de canard ! Il a neigé cette nuit et nous pataugeons dans une boue glaciale !

– Comme cela, mon cher Protagoras ? Que me dis-tu là ? Je trouve au contraire qu’il fait une chaleur accablante. Le soleil me darde sur la tête et je vais au plus vite me mettre à l’ombre pour éviter d’attraper quelque mal de tête !

– Voyons, Socrate, je suppose que tu veux plaisanter. Ou plutôt provoquer ma fureur, comme tu sais si bien le faire. Comment peux-tu dire qu’il fait beau et chaud, alors que nous n’avons pas vu le soleil depuis plusieurs jours, que le ciel est couvert et gris, et qu’il pleut de l’eau glacée ?

– Mais mon cher Protagoras, tu nous racontes depuis des années, tu racontes au petit peuple innocent, qu’il n’y a pas de vérité ; que chacun a sa vérité ; que l’homme est la mesure de toute chose ; qu’il n’y a pas une vérité unique pour tous. Et même tu te fais payer fort cher pour débiter ce genre de sornettes. J’ai donc bien le droit, en suivant tes propres principes, de soutenir qu’il fait aujourd’hui une chaleur accablante et un soleil de plomb.

– Mais Socrate, tu ne peux pas soutenir une thèse pareille, puisqu’en réalité…

– Comment Protagoras ? Quel mot est sorti de ta bouche ? En réalité ? Tu tiens donc compte de la réalité, qui est la même pour toi et pour moi et pour nous tous ? Par conséquent, tu réfutes ta propre philosophie et tous les discours que tu débites n’ont pas d’autre intérêt que de te rapporter de la monnaie »…

Socrate a tout à fait raison. La question de la vérité et la question de la réalité objective qui ne dépend pas de nous, ces deux questions sont liées. Dire la vérité, c’est dire ce qui est. Si je dis qu’aujourd’hui, à Lille, il fait une chaleur tropicale, ou bien je me trompe, ou bien je veux tromper les autres. La vérité se définit par rapport à ce qui est ; et ce qui est dans l’univers, dans la nature, dans l’histoire humaine passée, ne dépend pas de nous, ne dépend pas de notre caprice.

A la rigueur, ce qui sera dans l’histoire humaine dépend de nous pour une part. Mais lorsque l’histoire est accomplie, lorsque qu’un événement est achevé, il ne dépend plus de nous, et la vérité le concernant ne dépend pas non plus de notre caprice.

Une question de fait :

Supposons par exemple que l’univers physique soit seul, éternellement seul, dans le passé, le présent et l’avenir.

Supposons que l’univers physique soit à lui tout seul la totalité de l’être, la totalité de ce qui existe. Eh bien dans ce cas, l’athéisme est vrai, et il ne dépend d’aucun d’entre nous de changer ce fait. Si l’univers physique est seul, de toute éternité et pour toute l’éternité, alors l’athéisme est vrai. L’athéisme est la vérité pour nous tous, quelles que soient nos préférences ou nos  répugnances, qui n’ont rien à voir en cette affaire. L’univers physique est bien de quelque manière. Ou bien il est seul, ou bien il n’est pas seul. C’est une question de fait qui ne dépend pas de nos caprices ni de nos préférences. Et donc il existe bien , en ce qui concerne l’univers physique, une vérité qui est unique et la même pour tous.

Ernest Renan aimait à répéter : « après tout, peut-être que la vérité est triste« . Ce qui est héroïque en philosophie, c’est que nous ne nous demandons pas : « Qu’est-ce que je préfère ? Qu’est-ce qui m’arrange le mieux en ce moment ? » Mais : « Qu’est-ce qui est vrai, indépendamment de mes préférences ou de mes répugnances ? » C’est-à-dire : « Qu’est-ce qui est ? »

Nous avons donc l’obligation de décevoir nos nouveaux maîtres à penser, nos nouveaux directeurs de conscience, acteurs, chanteurs , danseurs. Non, malheureusement pour eux, la vérité ne peut pas être multiple ni polychrome. Elle est ce qu’elle est. Elle est peut-être triste comme le supposait Renan. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ne dépend pas de nos humeurs, ni de nos préférences, ni de nos caprices du moment.

Le refus des normes :

« Mais alors, me direz-vous, pourquoi donc répètent-ils cela, nos maîtres à penser du jour, à savoir que la vérité est multiple et non pas unique, que chacun a sa vérité, etc ?

– Ils répètent cela tout simplement parce que cela les arrange.

-Ah oui ? Cela les arrange ? Mais pourquoi donc cela les arrange-t-il ?

– Cela les arrange, parce qu’ils se disent qu’en secouant comme un prunier l’arbre de la vérité, en s’efforçant de l’arracher, de le déraciner, ils parviendront par la même occasion à déraciner et à extirper quelque chose qui les ennuie profondément .

– Qu’est-ce qui les ennuie si profondément ?

– Eh bien c’est l’idée, ou plutôt le fait, que la réalité étant ce qu’elle est, elle implique, elle comporte, elle contient en elle-même des normes.

– Comment cela ?

– N’importe quoi n’est pas égal pour l’homme, pour l’enfant d’homme, pour l’homme adulte, pour l’humanité tout entière. Il existe des normes objectives de développement qui ne sont pas quelconques. Nos maîtres à penser ont horreur de cette idée, ou notion, de normes objectives. Et c’est pourquoi ils répètent dans les radios les plus intellectuelles qu’en réalité il n’y a pas de nature humaine. C’est la thèse de Sartre, de Madame de Beauvoir, et de tant d’autres…

L’intelligence est libre :

– Mais pourquoi donc cela les arrange-t-il ?

– Cherchez et vous trouverez. Ils appellent aujourd’hui « intégrisme », l’objectivité du vrai, c’est-à-dire le fait que la réalité objective est indépendante de nos caprices ou de nos préférences ou de nos répulsions. En réalité, l’intégrisme, ce n’est pas l’objectivité du vrai. C’est la prétention absurde d’imposer la vérité par la force des armes, par la terreur, par la contrainte. Or la vérité, à savoir ce qui est, c’est ce qui s’adresse à l’intelligence, et l’intelligence reste toujours libre dans son assentiment à la vérité.

L’intelligence est toujours libre de chercher ou de ne pas chercher, de se tourner vers l’étude des galaxies ou de s’en détourner. L’assentiment de l’intelligence à la vérité est libre. Ce n’est évidemment pas la liberté humaine qui crée l’existence des galaxies proches ou lointaines. Mais l’intelligence humaine reste toujours libre d’étudier, de considérer, de regarder, ou de ne pas regarder les galaxies. Cela est vrai dans tous les domaines de la réalité. L’intelligence humaine ne peut pas être contrainte.


1 Ndlr. Ou encore des top model !…

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