Accueil » Vers un nouveau cycle…

Par Pupulin Louis

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Résumé : Sous lenom de plume de Sancho Pança, notre défunt ami (cf. Le Cep n° 84, p. 84) avait publié une Lettre ouverte à tous les chevaliers errants donneurs de leçons et moralisateurs, devenue De la Noosphère à l’Apostasie dans la dernière version éditée. On retrouvera ici, dans cette rétrospective sur le demi-siècle qui a suivi la Dernière Guerre mondiale, sa verve et son style alerte mais lourd de pensées longuement méditées.

Au début du XXe siècle, un économiste soviétique, Nikolaï Kondradieff (1892 / 1938) avait observé que les économies capitalistes connaissaient des périodes de croissance, suivies de périodes de dépression. Selon lui, cette succession de périodes positives et négatives constituait un « cycle » économique reproductible dans le temps.

Ses observations, strictement rationnelles et réalisées sous forme de constats chiffrés sans explications, indiquaient une durée globale cumulée d’environ 55 à 60 ans. Une succession de cycles constituait ainsi, pour le théoricien communiste, la suite logique de l’Histoire.

Il ne serait pas pensable aujourd’hui de se contenter de ce point de vue arithmétique, sans y apporter la critique élémentaire qu’un examen attentif de notre passé permet de mesurer. Ne serait-ce que pour y distinguer le climat politique et les circonstances humaines qui encadrent ces changements de cycles, pour en faire le véritable déroulement de l’histoire.

Les lunettes progressistes du professeur Einstein et les verres grossissants du père Teilhard de Chardin permettent peut-être de mieux appréhender ces circonstances.

De 1945 à 1955, les séquelles de la guerre, les injustices, les rancœurs d’une épuration arbitraire et l’horreur absolue de la Shoah ont produit les pires effets. L’omniprésence de la relativité dans les débats philosophiques et l’abomination de la bombe atomiqueont perturbé profondément la culture politique et la conscience citoyenne.

En mars 1948, Max Born écrivait à son ami Einstein : « Nous sommes engagés dans une sale affaire… Nous avons concocté le meilleur moyen de quitter rapidement cette terre !», pour se corriger aussitôt après : « j’ignorais encore que c’était Einstein lui-même qui avait donné le signal avec sa lettre à Roosevelt » (Correspondance 1916/1955, Paris, Seuil, p. 176).

Les années de guerre ont tout bonnement sinistré la civilisation d’avant-guerre ; «à quoi bon ?» la faire renaître, pensent nos grands hommes. Laborieusement retrouvée, la paix exige une profonde volonté de dépassement, l’effacement de ces années de malheur et un espoir opiniâtre de renouveau pour le peuple… « le fait objectif me paraît là : 1°) Pas de morale internationale possible sans agrément préalable qu’il y a une Terre à construire par-dessus les États ; 2°) et cette construction une fois décidée, tout doit plier ; et comme tous les groupes ethniques n’ont pas la même valeur, il faut les dominer » ( P. Teilhard de Chardin, Lettre à Léontine Zanta).

À la recherche d’une autre vision, 25 gouvernements se succèdent en France en dix ans.

En réponse, la noosphère teilhardienne englobe maintenant la Terre d’une strate anthropologique savante et magnifiquement visionnaire, à ensemencer sous la forme de nouveaux savoirs établis. Dans les écoles, l’évolution doit faire foisonner la matière grise des meilleurs élèves. Par une volonté délibérée chez l’élite, la religion cosmique einsteinienne doit supplanter l’espérance des anciens. L’imagination, totalement libérée, doit faire la courte échelle à toutes les ambitions, à tous les arrivismes aussi.

Auguste Comte avait ainsi résumé la clef de compréhension de sa philosophie, le positivisme : « Chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu’il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse et physicien dans sa virilité. » Dix ans après la guerre, la société française vient de sortir de l’enfance et de l’adolescence décrites par Auguste Comte, elle atteint enfin l’âge adulte de la maturité accomplie… la science !

Pétrole et technologie devraient combler les besoins matériels, l’intendance devrait suivre, la raison cartésienne devrait enfin occuper la place.

Le langage s’y prête, juste issues des traités, la politique, l’économie et la morale universelle devraient enfin éclore et conquérir les consciences. Une période nouvelle devrait s’ouvrir sur ce vecteur maintenant établi de l’évolution porteuse de progrès.

Battu à Diên Biên Phu, l’Empire se fissurait ! Dans le Sud algérien un couple d’enseignants était assassiné ; la France était rejetée d’Afrique et l’islam cimentait la révolte… En janvier 1955, le ministre François Mitterrand y envoie l’armée. La jeunesse ouvrière, mobilisée, doit quitter l’atelier, l’usine ou le chantier, abandonner tout projet et embarquer à Marseille, aller à la guerre, abasourdie. On parle des premiers morts qui sont émasculés… À peine rétabli, le sol se dérobe en France…

Le 10 avril suivant, mourait Pierre Teilhard de Chardin ; c’était le jour de Pâques pour les chrétiens, mémoire de la résurrection vers le ciel. L’âme du chevalier errant qui avait hanté les strates du sol, de Piltdown à Pékin, allait, à l’opposé, les visiter une dernière fois pour son dernier voyage. Einstein mourait huit jours après, le 18 avril, jour de Pessah, la Pâque juive, mémoire du passage de l’Ange exterminateur par-dessus les portes marquées du sang de l’agneau. Avant d’atteindre l’autre rive, Don Quichotte sombrait.

Le passage de la mer Rouge et la Résurrection du Christ, ces deux événements fondateurs de notre épopée hébréo-chrétienne, marquent opportunément de leur anniversaire ces deux disparitions…

Un rêve s’achève. Antoine Blondin peut en conclure : « C’est la nuit maintenant, manteau des déracinés… et moi, j’attends que les communications soient rétablies entre les êtres. Un jour, peut-être, nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondront ; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n’auront plus de secrets pour nous… » (L’humeur vagabonde, Éd. La table ronde, 1955, p. 245).

Cet épisode était imprévu. Il faut maintenant corriger la perturbation produite et poursuivre le mouvement déjà amorcé… Sous l’impulsion d’Alcide De Gasperi, l’Italie avait instauré, juste après-guerre, la démocratie chrétienne. En 1950, Robert Schuman s’était emparé de cette idée pour l’étendre et construire une Europe homogène.

En 1957, le traité de Rome appelle cette Europe à l’union et ouvre de réelles perspectives pour les trente glorieuses.

La mort de Pie XII, en octobre 1958, va précipiter le mouvement : Jean XXIII lui succède. Le chanoine Georges Lemaître, ex participant au congrès Solvay de Bruxelles, révèle sous l’apparence d’une découverte une ultime hypothèse, le BigBang ! Il sera nommé président de l’Académie Pontificale des Sciences. C’est le moment choisi par la France, en octobre 1958 aussi, pour enterrer l’âme chrétienne sous une strate administrative et politique solide, et y fonder sa nouvelle Constitution : « l’égalité de toutes les croyances » ! (article 1).

L’Europe chrétienne ne se fera pas ! De 1955 à 1962, la France est enfin parvenue à clore cette suite de soubresauts, mais, surtout, ces quelques années laborieuses marquent la fin d’une période beaucoup plus longue. Une période commencée avec l’Exposition universelle de 1900 et le très long débat sur la laïcité sanctionné par la Loi de 1905. Une période au cours de laquelle la science avait permis l’illusion d’un progrès humain permanent. Les Lumières avaient permis d’abolir des siècles d’obscurantisme et de bâtir une société rationnelle. Triste revers de la médaille, cette période aura vu aussi en politique un affadissement considérable de la pensée française, confrontée au redoutable moteur mental du verbe germanique, devenu pionnier véritable de la science et de la conquête, et automatique instrument de supériorité. « La société allemande a, de plus, totalement intériorisé son rôle d’avant-poste du monde occidental » (D. Cohn-Bendit, Le Grand Bazar, Éd. Belfond, p. 168).

Après un demi-siècle de prospective scientifique et deux conflits planétaires meurtriers, en 1962, il est temps pour le christianisme de faire le point de la situation sur le globe. Vatican II s’ouvre à la modernité et à l’humanisme, et renvoie la Tradition au musée. En pionnier, la France doit honorer ses positions prises, donner l’exemple et établir une nouvelle façon de penser. Par les accords d’Évian, elle lègue un dernier territoire, une économie et une infrastructure au F.L.N. érigé en nouvel État.

Enfin, peut s’ouvrir un nouveau cycle. Dans ses nouveaux programmes, l’école prépare 1968. Les générations nouvelles votent pour l’amour libre et les petites fleurs, les divertissements et les loisirs.

Une technique récemment utilisée, la crémation, va banaliser la fin de vie et créer un oubli indolore, vieillards et avortons confondus, effacer le trépas, la mort, et tout son folklore. Les funérailles d’antan, la ballade des cimetières, deviendront des chansons… « Les héritiers marchant dans le crottin » c’est du passé. Pauvre Martin ! Pauvre misère ! chantera Brassens… Dans la dérision, une page se tourne. Place enfin à l’humanisme !

La dernière guerre a empilé des millions de cadavres et recouvert de croix la prairie normande ; de Saïgon à Alger l’Empire français s’est achevé mettant fin à cette extraordinaire aventure et à l’expansion de la civilisation qui l’avait portée. Le général De Gaulle est mort, Pompidou meurt à son tour, une France s’éteint ; reste un peuple adulte, politiquement mature, mais vieillissant et en recherche hagarde de ce qui lui manque. Giscard l’a ressenti, en humaniste bien éduqué, en ingénieur, il souhaite créer une dynamique intellectuelle raisonnée, il va publier Démocratie française, un ouvrage rationnel qui explique le pourquoi et le comment. Peu après, une Loi formalise l’avortement et prépare la dénatalité; une autre prépare le regroupement familial et l’immigration. En 1981 Giscard est battu.

Une nouvelle majorité, la famille de gauche recomposée, exige un véritable renfort à son élection pour devenir une majorité durable, au moment précis où la Méditerranée doit nécessairement s’ouvrir à cette jeunesse du Maghreb, décuplée en vingt ans, et en quête d’espace, d’oxygène et d’avenir… Après le 10 mai, François Mitterrand, élu Président, peut enfin ouvrir en grand le port de Marseille et les bras de la France à cette jeunesse, et à l’islam.

(Aucun politicien n’a lu sérieusement les 114 sourates du Coran).

Le nouveau Catéchisme de l’Église catholique de 1992 devra unifier les sensibilités disparates qui la composent et amoindrir les différences trop profondes au sein du Pays. Son langage doit à présent se dépouiller d’illustrations, de sentimentalité et d’affect en devenant officiel ; dans un univers de règles, dans un contexte de lois multiples, le texte doit être serré, codifié, formaté et délimité dans le juridisme ambiant. Il doit aussi faire des concessions, contribuer à une nouvelle harmonie sociale, partager son histoire avec une origine commune à tous, loin dans le temps : Ibrahim

En effaçant toute trace de la Genèse, il ouvre aussi l’antiquité à l’évolutionnisme. Dans la version pour enfants, les pierres vivantes, deviennentmillions d’années…

Les nouvelles générations adopteront tout cela sans aucun état d’âme, puisque la science le dit ! Repoussée à la limite extrême de ce généreux éventail humaniste, la fille aînée de l’Église rejoint désormais l’espace laïc très limité qui sera le sien, pour devenir en 2015 et au terme d’un cycle parfaitement donquichottesque, une « vieille femme stérile » sur la langue effilée d’un jésuite…

Médiatiquement, politiquement, dé-mo-cra-ti-que-ment, depuis 60 ans, ce cycle est « bouclé » !

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