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Par Polin Claude
1865 : la véritable Révolution américaine1
Claude Polin2
Résumé : L’idée courante est que les colons anglais qui débarquèrent sur la côte Est des États-Unis formèrent très vite un peuple et, l’indépendance une fois acquise, une nation. Or il existait en réalité, dès l’origine, deux mentalités (et donc deux sociétés) fondamentalement opposées. D’une part l’inspiration puritaine jointe à une vision prométhéenne de l’homme, qui allait se tourner – avec le succès que l’on sait – vers le développement industriel ; d’autre part l’attachement à la terre, terre conçue comme un don divin et un trait d’union naturel entre hommes libres. La guerre de 1865, comme la sauvagerie de l’après-guerre, procédèrent de cette dualité qui répugnait au fédéralisme yankee.
Cet article de C. POLIN sera suivi de deux utiles commentaires : le premier par un correspondant américain, Hugh OWEN, le second par le traducteur.
Selon l’opinion commune, dès qu’ils eurent posé le pied sur le nouveau continent, les colons anglais prirent conscience qu’ils formaient un peuple, Anglais unis par leur langue commune, leurs origines communes, leurs ennemis communs, si bien qu’il était tout naturel que leur indépendance, une fois acquise, dût les conduire à construire une nouvelle nation, la première nouvelle nation, la première république des temps modernes. Une telle vue, cependant, représente à mes yeux une totale méprise.
Malgré leurs origines communes et leurs extractions sociales assez semblables (aucun d’entre eux ne provenait de la lie du peuple), ces colons étaient de deux clans, condamnés à un antagonisme irrépressible, car leur dissentiment ne provenait pas d’un simple conflit d’intérêts, industriels opposés aux agricoles, qui auraient pu être complémentaires (comme même Calhoun pensait qu’ils le pourraient dans les années 1830) s’il ne s’était agi d’un fossé beaucoup plus profond, à savoir de l’existence de deux inspirations fondamentales, deux mentalités, deux « visions du monde » (Weltanschauungen), qui ne pouvaient pas coexister dans un supposé tout unique. Essayons d’esquisser sommairement ces deux mentalités fondamentales.
L’immigration avait de nombreuses causes, mais deux d’entre elles prédominaient : religieuse pour les puritains de Nouvelle-Angleterre, économique pour les premiers colons de Virginie et, ensuite, politique pour les Cavaliers3. Bien que ne représentant pas la totalité des immigrants, ces deux groupes en constituaient les deux principales familles en termes de prééminence intellectuelle, sociale et morale, sans parler du cours futur de l’histoire américaine. Autour d’elles se rassemblaient les nouveaux arrivants.
Les puritains étaient – ou prétendaient être – de stricts calvinistes, avec l’intention de faire de leur foi le principe directeur d’une nouvelle cité perchée sur la colline4. D’où plusieurs traits de leur comportement.
Max Weber avait tort de peindre les calvinistes comme dévorés par l’anxiété et déterminés à faire de l’argent afin de rester assurés qu’ils étaient les élus de Dieu. En lisant attentivement le Mayflower Compact5ou le Discours d’encouragement du Gouverneur Winthrop, tous deux prononcés et signés sur le pont de leurs bateaux respectifs, il est difficile de ne pas voir la conscience qu’ils avaient de la noblesse de leur mission, s’il devait jamais y en avoir une d’aussi conforme à la volonté de Dieu et que les yeux du monde se devaient d’admirer (un siècle plus tard, Jonathan Edwards6 (1710-1758) fustigerait leur orgueil). La caractéristique essentielle d’un pur calviniste est sans doute sa bonne conscience – un présage d’intolérance religieuse et de propension secrète à considérer ses opinions et ses politiques comme celles que tout homme devrait avoir.
Aussi confiants en eux-mêmes qu’ils fussent, les puritains n’en affirmaient pas moins qu’aucun homme, étant entièrement pécheur, ne pouvait pénétrer l’absolue transcendance de Dieu (leur principal argument contre les papistes). Mais leur pessimisme est là encore incompris. Cela ne signifiait pas pour eux qu’ils étaient condamnés à errer dans le noir, mais seulement qu’ils ne devaient compter que sur eux-mêmes pour conduire leur vie, ce qui, paradoxalement, les conduisait d’un côté à faire confiance à leurs facultés naturelles, et particulièrement à la raison, et d’un autre côté à nier que la nature pouvait contenir un message divin que l’homme pouvait lire et vénérer. Consciemment ou non, leur pessimisme était empli d’une mentalité prométhéenne typiquement moderne : il était naturel pour l’homme de traiter la nature le mieux qu’il pouvait. Il n’est pas étonnant que le Nord-Est ait été le lieu de naissance de l’Amérique industrielle, le terrain propice de l’ingéniosité et de l’ingénierie yankee, le pays du pragmatisme philosophique et le tremplin de l’esprit d’entreprise : la terre de la Nouvelle-Angleterre peut n’avoir pas été idéale pour l’agriculture, mais ce fait aurait été négligeable s’il n’y avait pas eu la mentalité calviniste.
Puisque tous les hommes sont des pécheurs invétérés, comment pourraient-ils être dignes, non pas d’amour, mais de simple amicitia ? Souvenons-nous de Calvin prêchant qu’il faut aimer sa propre femme, non pas parce qu’elle est digne d’amour, mais parce que c’est la volonté de Dieu que les hommes se marient : le pessimisme calviniste écarte la sociabilité naturelle. Toute société résulte d’un contrat plus ou moins explicite (comme celui des Pilgrims) avec le consentement libre de chaque citoyen parce que chacun a besoin de la protection des autres (les hommes sont méchants) qui, en même temps, peuvent être utiles à chacun. Hobbes était un bon calviniste sans le savoir lorsqu’il décrivait la société comme un marché qui s’occupait d’individus solitaires échangeant biens et services, et ayant besoin d’un sévère policier pour punir les tricheurs. C’est pourquoi le calviniste typique était un marchand ou un banquier, et que l’aristocratie calviniste typique était une aristocratie de papier et de patronage, pour utiliser les mots de John Taylor of Caroline.
Il ne pourrait exister un monde plus étranger à l’esprit qui unissait les États du Sud [et qui soit plus diamétralement opposé à l’esprit d’avidité du Nord7]. En effet, bien que de statut social et de dénominations religieuses différents, ces hommes qui s’établirent sur la côte Est, depuis la Virginie jusqu’au Sud du pays, avaient ceci en commun qu’ils appréciaient la terre plus que l’argent, les produits de la terre qu’ils cultivaient plus que le profit tiré des clients ou des débiteurs. Ils n’étaient pas des capitalistes mais des paysans, – des gentlemen farmers selon la tradition européenne – pour qui, ce qui faisait un homme et un bon citoyen, c’était la propriété d’un domaine permettant de vivre. De la terre s’exhalait un esprit imprégnant les hommes, qui en vivaient, et entraînant une perception particulière de la vie.
L’attachement à la terre engendre une religiosité originale, quasi instinctive et d’une certaine manière non exprimée, aussi différente que possible de la religion des Puritains. La religion du paysan est naturellement nourrie par les dons quotidiens fournis par la nature aux hommes qui savent respecter ses lois : c’est, pour le paysan, un émerveillement sans cesse renouvelé qu’un boisseau de grains semés en bonne terre se multipliera jusqu’à cent fois à la moisson.
Loin de croire que le monde est cette argile informe que l’homme peut modeler à volonté, le champ du fermier est pour lui un organisme vivant, ponctué de cycles immuables suggérant naturellement que l’univers entier est lui-même un imposant organisme bienveillant, gouverné par une Providence au-delà du domaine de la raison humaine, mais méritant la vénération de l’homme.
D’où l’aversion extrême de porter une main trop lourde sur Mère Nature, comme si elle n’était qu’argile à modeler plutôt qu’une mère nourrissant ses enfants ; ce qui n’implique pas qu’il ne soit pas naturel pour l’homme de soumettre la nature, mais seulement qu’il doit la traiter comme une personne plutôt que comme une chose. La dévotion du paysan à sa terre engendre une hostilité naturelle à toute mentalité prométhéenne, donc à tout industrialisme, soit sous la forme d’une production obsédante de biens standardisés, soit sous celle de l’industrialisation de l’agriculture. (La machine égreneuse de Whitney aide simplement la récolte du coton, mais n’est pas un moyen de violenter la terre afin d’augmenter artificiellement la productivité naturelle.)
La même dévotion envers la terre est aussi responsable de l’aversion pour le mercantilisme8, c’est-à-dire le commerce en tant que profession à plein temps. La raison de cette aversion est double. Premièrement, comme Aristote et beaucoup plus tard les Physiocrates l’affirmaient, le paysan est un homme qui vit de son propre travail et de la générosité de la nature, alors que le commerçant vit du profit qu’il tire des autres (les gens auxquels il achète et les gens auxquels il vend), et le banquier du débiteur travaillant pour rembourser sa dette. Deuxièmement, comme Jefferson le pensait, seul le paysan est un homme libre, car il ne dépend ni de fournisseurs, ni de clients ; un pays est libre lorsque ses citoyens aiment la liberté, et seul peut être libre celui qui ne dépend que de la terre qu’il possède.
Troisièmement, alors que le puritanisme crée des relations sociales strictement utilitaires, c’est-à-dire une non-sociabilité fondamentale, l’attachement fort à la terre crée un sens spontané de communauté. C’est, en effet, un fait simple et éternel qu’il émane du sol un esprit que, consciemment ou non, les hommes qui foulent l’épaisse glaise de leurs champs inhalent chaque jour, et qui est un esprit de fraternité. Car les vrais paysans, malgré leur individualisme, sont tous élevés au lait de la nature, tous fils d’une mère également précieuse pour tous, tous attachés à une terre qu’ils possèdent en commun, même si chacun n’en possède qu’une partie. En outre, un homme qui cultive et vit de la terre qu’il possède comprend immanquablement que son travail aide simplement la nature à donner naissance au blé qu’elle nourrissait secrètement depuis le moment où il l’a semé. Il est naturellement porté à sentir qu’il joue seulement un rôle dans une pièce éternellement jouée, écrite par un Auteur non humain qu’aucun homme ne peut influencer : il y a une sorte d’humilité innée chez les paysans et aucun d’entre eux n’imaginerait jamais qu’il a réussi uniquement par ses propres œuvres. Ceci constitue une prédisposition naturelle à vivre non seulement dans une société, mais dans une société naturellement organisée (d’abord dans la famille, puis dans une société formée de la confédération spontanée de différentes familles.)
L’enracinement dans le sol entraîne encore une autre opposition à la mentalité puritaine. En effet, il n’y a pas deux champs identiques, deux provinces se ressemblant : le paysan sait qu’aucune parcelle ne doit être traitée comme celle d’à côté (deux grands vins, très différents, ne sont souvent séparés que par la largeur d’un étroit chemin). Alors, si le paysan peut être fier de sa terre et la préférer aux autres, rien n’est plus éloigné de sa mentalité que l’arrogance du puritain voulant que sa cité « perchée sur la colline » soit admirée et imitée par tous les hommes, et rien ne lui est plus étranger que de faire la guerre pour imposer sa façon particulière de vivre.
Les paysans sont des patriotes qui défendront leur terre si on les attaque ; ce ne sont pas des impérialistes rendant le monde sûr pour leurs investissements.
« Souvenez-vous : l’argent engendre l’argent, lequel à son tour en crée encore plus » disait Benjamin Franklin. « Ceux qui travaillent la terre sont les élus de Dieu » écrivait Thomas Jefferson. Si ces deux attitudes peuvent être tenues pour les philosophies dominantes du Nord et du Sud, alors il devient évident qu’il n’y a aucun moyen de les mélanger pour en faire un unique esprit national, pas plus que Caïn ne pouvait vivre à côté d’Abel. « Nous le peuple » : pour célèbre qu’elle soit, cette formule n’en est pas moins une duperie. La comprendre à ce titre me semble être la clé de l’histoire des États-Unis avant et après 1865.
Lorsque les colons américains, leur indépendance acquise, commencèrent à débattre de leur fusion en une seule formation politique, la question évidemment essentielle était celle des droits des États : quelle souveraineté auraient encore les États lorsque sera établi un pouvoir fédéral doté de sa propre souveraineté. Puisqu’aucun de leurs représentants ne semble avoir demandé que les États renoncent entièrement à leur souveraineté, il paraît évident que la nouvelle union, si elle est plus étroite que celle des Articles de la Confédération9, devait néanmoins être celle d’une fédération dans laquelle le pouvoir fédéral était rigoureusement fixé, strictement limité, et les droits des États exactement affirmés.
Une telle vue ne fut jamais unanime. Les Fédéralistes, les gens du Nord déjà, s’y opposèrent tout de suite (d’où le dixième amendement de Jefferson10) et ils ne faiblirent jamais jusqu’à ce qu’ils eurent gagné au prix d’une guerre ouverte.
Entre temps, ils en avaient toujours fait une par d’autres moyens, (en 1816 Madison osa déclarer terminée l’ère des petits particularismes et des droits des États, tandis que ses héritiers continuaient en11) attisant les feux conflictuels avec des sujets liés à leur intérêt personnel (améliorations internes, tarifs, banque centrale) dont le dernier était la question plutôt artificielle de l’esclavage. Le Sud finit par se battre comme un seul homme alors que seulement un quart des planteurs possédaient effectivement des esclaves. Et ce pourquoi ils se battaient n’était pas l’esclavage, mais le droit accordé par la Constitution de l’abandonner au moment choisi par eux. Quant aux Yankees, une fois victorieux, ils abandonnèrent les esclaves libérés à leur destin assez douteux. La guerre, de nature culturelle et même philosophique, fut réellement une vieille histoire commencée en 1787 et parvenue à point lorsque les Yankees commencèrent à convoiter le contrôle de l’Ouest américain qui s’ouvrait à eux.
Alors la guerre fatidique eut lieu, et on déclara l’Union restaurée. Affirmation calomnieuse : il est symbolique que le Sud eût pu être réintégré comme membre de l’Union seulement après qu’une bande de généraux nordistes l’eut rasé. La nouvelle Union, au lieu de résulter de relations organisées entre corps politiques, fut enfoncée dans la gorge de la moitié d’entre eux, et l’unité qui triompha entre les Américains devint celle qui existe entre colonisateurs et colonisés.
Lincoln se révéla être un fidèle disciple de la méthode de J.-J. Rousseau pour régénérer la France lorsqu’il recommanda que « pour empêcher que l’Union soit un mot vide, il doit être établi que quiconque se rebelle contre la volonté du peuple doit être contraint de lui obéir, ce qui veut simplement dire le forcer à être libre12. » D’une telle fourberie naquit en vérité un nouveau type de nation.
Bien que la Constitution de 1787 ne fût pas soumise à une complète révision, il lui fut porté un coup qui fut réellement létal, mais non immédiatement : après tout, il fallut quelque temps aux passagers du Titanic pour réaliser que leur bateau sombrait. En effet, quelle peut être la valeur éternelle, la légitimité durable d’un accord qui n’est plus libre mais imposé par pure violence à certains de ses associés, qui l’avaient rejeté pour la raison indéniable que ses termes originels avaient été ignorés ? Une Constitution inconstitutionnelle n’est pas un lien, à moins de considérer les menottes comme un lien. Mais, après tout, n’est-ce pas là l’orthodoxe puritaine confiance en soi ? La Force fait le Droit, parce que les actions humaines, lorsqu’elles sont couronnées de succès, sont le signe de la volonté de Dieu.
L’usage de la violence pour imposer la Constitution ayant créé un précédent, un esprit de respect pour l’usage de la force et une propension à admettre le pouvoir que cette force conférait contaminèrent progressivement un pays désormais dominé par les héritiers de Sherman et Cie. C’est comme si la victoire du Nord sur les sauvages du Sud permettait à la bonne conscience puritaine de réaliser ses propres penchants.
D’abord stimulé par les perspectives dorées d’expansion vers l’Ouest, le nouvel esprit s’épanouit et s’étendit dans tout son nouvel Empire, prétendant que sa « destinée manifeste » était le droit de conquérir de la terre, de maîtriser la nature, d’acquérir des richesses, en un mot de devenir aussi puissant que possible. En 1865 le fantôme de Calvin engendra une passion pour une vie ardue, un farouche individualisme, une entreprise privée sans entrave, bref un « ayn randisme » général13.
Après quoi triompha une sorte de sociabilité insociable, drapée en la froide rationalité naturellement courante chez les individus se considérant mutuellement non pas en amis ou en semblables, mais en potentiels proies, partenaires ou rivaux. L’Amérique, prétendue unie, devint « un pays d’aubaines » [a land of opportunity], signifiant en réalité une vaste jungle dont la force était la loi suprême, où le citoyen moyen devait obéir au principe darwinien de la survie du plus fort.
Comme tous n’étaient pas également armés pour la lutte, la jungle évolua rapidement en une société de style soviétique divisée en apparatchiks et moujiks. Au sommet une oligarchie sans cesse renouvelée d’hommes forts, propriétaires ou gérants, plus ou moins invisibles, de vastes sommes d’argent, fournisseurs de produits bon marché fabriqués en masse, ayant les moyens de financer les lavages de cerveaux et les machines électorales truquées (la presse et les partis politiques), afin de gouverner le pays. Et, très en-dessous, la masse uniforme des moutons dociles, la foule solitaire des consommateurs salariés isolés, zombies endormis par une passion inculquée pour les biens de consommation et par la berceuse indéfiniment rejouée : ce gouvernement est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
La touche finale fut, bien naturellement, l’éclosion de l’ambition même, que les anciens Virginiens, les Washington, Jefferson ou Monroe, avaient mis en garde les Américains de ne jamais nourrir, cette ambition inhérente au songe puritain de construire une cité perchée sur la colline, l’ambition impérialiste d’apprendre au monde comment il devait se comporter.
1865 est l’année pendant laquelle les États désunis d’Amérique entamèrent le processus de devenir une nation entièrement moderne. S’il avait été à même de voir la Révolution que la guerre civile devait entraîner, Edmund Burke se serait exclamé : « L’âge de la chevalerie est mort, celui des sophistes, des économistes et des calculateurs a réussi, et la gloire de l’Amérique est éteinte à jamais ! » Mais, ne vous laissez pas décourager, braves citoyens américains : vous êtes l’avant-garde de l’Occident, vous montrez le chemin vers lequel l’Occident tout entier se dirige.
Premier commentaire, par Hugh Owen14
Mon opinion est que tout cela est très exact, douloureusement exact, mais qu’est laissé de côté le plus important dénominateur commun et le défaut fatal des deux sociétés : leur protestantisme et leur croyance au progrès.
Les signataires sudistes de la Constitution – avec peut-être une exception – étaient tout aussi convaincus de la sola Scriptura que leurs cousins du Nord.
Par conséquent, il était inévitable que les termes de la Constitution fussent soumis au même traitement que la Parole de Dieu, et finalement amenés par force à signifier toutes sortes de choses, qui fussent de bien des manières directement opposées au sens voulu par leurs auteurs. Le jugement Dred Scott fut un des premiers et des plus brillants exemples de ce fait, car il accorda à la Cour Suprême le pouvoir d’abolir toute loi que celle-ci aurait considérée comme « injuste », en affirmant que telle loi donnée présentait « un important défaut de procédure » (substantive due process) ou un déni de justice.
Le juge Benjamin Curtis, par exemple, émit un avis minoritaire dans la décision Dred Scott (1857) lorsque l’argument du défaut de procédure fut utilisé pour la première fois : « […] Lorsqu’une stricte interprétation de la Constitution, selon les règles fixées qui gouvernent l’interprétation des lois, est abandonnée, et que les opinions théoriques individuelles sont autorisées à contrôler sa signification, nous n’avons plus de Constitution ; nous sommes sous le gouvernement d’hommes particuliers, qui pour le moment ont le pouvoir de dire ce qu’est la Constitution, selon leurs propres vues de ce qu’elle doit vouloir dire. »
L’autre dénominateur commun des deux camps était leur croyance au progrès. Personne plus que Jefferson n’illustra cette croyance, et la foi commune de la plupart des dirigeants du Nord comme du Sud dans le mythe du progrès, associée à leur théologie de la sola Scriptura, les rendirent incapables d’établir leur commune république sur une fondation ferme. Sans la construction de leur société sur le roc de la foi catholique et sans la reconnaissance des faits de la bonté originelle de la Création, de la Chute d’Adam, et de la mission de la civilisation chrétienne pour « la restauration de toutes choses dans le Christ » plutôt que dans la révolution, il était inévitable que toute l’expérience américaine dégénérât dans le désordre que nous voyons aujourd’hui.
Ceci dit, je pense qu’il incombe aux intellectuels catholiques de ne pas laisser leurs lecteurs sans espérance, mais de les assurer que des cendres de l’expérience américaine naîtra, par la grâce de Dieu, une civilisation catholique pendant l’ère de paix promise par Notre Dame de Fatima, exactement comme une civilisation catholique naquit des cendres de l’Empire romain.
Second commentaire, par Claude Eon
Le texte de Claude Polin ne mentionne pas un mythe qui eut son importance dans le contexte de la guerre civile américaine : le nationalisme régional du Sud et du Nord, les Cavaliers vs Yankees.
« Il y avait un pays de Cavaliers et de Champs de Coton appelé le Vieux Sud… Là, dans ce monde charmant, la Galanterie fit sa dernière révérence… Là, on vit pour la dernière fois les Chevaliers et leurs gentes dames, le Maître et l’Esclave… Ne le cherchez plus, désormais, que dans les livres, car il n’est plus que souvenir d’un rêve. Une Civilisation emportée par le vent. » (Margaret MITCHELL)15.
Le « nationalisme confédéré » se considérait comme une « race » distincte et séparée de la « race yankee ». En 1860, l’idée s’était ancrée dans le Sud que les sudistes blancs (du moins les planteurs) descendaient des Cavaliers anglais, lesquels descendaient eux-mêmes des conquérants Normands, alors que les Yankees descendaient des Têtes Rondes puritaines, qui elles-mêmes descendaient des Anglo-Saxons, conquis par les Normands au XIe siècle.
Le Southern Literary Messenger de juin 1861, écrivait, deux mois après le début du conflit, que cette guerre était « une lutte de race… entre le Nord et le Sud… Le peuple des États du Nord descend directement des puritains anglais qui constituaient, en tant que classe, les Anglais ordinaires… descendants des anciens Bretons et Saxons… Les États du Sud étaient gouvernés… par… des personnes appartenant à… cette lignée reconnue des Cavaliers… descendant directement des barons normands de Guillaume le Conquérant, une race reconnue, dès le début de son histoire, pour son caractère guerrier et intrépide, célèbre depuis pour sa galanterie, son esprit chevaleresque, son honneur, sa gentillesse et son intelligence… Le peuple du Sud vient de cette race. »
On pourrait citer encore le principal écrivain sudiste James B. D. DeBow (1820-1867), dont la DeBow’s Review jouissait d’un énorme prestige. Il justifiait la sécession en raison des irréconciliables différences ethniques entre Blancs du Nord et Blancs du Sud. « Les Cavaliers, jacobites et huguenots qui s’établirent au Sud, haïssent naturellement, condamnent et méprisent les puritains qui se sont installés au Nord. »
Plusieurs auteurs ont dénoncé l’aspect mythique de ces prétendues ascendances, mais il n’empêche que, vraie ou fausse, l’idée eut une énorme influence sur les mentalités. Cette conviction que le genre de vie des sudistes était la plus haute expression de la société humaine et de ses valeurs, était finalement partagée par bien des nordistes.
Des nombreuses causes de la guerre civile, le « travail libre » est souvent cité comme étant la plus importante. Ce terme ne visait pas l’esclavage per se,mais le droit donné par Dieu aux Américains de bénéficier des fruits de leur propre peine, dont l’accomplissement était à la fois ennoblissant et spirituellement enrichissant. Ce concept venait des Lumières et trouva son expression dans la Déclaration d’Indépendance et dans la Constitution. La valeur puritaine du travail individuel récompensé était une partie essentielle de la vie originelle et de la pensée américaines. Le principe des plantations sudistes d’un travail sans récompense, c’est-à-dire l’esclavage, était anathème pour deux raisons. D’abord parce que les esclaves ne pouvaient pas jouir de leur travail ; et ensuite parce que les propriétaires des plantations devenaient dépravés et corrompus à cause de leur oisiveté.
L’idée que la Confédération réalisait maintenant sa « destinée indépendante » en répudiant l’expérience manquée du nationalisme civique, qui avait follement essayé en 1789 « de créer une nation à partir de deux peuples irréconciliables », était largement répandue dans la presse populaire où l’on soulignait les éléments incongrus et discordants avec lesquels les pères de la Constitution tentèrent de créer un peuple homogène.
Dans le Sud, les planteurs (ceux qui possédaient plus de 50 esclaves) composaient 5% de la population. Il est remarquable que 95% de la population furent prêts à mourir pour protéger la classe des riches planteurs. Certes, les planteurs contrôlaient le monde politique, la presse, et il fallait être propriétaire pour voter. Néanmoins, ils parvinrent à convaincre la plupart des gens, tant dans le Nord que dans le Sud, qu’ils étaient les héritiers naturels de l’aristocratie européenne. Quelques planteurs étaient réellement des descendants des Cavaliers de Virginie, des huguenots français (à Charleston) et des créoles français de Louisiane. Dans les années 1700, ils cultivaient respectivement le tabac, le riz et le sucre. Certaines de ces familles avaient des liens réels avec la noblesse européenne, mais elles ne représentaient pas plus de 100 à 200 familles sur 100 000 planteurs. On ignore souvent qu’un nombre significatif de planteurs étaient des Yankees de Pennsylvanie, de New York ou du Vermont.
Dans le Sud, l’argent était roi, et la « Ceinture de coton » (Cotton Belt) était la Silicon Valley de l’époque. La ville de Natchez dans le Mississippi fut alors la ville la plus riche de tous les États-Unis, dépassant New-York, Boston, Charleston… et beaucoup de ses habitants étaient des Yankees d’origine. Les plantations étaient de simples entreprises comme les autres. Comme il en existe d’autres exemples, le nouveau riche adopte volontiers les manières et les mœurs de l’élite aristocratique précédente ; les planteurs revendiquèrent la filiation des Cavaliers malgré leurs origines bourgeoises. Il est frappant de voir Mark Twain accuser sir Walter Scott d’avoir favorisé la guerre civile.
En effet, les romans médiévaux de chevaliers et nobles anglais de Scott étaient très répandus dans le Sud de l’avant-guerre et engendrèrent toute une littérature sudiste de romans exaltant les labeurs des nobles planteurs. Ainsi, grâce au contrôle politique, à la propagande de la presse et à la littérature romantique, la structure tripartite des planteurs aristocrates, des petits Blancs et des Noirs devint la marque de l’esprit sudiste. Ainsi, une situation sociale potentiellement instable, dans laquelle une petite partie de la population régnait sur des millions de pauvres Blancs et de Noirs sans révolte, fut convertie en une société stable où tous acceptaient le sort qui était le leur. Mais pour que les 95 % de cette population aient pu accepter de mourir pour préserver le capital de l’élite, il avait fallu convaincre les petits Blancs que leurs intérêts étaient liés à ceux de l’élite. Cela fut accompli en inculquant à la population le dogme de la suprématie blanche et de la crainte de la liberté des Noirs.
1 Reprise autorisée de l’article original publié par Chronicles, Magazine of American Culture, vol. 39, n°4, avril 2015, p. 12-15. Aimablement relu par Mme Nancy POLIN. Toutes les notes sont du traducteur, Claude EON.
2 Claude Polin, qui épousa une Américaine, enseignait la philosophie politique à la Sorbonne.
3 Royalistes, partisans des rois Charles Ier et Charles II.
4 Expression tirée du discours du Gouverneur WINTHROP : « Un modèle decharité chrétienne » prononcé sur son bateau L’Arbella. L’original vient du Sermon sur la montagne : « Une ville située au sommet d’une montagne ne peut être cachée » (Mt 5, 14).
5 « Au nom de Dieu, nous soussignés… par la présente, solennellement et mutuellement,… nous convenons de nous constituer tous ensemble en un corps social civil, en vue de notre meilleure organisation et sécurité… » (Texte signé sur le Mayflower, le 11 novembre 1620).
6 Communément reconnu comme étant le premier et le plus important théologien-philosophe de la jeune Amérique.
7 Cette parenthèse ne figure pas dans le texte publié par Chronicles.
8 Le mot « mercantilisme » est pris ici dans un sens très différent de son sens habituel dans la théorie économique.
9 Articles de confédération et de perpétuelle union signés entre novembre 1777 et mars 1781 par les 13 États signataires de la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776.
10 Il explique que les compétences non explicitement accordées au gouvernement fédéral (et non interdites aux États) sont du ressort des États ou du peuple.
11 Parenthèse omise par les éditeurs de Chronicles.
12 Ndlr. C’est la formule même de Rousseau en 1762 : « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (Contrat Social, L. 1, ch. 7, Du Souverain). Cette formule justifia l’abolition des vœux de religion par la Constitution de 1791, vœux contraires à l’obligation d’être libres et donc contraires aux Droits de l’Homme. Les sophistes prenaient donc le pouvoir… Il semble bien qu’ils l’aient conservé jusqu’à nos jours.
13 Ayn Rand de son vrai nom Alissa Zinovievna Rosenbaum, est une philosophe, scénariste et romancière américaine d’origine russe, juive athée, née le 2 février 1905 à Saint-Pétersbourg et morte le 6 mars 1982 à New York. Ayn Rand est connue pour sa philosophie rationaliste, proche de celle du mouvement politique libertarien, à laquelle elle a donné le nom d’« objectivisme ». Son roman le plus célèbre est Atlas shrugged (« Atlashaussa les épaules ») de 1957, en français La Grève, Les Belles Lettres, 2011.
14 Directeur du Centre Maximilien Kolbe (Kolbe Center for the Study of Creation) dont nous recommandons le site internet clairement antiévolutionniste et les lettres en ligne périodiques (en anglais).
15 « There was a land of Cavaliers and Cotton Fields called The Old South… Here in this pretty world Gallantry took its last bow… Here was the last ever to be seen of Knights and their ladies fair, of Master and Slave… Look for it only in books for it is no more than a dream remembered. A Civilization gone with the wind », in Autant en emporte le vent ! (1936).