De la croyance dans les sciences (2ème partie)

Par le Pr. Max Thürkauf

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Résumé : Poursuivant sa critique du matérialisme naïf aujourd’hui dominant chez les scientifiques, M. Thürkauf montre d’abord comment toutes les connaissances issues d’un dispositif expérimental manifestent la présence agissante de l’esprit humain. Et l’ignorance, souvent profonde, des notions religieuses, ne justifie pas plus la négation de Dieu, que l’ignorance en mathématiques ne peut justifier le refus des vérités mathématiques. Le scientifique doit donc ouvrir son cœur et veiller à l’humilité de sa démarche, avant de prétendre juger la croyance en Dieu.

La connaissance par la représentation intuitive et concrète.

On a trop tendance à dénier tout caractère scientifique à ce qui est écrit de façon claire et compréhensible et, en revanche, à considérer que ce caractère est inhérent aux traités codés en langage mathématique et difficiles à déchiffrer. Même des personnalités faisant autorité dans le domaine des sciences risquent de susciter un sourire moqueur de leur propres confrères si elles attribuent une importance scientifique à un exposé que le bon sens suffit à comprendre. Dans le sillage de Descartes (lequel estimait que rien au monde n’est mieux partagé que le bon sens, justement parce que chacun croit en être largement pourvu), je me hasarderai à décrire le problème du dualisme de la lumière en recourant à une comparaison si parlante que le bon sens suffit pour que l’on puisse se faire une opinion et que l’on puisse du même coup renoncer à la foi dans les sciences. De même qu’une lampe est considérée comme une source de lumière, de même un cerisier peut être considéré comme la source des cerises. Tout comme la lumière provenant d’une seule et même lampe peut entrer en interaction avec des appareils de types différents, cela aussi est possible pour les cerises d’un seul et même arbre. Et en fait, tant en ce qui concerne la lumière que les cerises, cela ne se produit pas par hasard, mais en fonction d’un but bien précis. Par exemple, les cerises sont mises en interaction tantôt avec un pressoir et tantôt avec un alambic.

Dans le premier cas, c’est un jus de cerise doux et rouge qui apparaît et, dans le second, une eau-de-vie forte et incolore.

Dans notre analogie, les cerises sont le phénomène primaire et le jus ou l’eau-de-vie constituent le phénomène secondaire. Or, il est parfaitement possible, et ce n’est qu’une question d’imagination, de construire un nombre considérable de modèles abstraits qui fournissent une explication plausible de la  formation du jus de fruit, d’une part, et de l’eau-de-vie, d’autre part. Et même d’en élaborer qui soient exclus par la logique fondamentale tout autant que le dualisme du modèle onde/corpuscule relatif à la lumière.

On comprend que, étant donné le caractère directement perceptible par les sens de l’interaction entre le phénomène primaire et les différentes appareils, il ne viendrait à l’idée de personne de construire en l’occurrence de telles abstractions . Aucun physicien non plus ne dira que les cerises se sont comportées de façon dualiste parce que, avec un appareil, elles ont donné un jus de fruit et, avec l’autre, une eau-de-vie. Autant cette comparaison saute aux yeux, autant elle est irréprochable du point de vue de la théorie de la connaissance quant à la logique fondamentale. Quand Goethe dit que les couleurs sont les actions de la lumière, il est plus proche de la vérité que les calculs, si justes pourtant, de la physique moderne. Comme cela a déjà été remarqué, on peut faire des calculs justes tout en prenant de fausses données de départ. Les mathématiques ne sont pas un critère de vérité des données de base à partir desquelles le calcul est effectué ; elles sont un langage avec lequel, comme avec d’autres langues, il est possible de mentir. Par exemple, les calculs d’une comptabilité falsifiée peuvent être justes en eux-mêmes parce que la fausseté ne réside pas dans les calculs, mais se trouve dans les suppositions faites au départ. Une fausse comptabilité devient dangereuse pour l’entreprise lorsque les responsables croient en elle.

Perceptions sensibles et perception suprasensibles :

Les perceptions sensibles sont comparables à nombre de perceptions suprasensibles en ce qu’elles ne peuvent être démontrées par un raisonnement de l’esprit.

Dans d’autres perceptions relevant de domaines suprasensibles, comme la logique ou les mathématiques, seraient-elles démontrables par un raisonnement ? Par exemple, comme le dit Rudolf Steiner4, l’existence d’une baleine peut tout aussi peu être démontrée par un raisonnement de l’esprit  que la perception de vérités religieuses. Soit l’on a vu la baleine de ses propres yeux, soit l’on est obligé de croire quelqu’un qui l’a lui-même vue. Au siècle de la foi dans les sciences, à l’époque du matérialisme, les hommes croient de préférence à l’information venant de perceptions sensibles.

Le matérialiste en donnera comme raison le fait que les perceptions sensibles sont à la portée de tout le monde. Mais cette accessibilité est fonction des moyens employés et dans certains cas ceux-ci peuvent être considérables. Lorsqu’un matérialiste veut percevoir des vérités d’ordre religieux, il doit pour y arriver effectuer un travail de l’esprit au moins aussi important que pour parvenir à la connaissance de règles physico-chimiques. Celui qui – quelles que soient ses raisons – ne fait pas cet effort, n’a pas le droit de considérer son ignorance comme une preuve de la non-existence de Dieu. Au siècle du matérialisme, ce sont les personnes intelligentes qui ont de la difficulté à reconnaître la religion. Conformément à l’esprit du temps, elles appliquent toute la puissance de leur intelligence à la partie matérielle du monde jusqu’à ce qu’elles finissent par ne plus voir que la matière et, tombant dans un cercle vicieux, par considérer ce qui leur permet justement de percevoir la matière, c’est-à-dire leur esprit, comme une conséquence de cette dernière. Ce faisant, elles condamnent leur existence à prendre fin au moment de la mort du cerveau, « cette matière qui produit l’esprit ». Leur incapacité à reconnaître Dieu est aussi peu étonnante que l’incapacité d’un individu intelligent, mais ne s’étant jamais occupé de mathématiques, à résoudre des problèmes mathématiques.

Seul celui qui a un grand cœur peut se permettre d’avoir un grand cerveau ; le pas qui mène à la bête intellectuelle croyant dans les sciences est, sinon, bien petit. Les grands scientifiques se caractérisent tous par une profonde religiosité.

Albert Einstein parle dans sa correspondance avec Max Born des « croyants de l’église des athéistes« 5. Si aujourd’hui nombre de scientifiques athéistes se font un nom, c’est un signe du mal profond dont souffre notre époque : le matérialisme avec sa croyance dans les sciences et l’irréligiosité qui en découle. Le manque de goût pour l’humilité permet à une dangereuse ennemie de la vérité, la vanité, de prendre le dessus. Pour venir à bout de l’orgueil intellectuel, il faut plus de travail de l’esprit que, par exemple, pour obtenir un doctorat en chimie ou en physique. Il est bien sûr plus facile de sourire ou même de se moquer de ceux auxquels la grâce de connaître les voies du cœur a été accordée que de faire l’effort de ce difficile travail qui, en outre, ne procure guère de succès sur le plan social.

L’écriture est moins que la langue, et la langue moins que le texte. Un seul et même texte peut être traduit dans toutes les langues et chacune de ces nombreuses langues peut être transcrite dans toutes les écritures. Par exemple, les spécialistes en biologie moléculaire confondent le texte avec l’écriture lorsqu’ils croient que la séquence nucléotidique de l’acide désoxyribonucléique est l’information génétique. Le texte est quelque chose qui relève de la pensée ; il n’est pas perceptible par les sens. Pour le transmettre, l’homme a besoin de passer par l’intermédiaire du langage ou de l’écriture. Au-delà de l’espace et du temps, nous nous comprendrons sans recourir au langage et à l’écriture. Il est parfaitement possible de lire une écriture sans comprendre la langue. Dans ces conditions, la compréhension du texte demeure exclue. Mais il est également possible de maîtriser une langue et, malgré tout, de ne pas comprendre un texte rédigé dans celle-ci. Ainsi même un non-mathématicien  est-il capable de reconnaître dans les phrases d’une monographie sur les équations différentielles partielles le sujet, le verbe et les compléments, si le traité en question est écrit dans sa langue. Mais bien que connaissant les mots, il ne comprend pas le texte. A l’époque du matérialisme, une non-compréhension de ce genre se rencontre fréquemment pour ce qui est des textes religieux et en particulier des prières.

La compréhension du texte exige un apprentissage tout autant que la compréhension de la langue dans laquelle celui-ci est exprimé ou encore la lecture de l’écriture dans laquelle il a été rédigé. Cela relève donc du domaine de l’éducation et demande à être enseigné. Une véritable compréhension des textes requiert davantage d’efforts intellectuels que l’apprentissage des langues et des écritures. C’est pourquoi tant de choses vides de sens sont dites et écrites. Moins un auteur a besoin de mots pour exprimer un texte, meilleur est son langage. Pour ne pas être obligé d’avouer que leur monde « objectif » est extrêmement subjectif, les matérialistes se voient acculés au paradoxe consistant à s’oublier eux-mêmes par pure vanité. Un exemple typique de cette attitude nous est fourni par la tentative -devenue un best-seller- faite par un spécialiste en biologie moléculaire, Manfred Eigen, pour expliquer le niveau supérieur à partir du niveau inférieur.

Ce Prix Nobel décrit la morphogenèse « s’organisant d’elle-même », puisqu’il montre comment la formation d’un polype d’eau douce peut naître « d’elle-même » grâce aux connexions spatio-temporelles de réactions chimiques autocatalytiques.6 C’est un cercle vicieux qui se boucle dans l’esprit de Eigen, lequel s’imagine la formation du polype d’eau douce et programme à partir de là les processus chimiques qui conviennent. Il pense les hasards de sorte que la forme lui apparaisse comme par hasard ; c’est lui qui oriente le hasard en s’aidant des lois de la nature. L’expérimentateur s’oublie lui-même dans cette démarche de pensée, l' »auto-organisation » mise en avant n’est possible que s’il y a, de la part de ce dernier, oubli de soi-même. La réalisation sans faille de l’expérience demanderait des moyens énormes sur le plan des techniques de laboratoire, si bien que le spécialiste en biologie moléculaire devrait concevoir, non seulement la forme du polype, mais encore les nombreux appareils complexes nécessaires (sans  eux non plus le polype de Eigen ne serait nullement doué de vie, mais une simple forme morte). Comme l’on voit, il s’agit ici nettement d’une déduction du niveau supérieur de l’esprit de Eigen sur le polype. Pas plus l’expérimentateur que son laboratoire ne se sont créés « d’eux-mêmes », si ce n’est au sein d’une boucle logique.

(« Dans un laboratoire, un homme a découvert qu’il est un produit de l’auto-organisation de la matière, si bien que son laboratoire est apparu de lui-même, conséquence de cette auto-organisation. ») Il me tient à cœur de souligner que ces considérations sont une critique inspirée par amour pour les sciences ; la sévérité de mes propos ne s’adresse pas à la chimie ni à la physique en tant que sciences, elle s’adresse à la chimie et à la physique en tant qu’idéologie. La démesure de la société technocratique qui en est issue, nous a conduits au matérialisme et à l’irréligiosité de la croyance dans les sciences. Si plus de quatre-vingt-dix pour cent de tous les scientifiques ayant jamais existé vivent aujourd’hui, il y a une bonne raison à cela : les sciences sont de nos jours à plus de quatre-vingt-dix pour cent pratiquées non comme une science, mais comme un commerce. Friedrich Schiller disait déjà dans son Almanach des Muses de l’année 1797 (almanach à épigrammes) à propos des sciences :

« Pour les uns, c’est la déesse céleste et, pour les autres, une bonne vache qui leur rapporte du beurre. » Ce qui peut aussi s’exprimer par : « Il y a l’art pour l’art et il y a l’art pour le dollar. » Les sciences modernes sont – pour s’inspirer de la formule de Clémenceau –  devenu chose trop sérieuse pour pouvoir être laissées entre les mains des scientifiques qui se bornent  à penser en termes physico-chimiques. Une réflexion sur la physique et la chimie éloigne de la croyance dans les sciences et rapproche de la croyance en Dieu. Werner Heisenberg7, quant à lui, a comparé les sciences à une boisson : « Si l’on se contente de tremper ses lèvres dans la coupe, on devient athéiste ; mais si on la vide, on voit apparaître Dieu tout au fond. » Et pour terminer, je citerai Max Planck qui conclut ainsi son exposé sur la religion et les sciences de la nature, tenu en 1937 : « Si donc aussi bien la religion que les sciences ont besoin, pour être pratiquées, de la croyance en Dieu, Dieu se trouve, dans le premier cas, au commencement et, dans le second cas, à la fin de toute pensée. Il représente, pour l’une, le fondement et, pour l’autre, le couronnement de l’édification de toute réflexion sur la vie et le monde8. »


4 Steiner Rudolf : Die Philosophie der Freiheit. Stuttgart : Verlag Freies Geistesleben, 1949.

5 Albert Einstein, Born, M. : Briefwechsel. Reinbek : Rowohlt, 1972.

6 H. Hartmann, Max Planck als Mensch und Denker , Bâle : Ott, 1953.

7 W. Heisenberg, Das Naturbild der heutigen Physik. Hambourg, Rowohlt, 1955

8 H. Hartmann, Max Planck als Mensch und Denker. Bâle, Ott, 1953.

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