Quelques aspects du rôle de l’Église au Moyen Âge

Par Régine Pernoud

HISTOIRE    «Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)

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Quelques aspects du rôle de l’Église au Moyen Âge[1]

              

Résumé : L’actualité nous a rappelé que la célèbre grotte de Lascaux (qui a été fermée au public depuis 1963) continue à se dégrader malgré toutes les précautions prises. On pourrait s’en étonner. En fait, ce n’est que l’aboutissement d’un envahissement par des algues, champignons et bactéries face auquel, malgré les mises en garde et les efforts désespérés de l’Abbé Glory, tant les politiques et les administrations que les préhistoriens n’ont su réagir de manière responsable. Retour sur l’historique des causes.

L’histoire de l’Église est si intimement liée à celle du Moyen Âge en général qu’il faudrait sans doute étudier, à propos de chaque caractère de la société médiévale, ou de chaque étape de son évolution, l’influence qu’elle exerça ou la part qu’elle y prit[2]. (…) On saisira tout de suite l’importance de son rôle si l’on se reporte à l’état de la société durant ces siècles que l’on est convenu d’appeler le Haut Moyen Âge : période d’émiettement des forces, pendant laquelle l’Église représente la seule hiérarchie organisée. Face à la désagrégation de tout pouvoir civil, un point demeure stable, la Papauté, rayonnant dans le monde occidental en la personne des évêques ; et même lors des périodes d’éclipse que subit le Saint-Siège, l’ensemble de l’organisation demeure solide.

En France, le rôle des évêques et celui des monastères est capital dans la formation de la hiérarchie féodale. Ce mouvement qui pousse les petites gens à rechercher la protection des grands propriétaires, à se confier à eux par ces actes de commendatio que l’on voit se multiplier dès la fin du Bas-Empire, ne pouvait que jouer en faveur des biens ecclésiastiques ; on se groupait autour des monastères plus volontiers encore qu’autour des seigneuries laïques. « Il fait bon vivre sous la crosse », disait un dicton populaire, traduisant le proverbe latin Jugum ecclesie, jugum dilecte. Des abbayes comme Saint-Germain-des-Prés, Lérins, Marmoutiers, Saint-Victor de Marseille ont vu ainsi s’accroître leurs possessions. De même les évêques sont souvent devenus les seigneurs temporels de tout ou partie de la cité dont ils avaient fait leur métropole, et qu’ils contribuent activement à défendre contre les invasions. (…)

De là cette complexité de la société médiévale, tant civile que religieuse. Domaine spirituel et domaine temporel, que depuis la Renaissance on a regardés de plus en plus comme distincts et séparés, dont on s’est efforcé de définir les limites respectives, et que l’on a tendu à voir s’ignorer mutuellement, sont alors continuellement mêlés. Si l’on distingue ce qui revient à Dieu et ce qui revient à César, les mêmes personnages peuvent tour à tour représenter l’un et l’autre, et les deux puissances se complètent. Un évêque, un abbé, sont aussi bien les administrateurs de seigneuries ; et il n’est pas rare de voir l’autorité laïque et l’autorité religieuse se partager une même châtellenie ou une même ville ; un cas typique est fourni par Marseille, où coexistent la ville épiscopale et la ville vicomtale, avec même une enclave réservée au chapitre et nommée la ville des Tours. Cette puissance foncière du clergé résulte à la fois des faits économiques et sociaux, et de la mentalité générale de l’époque où le besoin d’une unité morale compense la décentralisation.

(…) De son côté, l’Église n’a pas toujours su se défendre des convoitises matérielles qui sont pour elle la plus redoutable des tentations. C’est le grave reproche que l’on peut faire au clergé médiéval, de n’avoir pas dominé sa richesse. Ce défaut a été vivement senti à l’époque.

Les proverbes abondent, qui manifestent que le peuple donnait sa préférence aux clercs pratiquant la pauvreté évangélique: « Jamais de riche moine on ne dira bonne chanson », et encore : « Crosse de bois, évêque d’or ; évêque de bois, crosse d’or. » On admet les revenus du clergé : « Qui autel sert, d’autel doit vivre », mais on s’attaque, comme il est juste, aux abus dont en trop de cas il ne sait se garder, à la cupidité surtout :

Et si ils vont la messe ouïr

Ce n’est pas pour Dieu conjouir

 Ains est pour les deniers avoir.

Ainsi s’exprimait Rutebeuf, qui renouvelle plus d’une fois ses critiques :

(…) Il est plus difficile de démêler l’influence morale exercée par l’Église dans les institutions privées, parce que la plupart des notions qui lui sont dues sont à ce point entrées dans les mœurs que l’on a du mal à se rendre compte de la nouveauté qu’elles présentaient. L’égalité morale de l’homme et de la femme, par exemple, représente un concept entièrement étranger à l’Antiquité ; la question ne s’en était même pas posée. De même, dans la législation familiale, c’était une profonde originalité que de substituer au droit du plus fort la protection due aux faibles ; le rôle du père de famille et du propriétaire foncier s’en trouvait complètement modifié. En face de sa puissance, on proclamait la dignité de la femme et de l’enfant et l’on faisait, de la propriété, une fonction sociale. La façon d’envisager le mariage, d’après les idées chrétiennes, était, elle aussi, radicalement nouvelle : jusqu’alors on n’avait vu que son utilité sociale, et admis par conséquent tout ce qui n’entraînait pas de désordres de ce point de vue ; l’Église, pour la première fois dans l’histoire du monde, voyait le mariage par rapport à l’individu, et considérait en lui, non l’institution sociale, mais l’union de deux êtres pour leur épanouissement personnel, pour la réalisation de leur fin terrestre et surnaturelle ; cela entraînait, entre autres conséquences, la nécessité d’une libre adhésion chez chacun des conjoints dont elle faisait les ministres d’un sacrement, ayant le prêtre pour témoin, et l’égalité des devoirs pour tous les deux.

(…) Il faudrait signaler encore l’influence exercée par la doctrine ecclésiastique sur le régime du travail. Le droit romain ne connaissait, dans les contrats de louage ou de vente, que la loi de l’offre et de la demande, alors que le droit canonique, et après lui le droit coutumier, assujettissent la volonté des contractants aux exigences de la morale et à la considération de la dignité humaine. Cela devait avoir une profonde influence sur les règlements des corps de métiers, qui interdisaient à la femme les travaux trop fatigants pour elle, la tapisserie de haute lisse, par exemple.

Le résultat fut aussi toutes ces précautions dont on entourait les contrats d’apprentissage, et ce droit de visite accordé aux jurés, ayant pour but de contrôler les conditions de travail de l’artisan et l’application des statuts. Surtout, il faut noter comme très révélateur le fait d’avoir étendu au samedi après-midi le repos du dimanche, au moment où l’activité économique s’amplifie avec la renaissance du grand commerce et le développement de l’industrie.

Une révolution plus profonde devait être introduite par les mêmes doctrines en ce qui concerne l’esclavage. Notons que l’Église ne s’est pas élevée contre l’institution proprement dite de l’esclavage, nécessité économique des civilisations antiques. Mais elle a lutté pour que l’esclave, traité jusqu’alors comme une chose, fût désormais considéré comme un homme et possédât les droits propres à la dignité humaine. Ce résultat une fois obtenu, l’esclavage se trouvait pratiquement aboli ; l’évolution fut facilitée par les coutumes germaniques qui connaissaient un mode de servitude très adouci ; l’ensemble donna lieu au servage médiéval, qui respectait les droits de l’être humain, et n’introduisait plus, comme restriction à sa liberté, que l’attachement à la glèbe.

Il est curieux de constater que ce fait paradoxal de la réapparition de l’esclavage au XVIème siècle, en pleine civilisation chrétienne, coïncide avec le retour général au droit romain dans les mœurs.

Nombre de conceptions propres aux lois canoniques ont passé ainsi dans le droit coutumier. La manière dont le Moyen Âge envisage la justice est de ce point de vue très révélatrice, car la notion d’égalité spirituelle des êtres humains, étrangère aux lois antiques, s’y fait jour généralement.

C’est en ce sens qu’ont été introduites, dans la suite des temps, diverses réformes, par exemple en ce qui concerne la législation des bâtards, traités plus favorablement par le droit ecclésiastique que par le droit civil, parce qu’on ne les tient pas pour responsables de la faute à laquelle ils doivent la vie.

En droit canon, une peine infligée a pour but, non la vengeance de l’injure, ou la réparation envers la société, mais l’amendement du coupable, et ce concept, entièrement nouveau lui aussi, n’a pas été sans modifier le droit coutumier.

La société médiévale connaît ainsi le droit d’asile, consacré par l’Église, et il est  déroutant, pour la mentalité moderne, de voir des officiers de justice subir une condamnation pour avoir osé pénétrer dans les terres d’un monastère afin d’y rechercher un criminel ; c’est cependant ce qui arriva, entre autres, au juriste Beaumanoir. Ajoutons que les tribunaux ecclésiastiques rejetaient le duel judiciaire bien avant sa proscription par Louis IX, et qu’ils furent les seuls, jusqu’à l’ordonnance de 1324, à prévoir des dommages et intérêts pour la partie lésée. Le Moyen Âge, sous la même influence, connaissait la gratuité de la justice pour les pauvres, qui recevaient même, si nécessaire, un avocat d’office. Le coupable n’était déclaré tel qu’une fois la preuve faite, ce qui signifie que l’on ignorait la prison préventive.


[1] Repris de Lumière du Moyen Âge, Paris, Grasset, 1944, pp. 99-108.

[2] Pour prendre un exemple, des travaux récents ont mis en valeur l’origine, non seulement religieuse, mais proprement eucharistique des associations médiévales : la procession du Saint-Sacrement a été la « cause directe » de la fondation des confréries ouvrières. Voir à ce sujet le bel ouvrage de G. Espinas, Les origines du droit d’association (Lille, 1943), en part.Tome I, p. 1034.

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