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Par Rodney Stark
SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence »
(Bossuet)
L’Origine scolastique de la Science1
Résumé : Il est convenu comme allant de soi que le Moyen Âge fut une période obscure et que la science moderne ne put surgir qu’avec le remplacement de l’influence chrétienne par l’influence de l’Antiquité, lors de la « Renaissance ». Cette idée a même conduit l’universitaire américain Andrew D. White, Président de l’Université Cornell de 1865 à 1885, a parler dans un livre célèbre d’une « guerre » (warfare) entre la science et la théologie. Ceci était à la fois une erreur et un contresens historique. Le creuset des sciences fut l’université médiévale dont les étudiants eux-mêmes furent dotés de multiples privilèges tant par l’Église, qui avait créé les universités, que par le pouvoir séculier qui les courtisait. Et la langue commune de l’Église permettait l’échange facile des idées et des hommes entre universités. Surtout, l’idée que la nature a été créée par un Etre intelligent et que la raison a été donnée à l’homme pour qu’il puisse en découvrir les secrets, fut un trait caractéristique de la pensée chrétienne, dès les premiers siècles : ces circonstances seules permettent de comprendre pourquoi la science est née en Occident et nulle part ailleurs.
À beaucoup d’égards l’expression de « Révolution scientifique » est aussi trompeuse que celle d’ »Âges obscurs ». Toutes deux ont été forgées pour discréditer l’Église médiévale. La notion de « Révolution scientifique » a été utilisée pour prétendre que la science a soudain surgi quand une chrétienté affaiblie ne fut plus en état de l’empêcher, et lorsque la redécouverte du savoir classique la rendit possible. Ces deux allégations sont aussi fausses que celle d’un Christophe Colomb croyant que la terre était plate.
D’abord, le savoir classique ne fournissait pas un modèle approprié pour la science. Ensuite, la naissance de la science était déjà bien ancienne au seizième siècle, ayant été soigneusement cultivée par de pieux scolastiques dans cette invention bien chrétienne : l’université. Comme l’a souligné Alfred W. Crosby, » à notre époque le terme médiéval est souvent pris pour synonyme d’idées confuses, mais il serait plus juste de l’utiliser pour indiquer définition précise et raisonnement méticuleux, c’est-à-dire clarté. » Il est vrai que la période de découvertes scientifiques des 16ème et 17ème siècles fut extraordinaire, l’équivalent culturel de l’éclosion d’une rose. Cependant, de même que les roses n’éclosent pas du jour au lendemain mais doivent subir une longue période de croissance avant de pouvoir simplement bourgeonner, de même l’éclosion de la science fut le résultat de siècles de progrès intellectuels réguliers ; et c’est pourquoi je ne veux pas me référer à une « Révolution scientifique » sans y mettre de guillemets.
Toutes les discussions sur la « Révolution scientifique » commencent par Copernic, comme si le mot « Révolution » dans le titre de son fameux ouvrage se rapportait à des changements sociaux radicaux plutôt qu’aux orbites célestes. En réalité la « Révolution scientifique » ne commence pas avec Copernic. Comme le dit le distingué Bernard Cohen : « En bref, l’idée qu’une révolution copernicienne en science se soit produite va contre l’évidence…et elle n’est qu’une invention des historiens postérieurs. » Beaucoup d’historiens contemporains des sciences sont d’accord. Si l’on ne veut pas reconnaître que l’astronomie scientifique a commencé avec les scolastiques, il faut alors repousser sa naissance aux travaux de Johannes Kepler (1571-1630) puisque son élégant modèle rectifiait toutes les erreurs de Copernic. Or Kepler s’inscrit bien mieux dans un modèle historique de progrès scientifique normal, dans lequel Copernic joua un rôle significatif, que dans un modèle révolutionnaire.
Une des raisons pour lesquelles l’histoire prête si peu attention aux travaux qui ont préparé la voie à Copernic, est que ce dernier se dispensa de reconnaître ses dettes dans son fameux livre (alors que l’ouvrage de Kepler ne tarit pas d’éloges sur Copernic).
Ce genre d’omission était habituel. Simplement il n’était pas d’usage, à l’époque, de donner beaucoup de crédit à ses prédécesseurs immédiats. C’est ainsi que Galilée présenta faussement le télescope comme étant son invention, et que Newton se donna beaucoup de mal pour effacer les traces de ses dettes envers Descartes. Mais la raison la plus importante pour laquelle Copernic fut présenté comme le génie solitaire qui révolutionna la science, est que cela convenait à l’idéologie de ceux qui étaient (et sont toujours) déterminés à imposer les notions de « Lumières » et de « Renaissance » à l’histoire de l’Occident.
Les Universités scolastiques.
Dès le début, l’université médiévale fut un lieu créé et géré par des doctes et consacré entièrement à la connaissance. Je ne puis mieux dire que cette description des scolastiques, fondateurs de l’université, donnée par Marcia L. Colish:
« Ils examinaient les autorités du passé et les opinions courantes, donnant leur analyse et leurs raisons pour rejeter certaines et en retenir d’autres. La méthodologie déjà en place au début du 12ème siècle montre la volonté et l’empressement des scolastiques à critiquer les documents fondamentaux dans leurs domaines respectifs. Ne faisant pas que recueillir et développer simplement les traditions classiques et chrétiennes, ils écartaient de ces traditions les idées devenues inutiles. Ils utilisaient librement les autorités qu’ils conservaient, pour défendre aussi bien des positions que ces autorités auraient bien pu trouver étranges ou nouvelles. Les commentaires étaient rarement de simples résumés ou explications des vues d’un auteur. Les commentateurs scolastiques étaient beaucoup plus enclins à engager une controverse avec l’auteur choisi, ou à confronter son œuvre aux idées d’écoles de pensées nouvelles ou aux opinions propres du scolastique.1 »
Ce style intellectuel était conforté par la direction de l’université. Comme les corporations de métiers, la Faculté dans les universités médiévales contrôlait l’entrée dans ses rangs et fixait ses propres standards de compétence et de niveau. L’autonomie des universités dut souvent être défendue, mais le lecteur moderne s’étonne de voir à quel point ces institutions médiévales pouvaient être indépendantes et mêmes privilégiées. Selon Nathan Schachner:
« L’Université était l’enfant chéri et gâté de la papauté et de l’Empire, du roi et de la municipalité. Les privilèges pleuvaient sur les fières universités dans un flot doré continuel; privilèges sans contreparties alors, avant ou après. Même les hiérarchies sacrées de l’Église n’avaient pas toutes les exemptions du plus pauvre écolier mendiant pouvant réclamer la protection d’une université. Les villes rivalisaient avec violence pour l’honneur d’en abriter une entre leurs murs ; les rois écrivaient des lettres séductrices pour attirer des groupes d’étudiants mécontents hors des domaines de leurs rivaux; les papes intervenaient avec un langage menaçant pour obliger les rois à respecter l’inviolabilité de cette institution protégée.2 »
Parmi ces privilèges se trouvait le statut clérical. Bien qu’ils n’eussent pas besoin d’être ordonnés ni entrés dans les ordres sacrés (la plupart d’ailleurs ne l’étaient pas), les étudiants et les professeurs jouissaient des droits des clercs, y compris le droit d’être jugé uniquement par une cour ecclésiastique (où les punitions étaient habituellement beaucoup moins sévères que dans les cours civiles), et les violences physiques exercées contre eux étaient châtiées avec la même rigueur que les attaques contre des prêtres. Les universités avaient aussi le droit de déménager au gré de leur faculté, ce qui donnait une puissante position de négociation pour l’obtention d’avantages économiques et politiques locaux (les villes payaient souvent tous les salaires des professeurs).
L’autonomie individuelle des enseignants profitait aussi de leur passage très fréquent d’une université à une autre, malgré la précarité des moyens de transport et de communications. Puisque tout l’enseignement se faisait en latin, les enseignants pouvaient se déplacer sans tenir compte des frontières linguistiques. Et puisque leurs diplômes étaient mutuellement reconnus, ils pouvaient se joindre à n’importe quelle faculté. En fait, à cette époque, tous les enseignants éminents se connaissaient – beaucoup s’étaient réellement rencontrés et tous avaient de nombreuses relations communes. On obtenait la célébrité et les invitations à rejoindre une autre faculté par l’innovation. La recherche de l’innovation eut un profond impact chez les théologiens de l’université, les Wyclif, Hus, Érasme, Luther et Calvin. De même, c’est dans les universités que les scolastiques firent naître la science. Quant à la connaissance familière d’Aristote, Platon, Euclide et autres piliers du savoir classique, ce fut dans les universités scolastiques, et non plus tard dans les salons des « philosophes », ni durant la « Renaissance » italienne, que les classiques retrouvèrent leur importance intellectuelle. En partie, cela résulta de la suppression de la « barrière du grec ».
Le grec, et non le latin, fut la langue intellectuelle de l’époque classique. Les intellectuels romains parlaient, en réalité, plus souvent grec que latin et, par conséquent, le legs intellectuel du savoir grec demeura en grec. Platon, Aristote et les autres ne furent jamais perdus ni oubliés après le déclin de Rome, mais ils ne pouvaient plus être lus dans une Europe où quelques érudits seulement connaissaient le grec. L’obstacle fut surmonté lorsque, « entre 1125 et 1200, une véritable inondation de traductions en latin rendit le savoir grec accessible, avant le nouvel essor du 13ème siècle. »3 Remarquez que ces traductions des classiques ne furent pas l’œuvre d’humanistes en rébellion contre la « longue nuit » d’obscurantisme chrétien. La « redécouverte » fut accomplie par de pieux savants chrétiens au sein de leurs nouvelles universités.
Quelques historiens ont attribué la renaissance du savoir classique à la chute de Constantinople, en 1453, et à la fuite en Italie de nombreux savants byzantins, emportant les anciens auteurs avec eux. Cette affirmation contribue à authentifier la « Renaissance » italienne, mais c’est de la mauvaise histoire. Les scolastiques d’Occident lisaient, traduisaient, citaient, discutaient tous les auteurs classiques importants depuis des siècles avant qu’aucun émigré byzantin ne fût arrivé à l’ouest. Beaucoup de catalogues de bibliothèques du 12ème au 14ème siècles ont survécu, qui révèlent de substantielles possessions d’ouvrages classiques. « Par exemple, la bibliothèque du Mont Saint-Michel, au 12ème siècle, contenait des textes de Caton, le Timée de Platon (en traduction latine), diverses œuvres d’Aristote et de Cicéron, des extraits de Virgile et d’Horace.« 4
Quant à la « Renaissance « italienne, ce ne fut pas une « redécouverte » du savoir classique. Ce fut plutôt une période d’émulation culturelle, pendant laquelle les auteurs à la mode copièrent le style classique en manières, art, littérature et philosophie: à Florence, chaque année, Laurent de Médicis (1449-1492) donnait un banquet pour célébrer la naissance de Platon. De cette passion pour leurs propres anciens jours de gloire, les Italiens commencèrent à prétendre que l’histoire de l’Occident consistait en « deux périodes de lumière: l’Antiquité et la Renaissance…avec, entre les deux, des siècles barbares et des temps obscurs. »5 Ainsi, d’un enthousiasme pour le style et d’un orgueil ethnique naquit la notion des Âges obscurs suivis par la naissance d’une nouvelle illumination. Mais il n’en fut pas ainsi. Les scolastiques connaissaient et comprenaient les œuvres de Platon, d’Aristote et de bien d’autres.
L’empirisme scolastique.
Ces pieux savants n’étaient pas non plus impressionnés par les auteurs classiques.
Nous avons déjà vu6 comment Jean Buridan et Nicole Oresme ont rejeté de nombreuses assertions majeures des auteurs classiques. Le cas d’Albert le Grand (1205-1280) est exemplaire. Probablement nul ne fit autant pour « mettre la chrétienté occidentale en contact avec la tradition aristotélicienne. »7 Mais Albert ne se contentait pas d’exposer simplement Aristote. Il le complétait et le corrigeait du mieux qu’il pouvait. Il tenta donc de confronter les affirmations empiriques d’Aristote (et des autres également) avec l’observation directe lorsque c’était possible, et les trouva fréquemment erronées. C’est ainsi qu’Albert le Grand devint « peut-être le meilleur botaniste de tout le Moyen Âge, » inaugurant une tradition de recherche qui conduisit directement aux découvertes de biologie et de physiologie des 16ème et 17ème siècles.
Albert n’était pas le seul dans son engagement en faveur d’un empirisme minutieux. Considérons les développements dans l’étude de la physiologie humaine. Ce furent les scolastiques, non pas les Grecs, ni les Romains, ni les musulmans ou les Chinois, qui basèrent leurs études sur la dissection humaine. De même que l’on a enseigné à tout le monde le mensonge de Colomb adepte de la terre plate, de même presque personne ne connaît la vérité à propos de la dissection et de l’Église médiévale, et pour les mêmes raisons.
La dissection humaine n’était pas autorisée dans le monde classique, raison pour laquelle les travaux d’anatomie des Gréco-romains sont si fautifs. Les études d’Aristote étaient limitées aux dissections d’animaux, comme l’étaient celles de Celse et de Galien. Celse affirmait que trois siècles avant lui plusieurs médecins grecs avaient pu disséquer des esclaves et des criminels à Alexandrie. Sinon, pendant la période classique, la dignité du corps humain interdisait la dissection. Celle-ci était également prohibée par l’Islam.
Alors arrivèrent les universités chrétiennes et avec elles une nouvelle vision de la dissection. Le principe de départ était que ce qui est unique chez l’homme, est son âme, pas sa physiologie. La dissection du corps humain, par conséquent, n’est pas différente de l’étude des corps d’animaux ; elle n’a pas d’implications théologiques immédiates. Deux autres justifications furent avancées. La première était médico-légale: trop de meurtriers échappaient à la détection parce que le corps de leurs victimes n’avait pas fait l’objet d’une autopsie. La seconde concernait la santé humaine: aucune connaissance médicale sérieuse ne pouvait s’acquérir sans une observation directe de l’anatomie humaine.
Ainsi, au 13ème siècle, les responsables locaux (surtout dans les villes universitaires italiennes) commencèrent à autoriser l’autopsie lorsque la cause de la mort était incertaine. Puis, à la fin du siècle, Mondino de Luzzi (ca.1270-1326) écrivit un manuel de dissection, basé sur son étude de trois cadavres de femmes. Plus tard, vers 1315, il fit une autopsie devant un groupe d’étudiants et de professeurs à l’Université de Bologne. De là, les dissections humaines se répandirent très rapidement dans toutes les universités italiennes. Les dissections publiques commencèrent en Espagne en 1391 ; à Vienne la première eut lieu en 1404. Et ce ne furent pas des évènements exceptionnels: la dissection devint une partie ordinaire des classes d’anatomie. Vers 1504 Copernic prit part à des dissections humaines durant sa brève inscription aux cours de médecine de l’Université de Padoue. « L’introduction de la dissection humaine dans l’Occident latin, sans objection sérieuse de l’Église, fut un évènement capital.« 8
Malgré cela, A.D. White dénonça d’un ton indigné comment le grand physiologiste André Vésale (1504-1564) « encourut les plus terribles dangers, et particulièrement l’accusation de sacrilège, fondée sur l’enseignement de l’Église, » pour avoir procédé à des dissections humaines.
White affirma encore que quiconque disséquait un corps humain à cette époque risquait ‘l’excommunication », mais que l’héroïque Vésale « rompit sans peur » cette « convention sacrée » et disséqua « malgré la censure ecclésiastique…Aucun danger ne le décourageait. »9 Or tout cela se serait passé deux siècles après que les dissections eurent commencé dans ces mêmes universités où Vésale apprit et pratiqua son métier d’anatomiste!
Ceci n’est pas un fait découvert depuis peu. Écrivant au début des années 1920, Charles Singer, un des premiers historiens de la médecine, pensait qu’il n’était pas besoin d’apporter de preuves, tant cela était bien connu, que « Vésale avait profondément modifié l’attitude envers les phénomènes biologiques, mais qu’il avait néanmoins poursuivi ses recherches sans être dérangé par les autorités ecclésiastiques. »10
White omit aussi de rapporter l’immense célébrité et reconnaissance que le travail de Vésale connut immédiatement après sa publication. Pas plus qu’il ne daigna indiquer que Charles Quint, l’empereur du Saint Empire, répondit au « sacrilège » de Vésale en l’anoblissant au rang de comte et en lui accordant une pension à vie. Après quoi, le jeune anatomiste prit résidence à la cour de Philippe II d’Espagne, durant la période la plus active de chasse aux hérétiques par les inquisiteurs locaux! Quant aux idées religieuses de Vésale, il mourut en revenant d’un pèlerinage en Terre Sainte. Nous découvrons ainsi un autre faux rapport de White sur l’implacable opposition religieuse envers la science. Mais, comme la fable sur Colomb, cela eut un effet pervers profond sur notre culture.
L’adoption de l’empirisme fut décisive pour la naissance de la science occidentale. Ainsi, continuant dans cette tradition, Johannes Kepler donna le premier modèle exact du système solaire.
De longues et soigneuses observations conduisirent Kepler à concevoir les orbites planétaires comme elliptiques, et non circulaires, permettant de faire très simplement des calculs précis d’orbites, sans avoir besoin de recourir aux épicycles. La découverte de Kepler permit aussi pour la première fois d’expliquer exactement les saisons, son orbite elliptique plaçant la terre à des distances différentes du soleil au cours de l’année. Une astronomie pleinement scientifique était née.
L’accent mis jusqu’ici sur les universités, l’innovation et l’empirisme néglige cependant la question vraiment importante : pourquoi les scolastiques et les Européens après eux s’intéressèrent-ils à la science ?
Au premier abord cette question paraît folle. La naissance de la science n’est-elle pas un aspect normal du progrès culturel, de la naissance des civilisations ? Pas du tout ! Beaucoup de sociétés raffinées n’ont pas engendré de communautés de savants ni produit un corps de théories systématiques ou d’observations empiriques qualifiables de science. Bien que la Chine fût très civilisée pendant de nombreux siècles durant lesquels les Européens étaient encore de grossiers sauvages, les Chinois ne développèrent pas la science moderne. Semblablement, bien qu’en pleine possession de tout le corpus du savoir gréco-romain, et ayant accompli des progrès impressionnants en mathématiques, les intellectuels de l’Islam ne devinrent pas des savants. Une fois qu’ils avaient maîtrisé les textes classiques, les intellectuels musulmans se contentaient du rôle d’exégètes, n’ajoutant peu ou rien de leur cru. La science n’émergea pas non plus de l’Inde ni de l’Égypte anciennes. Et, alors que la Grèce classique possédait un savoir considérable, elle ne développa point la science moderne.
On l’a dit, la science consiste en un effort organisé (i.e. soutenu et systématique) et empirique pour expliquer les phénomènes naturels; un processus cumulatif de construction de théories et de leur mise à l’épreuve. Cette entreprise ne se produisit qu’une seule fois. Comme l’historien Edward Grant l’explique : » Il est indiscutable que la science moderne est née au 17ème siècle en Europe et nulle part ailleurs. »11
D’autres historiens éminents et sociologues de la science peuvent en dater la naissance plus tôt, mais tous s’accordent pour dire que ce développement n’eut lieu qu’en Europe.
La question cruciale est : pourquoi ?
La différence du christianisme.
Ma réponse à cette question sera aussi brève que peu originale: le christianisme décrit Dieu comme un être rationnel, réceptif, fiable et tout-puissant, et l’univers comme sa création personnelle, ayant donc une structure rationnelle, soumise à la loi et stable, attendant que l’homme la comprenne.
Comme le disait Nicole Oresme (1325-1382), la création de Dieu « ressemble beaucoup à un homme fabriquant une horloge et la laissant marcher et poursuivre son propre mouvement par elle-même.«
Ou, selon les paroles du Psaume 119, 89-90 :
À jamais Seigneur,
Ta parole est établie dans les cieux.
D’âge en âge ta fidélité demeure;
Tu as fondé la terre, et elle subsiste.
Parmi les textes de l’Écriture les plus souvent cités par les auteurs médiévaux se trouve ce verset biblique :
Mais Vous avez tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids. (Sagesse 11, 20)
Tranchant avec les doctrines philosophiques et religieuses dominant ailleurs dans le monde, les chrétiens créèrent la science parce qu’ils croyaient que cela pouvait et devait être fait. Comme Alfred N. Whitehead (1861-1947) l’exprima dans l’une de ses Conférences Lowell d’Harvard en 1925, la science naquit en Europe à cause de « la foi très répandue dans la possibilité de la science…dérivée de la théologie médiévale.« 12 L’affirmation de Whitehead choqua non seulement son distingué auditoire mais aussi, lorsque ses conférences furent publiées, les intellectuels occidentaux en général.
Comment ce grand philosophe et mathématicien, co-auteur avec Bertrand Russell de cette référence que sont les Principia Mathematica (1910-1913), pouvait-il faire une déclaration aussi excentrique ? Ne savait-il pas que la religion est l’ennemie mortelle de la recherche scientifique ?
Whitehead en savait plus long. Il avait compris que la théologie chrétienne était essentielle pour la naissance de la science occidentale, aussi sûrement que les théologies non chrétiennes avaient étouffé l’investigation scientifique partout ailleurs. Comme il l’expliquait :
« Je ne pense pas avoir encore montré la plus grande contribution du Moyen Âge à la formation du mouvement scientifique.
Je veux dire la croyance invincible que chaque évènement particulier peut être corrélé à ses antécédents d’une manière parfaitement définie, illustrant des principes généraux. Sans cette conviction, les travaux incroyables des savants seraient sans espoir. C’est cette conviction instinctive, intensément présente à l’imagination, qui est le moteur de la recherche: qu’il y a un secret, mais un secret qui peut être découvert. Comment cette conviction a-t-elle été si fortement implantée dans l’esprit européen ?
Si nous comparons ce tour de pensée en Europe avec l’attitude des autres civilisations laissées à elles-mêmes, il semble n’y avoir qu’une source à son origine : l’insistance médiévale sur la rationalité de Dieu, conçu comme ayant l’énergie personnelle de Jehovah et la rationalité d’un philosophe grec. Chaque détail étant supervisé et ordonné, la recherche dans la nature ne pouvait aboutir qu’à justifier la foi en la rationalité. Je ne parle pas ici des croyances explicites de quelques individus. Ce dont je parle, c’est de l’empreinte sur l’esprit européen provenant d’une foi séculaire incontestée. Par là je désigne le tour instinctif de pensée, et non un simple Credo de mots ».13
Whitehead termine en notant que les images des dieux dans les autres religions, spécialement en Asie, étaient trop impersonnelles ou trop irrationnelles pour soutenir la science. Tout événement particulier y est « peut être dû au fiat d’un dieu despote irrationnel, ou produit par quelque cause impersonnelle, indéchiffrable. On n’y accorde pas la même confiance qu’à la rationalité intelligible d’un être personnel. »
En vérité, la plupart des religions non chrétiennes ne postulent pas du tout de création : l’univers est éternel et, s’il peut suivre des cycles, il est sans commencement ni but et, le plus important de tout, n’ayant pas été créé, il n’a pas de Créateur. Par conséquent, l’univers est vu comme un mystère suprême, incohérent, imprévisible et arbitraire.
Pour ceux qui suivent ces prémisses religieuses, la voie de la sagesse est dans la méditation et le mysticisme et il n’y a aucune occasion de célébrer la raison. En revanche beaucoup de points centraux de la théologie chrétienne ont été élaborés par raisonnement. Ainsi Tertullien (ca. 160-225), l’un des premiers théologiens chrétiens, enseignait que « la raison est une chose de Dieu, dans la mesure où il n’existe rien que Dieu, le Créateur de tout, n’ait procuré, disposé, ordonné avec raison, rien de ce qu’Il n’a pas voulu qui soit analysable et compréhensible par la raison*. »
Plusieurs siècles plus tard, saint Augustin (354-430) affirma que la raison est indispensable à la foi:
« Qu’à Dieu ne plaise que Dieu puisse haïr en nous ce par quoi Il nous a faits supérieurs aux animaux ! Qu’à Dieu ne plaise que nous puissions croire sans accepter ou chercher les raisons, puisque nous ne pourrions même pas croire si nous n’avions pas une âme rationnelle. »
Évidemment, les théologiens chrétiens acceptèrent que la parole de Dieu dût être crue, même si les raisons n’en étaient pas évidentes.
De nouveau Augustin:
« Dans certaines matières relevant de la doctrine du salut que nous ne pouvons pas encore saisir par la raison –bien qu’un jour nous en serons capables- la foi doit précéder la raison et purifier le cœur et le rendre propre à recevoir et supporter la grande lumière de la raison. » Puis il ajouta que bien qu’il soit nécessaire » pour la foi, de précéder la raison dans certaines questions de grande importance qui ne peuvent pas encore être saisies, certainement la toute petite portion de raison qui nous en persuade doit précéder la foi. »
L’aspect peut-être le plus remarquable de ces textes de saint Augustin en est l’optimisme qu’un jour la raison triomphera. En plus de considérer comme le devoir des théologiens de chercher à comprendre la volonté de Dieu, le poids de l’opinion dans l’Église primitive et médiévale pensait qu’il y avait aussi un devoir de comprendre l’œuvre de Dieu ; mieux, de s’en émerveiller. Comme l’expliquait saint Bonaventure (1221-1274), c’est le but de la science « que Dieu soit honoré. »
Saint Thomas d’Aquin (ca.1225-1274) essaya de répondre à l’optimisme d’Augustin concernant certaines de ces « matières de grande importance » qui pourraient être saisies par la raison, dans sa monumentale Summa Theologiæ, qui demeure l’explication définitive pour beaucoup de points de doctrine catholique. L’Aquinate explique que les hommes n’ont pas suffisamment d’intelligence pour voir directement l’essence des choses, et qu’il leur faut donc cheminer pas à pas avec la raison vers la connaissance. Ainsi, bien que saint Thomas considérât la théologie comme la plus haute des sciences puisque son objet propre est la Révélation divine, il préconisait l’utilisation des instruments de la philosophie, et spécialement des principes logiques pour élaborer la théologie.
Le point critique dans tout ceci est méthodologique. Des siècles de méditation ne procureront aucune connaissance empirique, encore moins une science. Mais si la religion pousse à l’effort de comprendre l’œuvre de Dieu, une connaissance en résultera et la science apparaîtra comme la « servante » de la théologie.
Et c’est précisément ainsi que non seulement les savants scolastiques, mais aussi ceux qui prirent part aux grands succès des 16ème et 17ème siècles, se voyaient eux-mêmes: à la recherche des secrets de la Création.
Charles Webster a résumé le consensus des historiens récents des sciences:
« Toute explication vraiment historique…doit rendre justice à la profonde interpénétration des idées scientifiques et religieuses. Il serait pervers de nier les motivations religieuses dans les nombreux cas où elles étaient rendues explicites par les savants eux-mêmes, souvent avec une douloureuse insistance. Aucune dépense d’énergie en faveur de la science ne fut entreprise sans l’assurance donnée par la conscience chrétienne. »14
Conclusion.
La naissance de la science ne fut pas une séquelle du savoir classique. Elle fut la conséquence naturelle de la doctrine chrétienne: la Nature existe parce qu’elle fut créée par Dieu. Pour aimer et honorer Dieu, chacun doit pleinement apprécier les merveilles de son œuvre. En outre, parce que Dieu est parfait, son œuvre fonctionne suivant des principes immuables. En utilisant pleinement les pouvoirs de raison et d’observation que Dieu nous a donnés, nous devrions être capables de découvrir ces principes.
Ces idées furent déterminantes, et c’est pourquoi la science est née dans l’Europe chrétienne, et nulle part ailleurs.
1 Traduit et adapté par Claude Éon de For the Glory of God. Cet article est d’autant plus significatif et objectif que son auteur n’est pas catholique.
1 Colish, Marcia L. Medieval Foundations of the Western Intellectual Tradition, 400-1400 ; Yale U.P. 1997, p.266.
2 Schachner, Nathan, The Mediaeval Universities .New York Frederick A. Stokes, 1938, p. 3.
3 Grant, Edward, The Foundations of Modern Science in the Middle Ages:Their Religious, Institutional, and Intellectual Contexts; Cambridge U.P. 1996; p. 23.
4 Pernoud, Régine; Those Terrible Middle Ages! Debunking the Myths. Ignatius Press, San Francisco, 2000, p.24. On pourra aussi consulter, par Reynolds et Wilson, D’Homère à Érasme : la transmission des classiques grecs et latins. CNRS, 1974.
5 Ibid. p. 21.
6 Dans un chapitre précédent du livre de Rodney Stark. (NdT)
7 Lindberg, David; The Beginnings of Western Science. Chicago U.P. 1992; p.230.
8 Grant, op. cit. p. 205.
9 White, Andrew Dickson: A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom; 2 vol. Appleton and Company; New York, 1896; vol. 2d , p.50.
10 Singer, Charles; « Historical Relations of Religion and Science » in: Science Religion and Reality; NY Kennicat Press [1925] 1970 p. 129.
11 Grant; op.cit. p. 168.
12 Whitehead, Alfred North; Science and the Modern World; The Free Press N.Y. [1925] 1967; p. 13.
13 Ibid. p.12
* Ndlr. Autrement dit, ce qui ne vient pas de Dieu est « hors-Logos ». On pense aussi à cette formule : « Au fond, les saints sont les seuls à être vraiment intelligents !»
14 Webster, Charles; « Puritanism, Separatism and Science » in God and Nature: Historical Essays on the Encounter between Christianity and Science, 1986 Univ. of California Press, p. 213.