Partager la publication "Le concordisme, un avatar du scientisme"
Par Dominique Tassot
Résumé : Etre taxé de « concordiste » est devenu l’infamie suprême, dont on ne se relève pas !.. Ce mot mal défini, absent des dictionnaires, remonte aux géologues qui tentèrent d’assimiler les « jours de la Création » avec les ères géologiques. Ils se réjouirent trop vite d’une « concorde » illusoire : car la science peut varier dans ses affirmations. Influencés par le scientisme, les concordistes du 19ème siècle crurent à la certitude de la science, tout comme les teilhardiens aujourd’hui. Avec le recul, on comprend que la Révélation est seule absolue.
Etre accusé aujourd’hui d’un vice ou d’un autre ne fait plus l’effet d’une injure. Ce serait plutôt le signal d’une familiarité « bon enfant », la marque d’une insertion sociale réussie, d’une saine identification avec le groupe : qui se ressemble, s’assemble !.. En revanche, être traité de « concordiste » entraîne l’exclusion presque automatique : comment peut-on encore « mélanger » la science et la foi ? Depuis les remous de l’affaire Galilée, tous ont compris que les deux domaines devaient se tenir bien séparés, seule méthode imparable pour éviter les étincelles, au fond préjudiciables à la foi plutôt qu’à la science…
Or cette injure suprême, celle qui ferme la porte des sociétés savantes comme des conseils épiscopaux, jouit d’une étrange propriété : nul dictionnaire, nulle encyclopédie ne la définit jamais. Le mot est sur toutes les lèvres, prêt à jaillir ; mais à la question « qu’est-ce que le concordisme ? « ne viennent en guise de réponse que de longues et vagues circonlocutions dont il ne ressort qu’une seule idée claire, a contrario, celle qu’un esprit est aussi vite disqualifié, s’il mélange science et foi, qu’une ménagère mettant les torchons avec les serviettes !.. Mettant donc de côté les dictionnaires, une recherche à travers les écrits du 19ème siècle permet de tracer une image précise de ce courant de pensée naguère influent. Tout commence avec Marcel de Serres, géologue influent qui, en 1838, dans sa « Cosmogonie de Moïse comparée aux faits géologique », établissait un parallèle entre les « jours » de la Création décrits dans la Genèse, et les idées de l’époque sur la formation du globe terrestre.
Le concordisme eut son heure de gloire puisque le grand « Dictionnaire de la Bible » (1895-1899) publié sous la direction de Vigouroux comporte plusieurs articles « concordistes ». Ainsi l’article « Cosmogonie mosaïque » donne le tableau suivant où les jours de la Création sont rapportés aux ères géologiques sous le titre général « Concordance des deux cosmogonies ».
Mais cette confrontation allait finir en mirage : à mesure qu’on l’affine, les difficultés voire les impossibilités se font jour. Séduisante vue de loin, cette « concorde » entre la Bible et les ères géologiques s’évanouit vue de près. Le P. Lagrange, dès 1896, avait mis le doigt sur l’erreur1 ; et le « Dictionnary of the Bible » de Hastings, conclut en 1898 : « Même si nous apprécions les remarquables harmonies qui existent néanmoins entre la science et l’Ecriture, il est clairement prouvé que l’apologétique biblique prend une voie erronée lorsqu’elle cherche à contraindre le récit biblique pour l’accorder avec les résultats de la science moderne » (art. « cosmogony », p.507).
Ainsi l’épopée triomphale de géologues et de chrétiens trop pressés s’acheva-t-elle en déroute. Et de cette déroute mal digérée ne survécut que l’étiquette infamante abandonnée au bord du chemin. De la contradiction résultait un dilemme : ou bien la science se trompe ; ou bien la Bible se trompe. On conclut aussitôt que la Bible se trompait, et le dogme de l’inerrance biblique fut vite mis au placard et remplacé par le sophisme du P. Lagrange : la Bible ne se trompe pas lorsqu’elle énonce des erreurs ; elle reproduit simplement des opinions fausses de l’auteur, sans avoir l’intention de les enseigner.
Cette position constituait une insulte à l’égard de l’Esprit Saint. Certes elle donnait à l’avance une solution à tous les conflits possibles et imaginables entre les théories scientifiques et les versets bibliques ; mais c’était au prix de l’autorité même de l’Ecriture. C’était attribuer sans raison définie à la science la vertu d’inerrance que l’on ôtait imprudemment à la Révélation. C’était le fruit venimeux du scientisme alors triomphant où se donnait libre cours l’orgueil toujours latent de l’esprit humain.
Car l’intuition des concordistes était juste, et Galilée lui-même l’exprimait élégamment lorsqu’il écrivait à la Grande Duchesse Christine de Lorraine : « L’Ecriture Sainte et la nature procèdent également du Verbe divin, celle-là dictée par l’Esprit-Saint, et celle-ci exécutrice parfaitement fidèle des ordres de Dieu« . De la sorte il ne peut exister aucune contradiction entre la connaissance vraie des choses et le véritable sens de l’Ecriture.
Ce qui manquait à Galilée, c’était la conscience d’une distance entre la connaissance vraie et ce que nous appelons aujourd’hui « théorie scientifique ». Il y a dans toute théorie physique, chimique ou biologique, une part d’incertain, un risque d’erreur résultant des limites de l’intelligence humaine… mais on peut mettre des siècles avant de les apercevoir ou de les reconnaître. Galilée attribuait naïvement à la science, cette qualité de certitude qui ne se rencontre que dans les théories mathématiques : car leurs objets s’épuisent dans la définition que nous en donnons. Hormis les êtres mathématiques, l’objet d’une science déborde toujours la compréhension que nous en avons. Nous restons aussi incapable de vraiment « définir » la lumière ou la gravitation, que ne l’était Newton !…
Semblablement, en admettant sans autocritique l’existence d' »erreurs » dans la Bible, on méconnaissait les limites de notre compréhension. Concluant trop vite à partir des inexactitudes de nos traductions, on dévalorisait ipso facto ce document vénérable dont les générations précédentes n’avaient guère songé à minimiser la profondeur ni à limiter la portée. Sans s’en rendre compte, on refusait l’inspiration divine, soustrayant ainsi aux lèvres assoiffées la source surabondante voulu par Dieu pour abreuver les intelligences de tous les peuples et de tous les temps.
Il est aujourd’hui un concordisme inverse tout aussi scientiste : c’est l’habitude de réinterpréter les vérités de foi et les dogmes chaque fois que la science paraît les contredire. De la théorie de l’évolution, en croit pouvoir déduire que la Genèse est un mythe ; de la géologie actualiste, que le Déluge universel n’a pas eu lieu ; de la théorie du Big-Bang, que l’homme est issu de chocs moléculaire aveugles. Le teilhardisme donne un bel exemple de ce nouveau concordisme, aussi fatal mais sans doute plus délétère que le premier.
Entre ces deux erreurs, reste-t-il place pour une démarche faisant droit à toutes les exigences de la vérité comme à la nécessaire cohérence de tous les ordres de vérités ?
Contrairement aux esprits désabusés qui ont fini par désespérer de la science et la cantonnent dans le rôle d’un éphémère « modèle » de la réalité, nous pensons qu’il existe une vérité scientifique, mais toujours relative ; comme il existe une vérité révélée, toujours absolue, mais dont notre lecture peut être incomplète ou fautive.
Dans ces conditions, la science pourra bien « concorder » avec les données bibliques (par exemple l’archéologie avec la Tour de Babel ou avec le séjour des Hébreux en Egypte) mais, s’il y a concorde, mieux vaut éviter de s’en réjouir trop vite. Le même archéologue qui lit aujourd’hui des lettres hébraïques sur une brique trouvée à Memphis, pourra demain accepter une datation plus récente par thermoluminescence et se convaincre que la brique a été laissée par un juif venu d’Alexandrie au premier siècle de notre ère.
Et s’il y a discorde, le premier réflexe sera de tout réexaminer ; revoir, certes, notre lecture du texte sacré ; nous avions pu mal le comprendre. Mais revoir aussi l’affirmation peut-être présomptueuse de la science. Il a fallu deux siècles pour que les hommes pensent à faire les expériences de stratification nécessaires pour valider les principes de la géologie historique… et le résultat débouche sur une remise en cause. Ainsi se confirme la règle si sage énoncée par saint Augustin à propos des objections soulevées par les philosophes (les savants de l’époque) contre la Bible : « Tout ce qu’ils pourront nous démontrer sur la nature par de véritables preuves, montrons que cela ne contredit pas nos Ecritures. Tout ce qu’ils tireront de leurs livres de contraire à nos Ecritures, c’est-à-dire à la foi catholique, montrons de quelque manière ou croyons indéfectiblement que c’est faux » (cf. Providentissimus Deus n°164).
1 Lagrange, « Hexameron« , Revue biblique, 1896, pp.390-391.