Partager la publication "John Henry Newman :Développement fidèle au type ou Évolution ?"
Par Abbé Charles Tinotti
Résumé : Newman (1801-1890), converti de l’anglicanisme au catholicisme en 1845, soit 14 ans avant la publication du De l’Origine des espèces, est connu pour sa thèse d’un Développement (en anglais : Development) de la doctrine chrétienne (tel est le titre de son ouvrage majeur). Certes, comme il l’écrivait : « Vivre, c’est changer » ! On a donc voulu rapprocher cette idée de l’évolution darwinienne et même se servir de Newman pour justifier l’évolutionnisme. La pensée constante de Newman, son fil directeur, est de distinguer avec soin, parmi tous les développements possibles, ceux qui sont authentiques. Or le critère retenu par lui est la fidélité au type originel. Donc, derrière l’ambiguïté parfois recherchée des mots, c’est l’exact contraire de la thèse prônée par Darwin.
En 2005, le futur Benoît XVI, qui allait béatifier le cardinal Newman, écrivit dans un article de l’Osservatore Romano – hebdomadaire, dans son édition de langue allemande :
« Newman hat in der Idee der Entwicklung die eigene Erfahrung einer nie abgeschlossenen Bekehrung ausgelegt und uns darin nicht nur den Weg der christlichen Doktrin sondern den des christlichen Lebens interpretiert[1]. »
L’article fut traduit dans l’édition française du journal au mois d’août. La remarque du cardinal Ratzinger y fut ainsi rendue :
« Newman dans son idée d’évolution a présenté sa propre expérience de conversion, jamais achevée : il nous a offert ainsi l’interprétation non seulement de la doctrine chrétienne mais aussi de la vie chrétienne[2]. ».
Ainsi donc, Newman aurait traité de “l’idée d’évolution”, en allemand Idee der Entwicklung. Cependant, selon les dictionnaires universitaires classiques, le mot allemand Entwicklung signifie premièrement et principalement : “développement, déploiement”, et au sens figuré : d’abord “élaboration, conception, formation”, puis “évolution”. En sens inverse, “évolution” est rendu par : 1. Entfaltung f. 2. Entstehung f. 3. Entwicklung f. 4. Herausbildung f. Un certain nombre de dictionnaires précisent que la “théorie de l’évolution (biol)” se dit die Abstammungslehre ou Evolutionslehre, alors que “la théorie de l’Évolution” se dit die Evolutionstheorie.
Si la traduction française de ce passage de l’article du cardinal Ratzinger n’est pas stricto sensu inexacte, elle présente toutefois la faiblesse de trahir un tropisme pour la connotation, en l’occurrence seconde, “d’évolution”, par rapport au sens fondamental de “développement.” Les deux concepts sont pourtant en eux-mêmes forts différents, même si des passerelles peuvent être établies entre eux, et, que l’on sache, l’œuvre majeure de Newman à laquelle le cardinal Ratzinger fait ici référence s’intitule Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (An Essay on the Development of christian Doctrine) et non pas : Essai sur l’évolution de la doctrine chrétienne, ce qui aurait horrifié son auteur.
Lorsque Newman entreprend en effet de rédiger cet ouvrage, dont la conclusion sera sa conversion au catholicisme, il ne s’agit plus pour lui à ce moment « de savoir si le développement est à prôner ou à dénigrer (…) c’est un fait universel. La question est de savoir si tout développement n’est qu’une corruption, et, sinon, quelles sont les caractéristiques des développements qui ne le sont pas.
Qu’à l’arrière-plan, se profile cependant une nouvelle appréciation possible du changement en lui-même, pour autant que certains changements sont maintenant reconnus légitimes, ou à tout le moins légitimables, Newman ne le nie pas, et, plus tard, il sera le premier à le souligner. Mais ce n’est pas comme une apologie du changement qu’il va écrire l’Essai, au contraire de ce que croiront tant de ses critiques (ou de ses plus enthousiastes laudateurs).
C’est comme une justification, et d’abord une définition, de ces changements et de ceux-là seuls qui maintiennent la permanence substantielle du type. Autrement dit, si le “développement” newmanien présente des analogies (que Newman lui-même soulignera plus tard) avec l’évolution darwinienne, et d’abord une commune conviction imposée par l’expérience que “vivre, c’est changer”, il s’y oppose bien davantage. L’évolutionnisme, en effet, tend à expliquer comment on passe d’un type à un autre, alors que le développement newmanien, sans du tout nier que la nature ou l’histoire présente en abondance des évolutions de ce genre, s’applique tout juste à en distinguer les changements qui, loin de dissoudre la continuité d’un type, ne font que l’affirmer. »[3]
C’est afin de vérifier cette fidélité et cette continuité, dans la vie et la doctrine de l’Église catholique romaine au long de son histoire, que Newman établit sept “tests” ou “notes”, qui vont lui permettre de distinguer entre “vrais” et “faux” développements, puis consacre les deux tiers de son ouvrage à appliquer ces »notes » à l’Église.
La pensée de Newman n’étant pas toujours d’une rigueur absolue, surtout lorsqu’il défriche comme ici un terrain quasiment vierge, elle deviendra naturellement l’objet de tentatives d’annexion de la part de l’évolutionnisme dogmatique moderniste. Tentatives qui resteront vaines, de l’aveu même des têtes de ce mouvement : « Tyrrell eut l’honnêteté de le trouver décevant (entendons qu’il n’arrivait pas à y trouver ce qu’il y cherchait). »[4]
Plus étranges sont les tentatives récentes d’éminents connaisseurs de Newman. Omettant la distinction fondamentale typiquement newmanienne entre développement en fidélité au type originel et développement en rupture avec ce type, ils prétendent voir en sa pensée « une certaine ouverture aux thèses darwiniennes dans la mesure où elles reposaient sur une recherche scientifique et une observation critique. »[5]
Cette formulation est heureusement prudente puisqu’en fait de qualité scientifique et critique, les extrapolations opérées par le darwinisme n’ont toujours pas fait leurs preuves depuis 150 ans. Mais il convient d’insister sur le fait que la base avancée pour un tel jugement général sur les rapports entre les pensées newmanienne et darwinienne s’avère plutôt fragile. Cette base consiste en la citation d’une page de Newman répondant, en mai 1868, à un curé de paroisse, John Walker, qui l’avait interrogé sur le darwinisme en lui soumettant deux livres, qui d’ailleurs n’étaient pas de Darwin : le premier ouvrage portait sur le Pentateuque, le second était d’un auteur hostile au darwinisme : Beverley.
Newman répond par un résumé classique de la théologie des causes secondes, précisant que le sujet n’est pas de savoir si la théorie de Darwin est, à cet égard, en conflit ou non avec la vérité révélée. Et il ajoute : « La théorie de Darwin n’a pas besoin d’être athée, mais d’être juste ou non. Elle peut simplement suggérer une idée plus large de la prescience de Dieu et de sa puissance … À première vue, je ne vois pas que l’évolution accidentelle des êtres vivants soit incompatible avec le dessein de Dieu. Elle est accidentelle pour nous, pas pour Dieu[6] » (c’est Newman qui souligne).
À défaut de connaître le texte de Walker auquel répond Newman, on remarque :
que Newman parle de la théorie de Darwin non directement mais par livre interposé ;
que sa réponse, adressée « à un vieux-catholique d’un naturel timoré[7] », n’est pas la conclusion d’une étude minutieuse du système de Darwin, en particulier de sa pertinence scientifique[8], mais consiste en des considérations à propos d’une recension critique de Darwin, considérations, qui plus est, colorées par l’objectif de réconforter l’abbé Walker ;
que cette réponse semble n’envisager le darwinisme qu’en tant que théorie particulière du changement des êtres naturels, lequel changement relève, selon Newman ici, de la théologie des causes secondes et de celle de la prescience divine ;
qu’enfin et surtout Newman insiste sur le fait que sa réponse concerne l’évolution accidentelle des êtres particuliers et non point un principe théorique général d’une évolution universelle des êtres sans fidélité à leur “type”, pour reprendre le vocabulaire de l’Essai sur le développement.
Pour conclure sur le sujet, on préférera s’en remettre à la biographie officielle demandée au P. Keith Beaumont par le Saint-Siège, pour la béatification de Newman[9] :
« L’Essai sur le développement constitue une contribution majeure à l’évolution de la théologie chrétienne, catholique en particulier. Vu le contexte historique, il était inévitable qu’on le comparât – surtout au moment de la crise moderniste au début du XXe s. – au De l’Origine des espèces de Charles Darwin, publié quatorze ans plus tard, en 1859. L’idée du changement est au cœur de la pensée des deux hommes ; mais à d’autres égards leurs idées diffèrent radicalement et sont presque, peut-on dire, diamétralement opposées. Dans la conception darwinienne de l’évolution, un organisme vivant peut changer indéfiniment, de manière à ne posséder finalement qu’une ressemblance infime avec son origine. Pour Newman, au contraire, le “développement” conjugue en même temps changement et continuité, nouveauté et fidélité. Dans un passage célèbre de l’Essai – souvent cité mais tout aussi souvent l’objet d’une interprétation erronée car il est sorti de son contexte –, il affirme que si ce qu’il appelle “l‘idée” du christianisme change, c’est afin de rester fidèle à elle-même. »
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[1] “John Henry Newman gehört zu den grossen Lehrern der Kirche”, in Oss. Rom. hebd. All 35/22 du 03/06/2005, p. 9.
[2] Joseph RATZINGER, John Henry Newman, un des grands maîtres de l’Église, ORLF 32,9 (09/08/2005).
[3] Louis BOUYER, Préface à L’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne de NEWMAN, Paris, Desclée De Brouwer, 1964, pp. 11-12 [réédité chez Ad Solem en 2007].
[4] Op. cit., p. 14.
[5] Jean HONORÉ, Les aphorismes de Newman, Paris, le Cerf, 2007, p. 195.
[6] Op. cit., p. 196.
[7] Op. cit., p. 195.
[8] Dans sa réponse, Newman s’excuse de s’être limité à lire la Préface du livre de Beverley envoyé par Walker et réclame de pouvoir attendre le supplément que l’auteur venait de faire paraître ; op. cit., p. 195.
[9] BEAUMONT, Le bienheureux John Henry Newman, un théologien et un guide spirituel pour notre temps, Éd. du Signe, 2010, 100 p. (ou p. 100 ?)