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Par Beaupérin Yves2
BIBLE
« Le ciel et la terre passeront ; mes paroles ne passeront pas. »
(Mt24, 35)
La fiabilité de la tradition de style global-oral à la source de la Bible1
Résumé : L’anthropologue jésuite Marcel Jousse (1886-1961) a consacré sa vie à étudier sur place les traditions orales existantes afin de comprendre les règles qui en assurent la fiabilité, fiabilité étonnante pour nous, accoutumés que nous sommes à la lecture muette des textes et aux archives écrites. Il en publia les grands résultats en 1925, dans son livre Le Style oral, rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs, qui fit l’effet d’une bombe. Par son enseignement, notamment à la Sorbonne, Jousse sut apporter aux pédagogues les moyens de mobiliser la mémoire en utilisant les lois de cette tradition qu’il nomme « de style global-oral ». Rien à voir avec le « téléphone arabe » spontané, mais un cadre rigoureux comportant des rythmes, des rimes, des gestes, des mélodies, des stéréotypes. Ainsi tout le corps participe à la mémorisation active d’un récitatif préalablement « formulé » avec soin. Or ces techniques, on peut le constater, furent employées par les rédacteurs des Évangiles. On comprend ainsi pourquoi et comment nous pouvons être sûrs que les paroles et les actes de Jésus nous sont fidèlement transmises depuis leur mise immédiate en formules par les apôtres qui, eux, vivaient dans une civilisation de style oral.
L’Institut de Mimopédagogie, à l’école de Marcel Jousse3, que j’ai fondé en 2001 et dont je suis le président et le directeur pédagogique, a pour objectif de faire connaître, d’approfondir et de prolonger les travaux d’un prêtre jésuite, Marcel Jousse, qui a consacré toute sa vie (1886-1961) à l’étude des différentes traditions orales, ayant existé et existant encore à travers le monde et qui, à partir de cette étude, a élaboré une science nouvelle qu’il a appelée l’Anthropologie du Geste.
Né à Beaumont-sur-Sarthe en 1886, il a vécu toute son enfance dans un milieu paysan où était encore très vivante la tradition orale. Il a donc pu voir fonctionner cette tradition orale, lors des longues veillées paysannes, où l’on se réunissait les soirs d’hiver pour se transmettre le patrimoine oral accumulé au long des âges. D’ailleurs, né d’une mère orpheline qui a été élevée par sa grand-mère, il a été bercé par la cantillation des évangiles du dimanche que sa mère connaissait par cœur pour les avoir appris de sa grand-mère. Il a été frappé par la puissance de la mémoire de ces paysans, par leur souci de la fidélité au mot-à-mot dans la transmission, et par la très grande culture qu’ils acquéraient par cette transmission. Il a pris conscience que, dans un milieu de tradition orale, on pouvait être analphabète et illettré sans être pour autant inculte : la science orale est, en effet, à la portée de tous, puisqu’il suffit de l’apprendre par cœur.
Contrairement à certains spécialistes des traditions orales, spécialement anglo-saxons, qui ne sont pas nés dedans et ne peuvent donc les étudier que de l’extérieur, Marcel Jousse « est tombé dedans tout petit », comme Obélix dans la potion magique. On ne s’étonnera donc pas que le regard de Marcel Jousse sur le fonctionnement des traditions orales soit beaucoup plus juste. D’autant que ces spécialistes étudient les traditions orales davantage en ethnologues qu’en anthropologues, contrairement au jésuite français. Comme le fait remarquer Edgard Sienaert, spécialiste des traditions sud-africaines, à propos du livre de son maître Marcel Jousse intitulé Le Style oral, rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs : « Le Style oral reste, d’après moi, la seule étude qui traite de la tradition orale et de ses textes de l’intérieur…
Il y a filiation entre tous ces chercheurs, mais elle ne passe pas par Jousse – eux passant à côté… Jousse fait de l’anthropologie ; les autres, de l’ethnologie littéraire4. »
Après avoir vécu de l’intérieur une tradition orale particulière, ce qui va orienter Marcel Jousse vers l’étude approfondie du fonctionnement de l’ensemble des traditions orales, c’est un scandale que provoquera en lui sa rencontre avec le modernisme, en cours d’études bibliques, au moment où il entre au séminaire en 1906. Cette exégèse historico-critique, en particulier, partant du principe que les évangiles avaient été écrits tardivement, remettait en cause l’authenticité de ces Textes sacrés, car il paraissait impossible (à Loisy…) que les évangélistes eussent encore su par cœur, littéralement, les enseignements de Jésus, vingt, trente voire quarante ans plus tard, au moment de les transcrire sur papyrus. Ces affirmations heurtaient de front l’expérience du jeune Marcel, qui avait pu constater la fidélité, sur le long terme, de la mémoire de ses vieux amis paysans. Pour lui, s’imposait donc la nécessité de savoir à quel milieu avait appartenu Jésus, le Rabbi Iéshoua de Nazareth : à un milieu de tradition orale ou non ?
Dès lors, il s’attela à l’étude comparative de toutes les traditions orales, du passé et du présent, auxquelles il put avoir accès, soit directement, comme celles de ses paysans sarthois, celle des improvisateurs basques ou celle des Amérindiens, soit indirectement, à travers les témoignages, vivants ou écrits, des missionnaires ou des spécialistes.
Cette étude comparative aboutit à la publication en 1925 de son livre cité plus haut : Le Style oral, rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs, qui explosa comme une bombe dans les milieux scientifiques et littéraires de l’époque, par la nouveauté de son approche. Après cette publication, Marcel Jousse se consacra à l’enseignement et à l’approfondissement de son anthropologie du geste et de la mémoire, dans différentes écoles parisiennes : à la Sorbonne, à l’École d’Anthropologie, à l’École des Hautes Études, au Laboratoire de Rythmo-pédagogie, avec un double objectif.
Premièrement, ressusciter en France une tradition de style oral des évangiles, en créant et en faisant transmettre les récitations mimopédagogiques des évangiles, où Jousse mettait en œuvre les lois de la transmission orale qu’il avait mises en évidence et synthétisées. Son vœu le plus cher était que, grâce à ces récitations mimopédagogiques, les mamans de France puissent, à l’instar de sa propre mère, bercer leurs enfants au son des évangiles. Deuxièmement, refonder toute forme de pédagogie, qu’elle soit sacrée ou profane, sur ces lois de l’anthropologie du geste et de la mémoire, en rendant aux enfants une mémoire efficace. Cette mémoire que méprise précisément notre système scolaire de pur style écrit, tout en faisant hypocritement appel à elle, et qu’il s’ingénie à tuer en transgressant par ignorance les lois de la mémoire. Car la mémoire a des lois qui la rendent puissante, efficace et fiable sur le long terme, et ce sont ces lois que Marcel Jousse a découvertes et mises en évidence.
C’est donc à la lumière de ces travaux de Jousse que je vais tenter de prouver la fiabilité de la tradition de style global-oral à la source de la Bible. Cela va nous permettre d’apporter une distinction très importante entre ce qu’on appelle communément et paresseusement « tradition orale » et ce que Jousse qualifie de « tradition de style global-oral ». Sans cette distinction, les débats sur une éventuelle origine orale de la Bible resteront viciés à la base.
Un certain jésuite exégète, Pierre Gibert, peut même aller jusqu’à nier l’existence d’une tradition orale à la source de la Bible, ainsi que nous allons le voir. Sans cette distinction, nous continuerons à projeter, sur ces milieux très particuliers de style oral, nos propres façons de procéder, nous gens de style écrit, avec une incompréhension qui est source de beaucoup de faux problèmes et de fausses solutions. Enfin, s’il nous reste du temps, nous étudierons l’articulation entre fidélité et créativité dans une tradition de style global-oral comme celles du judaïsme et du christianisme primitif.
La distinction entre « tradition orale » et « tradition de style global-oral » tient à la place que l’une et l’autre accordent à la mémoire, et surtout à la façon dont l’une et l’autre la font fonctionner.
La tradition orale
La tradition orale s’apparente au style parlé, celui que nous utilisons tous les jours, dans la vie courante, pour nos relations banales et quotidiennes. Encore faut-il préciser que ce style parlé, nous le réduisons, nous gens de style écrit, à ce que nous en pratiquons précisément dans ce contexte d’une culture de style écrit.En effet, ce style parlé ne s’adresse ni à la mémoire du locuteur ni à la mémoire des auditeurs : ni les uns ni les autres ne cherchent à retenir par cœur et fidèlement ce qui est émis. En conséquence, les règles qui président à ce style parlé ne cherchent en aucune façon à faciliter la mémorisation de ce qui est émis. Notons, au passage, que ce style parlé n’est pas celui de la publicité qui, curieusement, retrouve les lois du style oral afin d’émettre des slogans qui atteignent la mémoire des consommateurs pour les conditionner à la consommation. Lorsqu’il s’agit de transmettre des souvenirs, la tradition orale de « style parlé » fonctionne sans fixité : chacun raconte ses souvenirs avec ses mots à lui et ceux qui répéteront ce souvenir le feront avec leurs mots à eux, dans une plus ou moins grande fidélité à l’original.
Le modèle analogique de cette tradition orale est le jeu du « téléphone arabe »5 : un cercle de joueurs étant réuni, on transmet au creux de l’oreille du premier un message qu’il est chargé de transmettre à son voisin de la même façon. En fin de cercle, on est amusé de constater la distorsion qu’a subie le message, en passant d’auditeur à auditeur. Il est évident que, dans ce contexte, plus la chaîne des transmetteurs est grande, plus la déformation du message risque d’être importante. À plus forte raison si on y ajoute le facteur temps : plus le temps s’écoulera entre l’émission du message par le premier locuteur et la réception du message par le dernier locuteur, plus le risque est grand que le message se déforme.
N’est-ce pas ainsi que, schématiquement, certains exégètes et même certains partisans de la tradition orale conçoivent l’oralité à l’origine de la Bible ? J’en veux pour simple témoignage cette citation de Pierre Grelot, dans un Cahier Évangiles, consacré aux origines des Évangiles :
« Je puis citer un cas de tradition purement orale qui me permet de remonter jusqu’à un fait advenu en 1792. Beaucoup de détails concrets se sont effacés avec le temps, mais les grandeslignes subsistent. J’ai reçu cette « tradition » en 1938, grâce aux témoignages d’un cousin germain de l’une de mes arrière-grand’ mères et de ses deux sœurs, nées en 1852, 1858 et 1861. Ceux-ci la tenaient eux-mêmes de leur propre grand’mère, qui avait reçu de sa mère, née avant la Révolution française, un crucifix d’ivoire sculpté au XVIIIe siècle. L’histoire était liée à la transmission de cet objet de famille : il s’agissait donc d’un récit « étiologique » qui expliquait l’origine de l’objet en racontant comment il était venu en possession de la famille. On ne m’a raconté l’histoire que parce qu’il m’était destiné. En fait, l’objet a disparu pendant la seconde guerre mondiale et la génération qui le détenait est morte.
N’ayant noté sur le moment ni les noms des personnes, qui m’étaient transmis avec la généalogie correspondante, ni le nom des lieux, sauf une localisation générale dans la Puisaye (Yonne et Nièvre), je ne puis retrouver que les grandes lignes du récit ; mais celles-ci sont fermes.
En gros, voici le fait. Notre ancêtre commun était, en 1789, régisseur du domaine possédé par une famille noble qui perdit des biens en 1790 et qui prit alors le parti d’émigrer en attendant des jours meilleurs. Émigration en Angleterre, si mes souvenirs sont bons. Le chef de famille emprunta alors l’argent nécessaire à son régisseur. Il lui remit en gage un crucifix d’ivoire sur lequel il prêta serment de rendre l’argent à son retour. Son domaine, devenu « bien national », ne fut pas acquis par le régisseur qui perdit à la fois sa fortune et son poste. Après la tourmente, quand il maria sa fille, il ne put lui donner pour dot que le crucifix d’ivoire : celui-ci gardait sa valeur de gage et il pourrait servir de « témoin », dans le cas où la famille émigrée rentrerait et serait en mesure de rembourser son emprunt. Elle ne rentra pas.
C’est ainsi que le crucifix fut transmis d’une génération à l’autre, en ligne directe et par droit d’aînesse. La famille qui le détenait en 1938 était sans descendant direct : l’objet m’était donc promis oralement, comme au parent le plus proche qui pourrait en faire un bon usage.
Je n’ai aucune raison de mettre en doute l’historicité du récit, dans ses grandes lignes stylisées avec le temps. Toutefois l’échange de vues entre les trois narrateurs faisait apparaître des différences de détail entre leurs « recensions ». Si l’objet m’avait été transmis, je pourrais à mon tour raconter le récit à celui qui en serait le nouveau destinataire, avec plus de précision que je ne le fais ici, car les souvenirs liés à l’objet (noms, lieux, circonstances) se seraient mieux gravés dans ma mémoire. Ainsi se trouverait bouclé un cycle de deux siècles.
Il est clair qu’une mise en écrit de la tradition orale aurait pu intervenir en cours de route, si le besoin s’en était fait sentir et si, par exemple, un transmetteur de l’objet avait eu l’idée de joindre la narration à son testament.
De la tradition orale, on serait passé alors à la tradition écrite, dont il conviendrait de faire la critique en distinguant la « substance » du fait et les détails narratifs qui ont pu subir des variations en cours de route6. »
Avec une telle conception de la tradition orale, je comprends la position de certains exégètes qui, comme Jean Astruc, l’un des pères fondateurs de l’exégèse moderne au XVIIIe siècle, affirmait qu’« il est difficile de se persuader que, dans une tradition plusieurs fois répétée, on ait pu se souvenir exactement de la description topographique du Paradis terrestre… de l’âge de chaque Patriarche, du temps précis où ils ont commencé d’avoir des enfants, et de celui où ils sont morts ». On soulignera au passage la conviction partagée par tous qu’une tradition orale se déforme au fur et à mesure de sa répétition, ce qui est vrai si précisément elle n’est qu’orale
C’est ce qui permet de comprendre la peur de certains partisans de la tradition orale qui « prétendent rendre la tradition plus facile et plus sûre, en évitant de la faire passer par un trop grand nombre de mains où elle aurait pu s’obscurcir, s’affaiblir, s’altérer »7, quitte à supposer des mises par écrit rapprochées pour raccourcir le temps écoulé entre la création du texte et sa transmission, l’écrit étant perçu comme plus fiable que la tradition orale, et pour cause, avec une telle confusion entre « tradition orale » et « tradition de style oral ».
La tradition de style global-oral
À côté de cette tradition orale « de style parlé », il existe une tradition de « style global-oral » qui obéit à de tout autres règles. Albert Bates Lord, dans les années 1960-1970, le reconnaissait lui-même, à partir de l’étude de bardes yougoslaves, en établissant un certain nombre de conditions à la transmission orale : des rythmes et des rimes, des stéréotypes bien définis et une répétitivité facilitant la mémorisation, une certaine longueur des séquences récitatives ou déclamatoires. Mais Albert Bates Lord connaissait les travaux de Marcel Jousse qu’il utilisait sans le reconnaître. Car c’est Marcel Jousse qui, le premier, a identifié ce style global-oral avec ses spécificités, en s’appuyant sur une vaste enquête ethnique dépassant largement le simple milieu des bardes yougoslaves.
L’observation attentive et rigoureuse des faits, à laquelle s’est astreint Marcel Jousse, l’a amené à découvrir des constantes, dans ces milieux anciens ou actuels qui, connaissant l’écriture ou non, se transmettent leurs connaissances par oral. Ces constantes sont plus précisément des lignes de plus grande pente vers lesquelles s’écoule naturellement l’expression humaine, si d’autres facteurs (culturels, par exemple) n’interviennent pas pour la modifier.
La finalité de ces constantes est de permettre à la mémoire humained’être performante au plus haut point, que ce soit par son pouvoir absorbant (capacité à retenir des textes, bien souvent après une seule audition, et capacité de les restituer après une période plus ou moins longue de latence), son amplitude (capacité à retenir des quantités de textes), son exactitude (capacité à retenir la littéralité de ce qui a été émis) et sa perdurabilité (capacité d’une mémoire à long terme).
En effet, la plupart de ces milieux d’oralité partagent en commun le fait de faire appel, d’une manière consciente ou non, à la globalité du corps humain.
C’est ce qu’exprimait cet aphorisme juif du Talmud : « Si tu ne mémorises pas ta Tôrâh avec les 248 membres de ton corps, elle ne restera pas stable en toi »8, affirmant intuitivement ce qu’un savant psychologue, Théodule Ribot9, énoncera de la façon suivante, au début du XXe siècle : « Un état psycho-physiologique est d’autant plus facile à faire renaître qu’il importe avec lui un plus grand nombre d’éléments moteurs. »
Cet appel à la globalité du corps humain s’effectue par l’utilisation indissociable des deux registres dont dispose tout homme pour connaître le monde qui l’entoure et exprimer cette connaissance : d’une part, ce que Marcel Jousse appelle le registre laryngo-buccal, que nous appelons communément le langage, et d’autre part ce qu’il appelle le registre corporel-manuel, pour lequel nous n’avons pas d’étiquette et pour lequel Marcel Jousse a créé celle de « corporage-manuélage ».
L’utilisation spontanée, et quasi inconsciente, de ces deux registres, dans la plupart de ces milieux d’oralité, obéit à ce que Marcel Jousse appelle des « lois » parce qu’on les retrouve d’un milieu d’oralité à un autre, quelles que soient l’époque et la dispersion géographique de ces milieux. Ces « lois », Jousse les a synthétisées au nombre de trois : le rythmisme, le bilatéralisme, le formulisme. Ces néologismes ne sont pas un effet de style, mais il les a forgés pour désigner de façon rigoureuse des phénomènes dont il a pris conscience avec acuité.
En effet, il lui a paru nécessaire, après des années d’études, de créer une terminologie nouvelle pour désigner des faits qui n’avaient pas été remarqués jusque-là, afin d’éviter des confusions10.
Le rythmisme
Le rythmisme mêle de façon indissociable ce que, pour clarifier l’étude, on peut décliner successivement en rythmo-mimisme et en rythmo-mélodisme.
Ce qui frappe, quand on observe l’homme spontané de ces milieux de globalité-oralité, aussi bien que l’enfant, c’est sa tendance instinctive à imiter, ou plus exactement à mimer par tout son corps et surtout par ses mains, chacun des êtres et des objets qui l’entourent. Ce recours au mime est ce que Jousse appelle « la saisie et la reproduction du geste caractéristique », c’est-à-dire la saisie et la reproduction du geste propre à une chose, qui fait qu’elle est elle-même et non une autre. Le serpent ? C’est cette chose qui … et l’index de la main droite pointé en avant dessine la démarche sinueuse du reptile tandis que la bouche reproduit son sifflement caractéristique. La femme ? C’est celle qui… et les deux mains, glissant le long de la tête, viennent matérialiser sa longue chevelure ou son voile. Le feu ? C’est ce qui… et les doigts s’agitant vivement pendant que les mains montent et descendent rapidement, évoquent la danse ardente de la flamme, etc. De là pourquoi on dit communément que ces peuples « dansent » toujours. Tout simplement, ils s’expriment spontanément avec tout leur corps. Nous sommes là en présence de la loi la plus fondamentale de la Mécanique humaine : la loi du Rythmo-mimisme.
Une observation plus attentive de cette gestualisation significative nous révèle qu’elle est fondamentalement interactionnelle. En effet, les êtres et les objets de l’univers ne sont pas isolés, mais interagissent les uns sur les autres. Ils ne propulsent donc pas uniquement des gestes caractéristiques, mais aussi des gestes transitoires.
Le feu, ce n’est pas uniquement ce qui propulse cette danse caractéristique, c’est aussi ce qui brûle le bois, rougit le fer, fond la cire, réchauffe l’homme, fait bouillir l’eau, etc. Partout nous avons des interactions, c’est-à-dire :
- Un agent – agissant – un agi
- la femme – emmaillote – son enfant
- le chasseur – tue – le phacochère
- le feu – brûle – le bois
- etc.
L’homme qui mime saisit donc également ces interactions et les rejoue en gestes propositionnels. Transposés dans la gesticulation laryngo-buccale qu’est le langage, ils déterminent la structure fondamentale de nos phrases : groupe sujet – groupe verbal – groupe complément.
Dans la récitation globale-orale, la conséquence de ce rythmo-mimisme sera la plus ou moins grande abondance de gestes expressifs émis par le récitateur. Ces gestes expressifs ont un rôle mnémonique très important, pour fixer la récitation dans la mémoire, aussi bien celle de l’émetteur que celle des récepteurs.
Un autre fait universel facilement observable est que, dans tous ces milieux d’oralité, les récitations ne sont jamais « causées » mais « rythmo-mélodiées ». Mgr Anselme T. Sanon, évêque émérite de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso, le soulignait : « La mélodie intervient comme une compagne naturelle du langage dans nos langues africaines11. »
« La mélodie est une chose normale et naturelle. On ne peut pas prononcer des phrases sans mélodie, car c’est laphysiologie même qui commence à moduler la mélodie sur les lèvres… Ecoutez parler un Chinois, écoutez un Amérindien de l’Arizona, écoutez un Anglais, écoutez un Français, ils n’ont pas la même mélodie, mais ils ont tout de même, tous, des mélodies, et diverses de province à province et, même, d’individu à individu… Il est extrêmement difficile de tuer la mélodie de notre voix pour en faire une lecture recto tono. Nous ne pouvons pratiquement pas faire du recto tono parce que nous sommes des êtres vivants 12 », c’est-à-dire des êtres rythmisés dont la voix ne peut échapper à la grande loi de l’explosion de l’énergie vitale à des intervalles biologiquement équivalents ; c’est-à-dire aussi, des êtres dont l’intelligence et l’affectivité s’investissent dans les mots prononcés et font jaillir la mélodie du sens même des mots.
Cette mélodie naturelle du langage est donc indissociablement une rythmo-mélodie et une sémantico-mélodie. « Cette sémantico-mélodie ne se plaque pas du dehors comme les notes graphiquement musicales, sur des mots graphiquement manuscrits. La signification se fait mélodisation. Nous disons bien et dans son sens fort : « elle se fait ».
Nul besoin de la faire et nulle possibilité de l’empêcher… La mélodie est la parole elle-même, vivante, sentante et connaissante13. »
La mélodisation de la parole humaine, parce qu’elle est rythmique et sémantique, est puissamment mnémonique. On comprend que tous les milieux traditionnels l’aient spontanément et intelligemment utilisée dans le transport de leurs récitations. Dans un milieu de style global-oral, on ne « parle » pas les récitations, on les rythmo-mélodie.
Le bilatéralisme
Faire appel à la globalité du corps humain pour connaître et exprimer l’univers qui nous entoure conduit à mettre en œuvre le triple bilatéralisme de ce corps humain : il possède, en effet, un avant et un arrière, une droite et une gauche, un haut et un bas.
À un premier niveau, cela va se traduire par un balancement corporel s’effectuant suivant un ou plusieurs des axes engendrés par le triple bilatéralisme : axe avant-arrière, axe droite-gauche, axe haut-bas. Ce balancement corporel peut être rythmique et/ou sémantique.
Il est rythmique lorsqu’il accompagne les explosions énergétiques du rythme fondamental d’intensité par une frappe du talon. Il est sémantique lorsqu’il répartit, dans l’espace, suivant les trois axes du triple bilatéralisme, les interactions dont nous avons parlé plus haut.
Démonstration à partir de la Berceuse pédagogique
(Mt 11, 28-30)
Venez auprès de moi,
vous tous qui peinez et qui êtes surchargés
et moi, je vous reposerai.
Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école.
Car je suis doux et humble de cœur
et vous trouverez le repos pour vos âmes.
Car mon joug, il est bien ajusté et ma charge, elle est légère.
Ce balancement corporel sémantique amène le récitateur à balancer les interactions par deux, s’il utilise un seul axe, ou par trois, s’il utilise deux des axes. Ce balancement corporel sémantique est donc à l’origine du phénomène de « parallélisme », déjà identifié par Robert Lowth14 : parallélisme synonymique, si les interactions se répètent presque à l’identique, parallélisme antithétique, si les interactions introduisent une opposition de la pensée, parallélisme synthétique, si les interactions se complètent sans se répéter.
C’est ainsi, par exemple, que les paysans finnois, lorsqu’ils récitaient leurs chansons populaires, dont le Kalevala15, se mettaient par deux, en s’asseyant aux deux extrémités d’un banc, se prenaient les mains et se balançaient d’avant en arrière, en alternant les interactions, le premier récitant la première interaction, le second continuant la seconde interaction16 :
« Voici qu’un désir me saisit,
L’idée m’est venue à l’esprit
De commencer à réciter,
De moduler des mots sacrés,
D’entonner le chant de famille,
Les vieux récits de notre race ;
Les mots se fondent dans ma bouche,
Les paroles lentement tombent,
Elles s’envolent de la langue,
Se dissipent entre mes dents17… »
Ce balancement corporel, qu’il soit rythmique et/ou sémantique, et le parallélisme qu’il induit, aussi bien au niveau des gestes expressifs qu’au niveau du langage, sont d’une puissance mnémonique remarquable. C’est ce que sent intuitivement le petit enfant qui veut apprendre sa leçon et qui se balance en chantonnant, tant du moins que le système scolaire ne le lui interdira pas, au nom d’une méconnaissance totale des lois de la mémoire. C’est ce qu’ont senti, intuitivement, presque tous les milieux traditionnels de globalité-oralité, comme l’exprimait Étienne Bougly, à propos d’Israël qui balance depuis toujours sa Tôrâh : « C’est à cette instinctive mnémonique que le balancement rythmé de la Tôrâh a dû sa conservation dans les synagogues. Sans balancement, il serait impossible de la réciter tout entière comme font aujourd’hui encore les rabbins et les hazans… Seulement, jusqu’à la découverte (par Jousse) des causes psycho-physiologiques et des effets mnémoniques de la loi du parallélisme, Israël se balançait sans savoir pourquoi18. »
Le formulisme
Dans les milieux de globalité-oralité, où la mémoire est puissamment aidée par le rythmo-mimisme, le rythmo-mélodisme et le bilatéralisme, improvisateurs et répétiteurs engrangent, depuis la petite enfance, des quantités de formules verbales, mélodiques et gestuelles.
Cela facilite grandement l’improvisation de textes nouveaux par agencement original d’éléments préétablis, ce qui donne, aux textes oraux d’un même milieu, un air de « déjà entendu » mais de pas « encore dit ». Cela facilite également la restitution de ces nouveaux textes par des auditeurs, parce qu’ils ont en eux comme une sorte de moule en creux où la récitation nouvelle d’éléments anciens vient tout naturellement se couler. C’est la troisième « loi » : celle du formulisme, mise en évidence par Marcel Jousse.
Les procédés mnémotechniques
À ces « lois » mnémoniques, qui font appel à la globalité du corps humain, chaque milieu d’oralité ajoute, selon son génie propre, des procédés mnémotechniques que Marcel Jousse a également répertoriés et analysés et que nous nous contenterons de signaler ici : les procédés de comptage, de sériage, d’agrafage et d’ordrage, que nous avons analysés dans notre livre19.
La mise en œuvre, consciente ou inconsciente, de ces lois de la mémoire globale, lui permet une performance et une fidélité littérale dont nous n’avons pas idée, nous qui nous évertuons à ne pas la faire fonctionner suivant ces lois. Sur la performance et la fidélité de cette mémoire, les témoignages ne manquent pas. Il nous suffira d’en glaner quelques-uns.
Performance de la mémoire de globale
D’après le témoignage de Jules César, les druides gardaient leurs appreneurs pendant presquevingt ans en mémorisation. Imagine-t-on la somme de connaissances que cela peut représenter ? Et tout cela confié à la mémoire, sans le support de l’écriture dont les druides se refusaient l’usage, comme nous l’avons vu. Certains rabbins juifs connaissent par cœur, non seulement la Tôrâh écrite, les Prophètes et les Écrits, mais encore l’immensité de leur Talmud.
Les musulmans connaissent par cœur leur Coran et les hindous leurs Védas. La Chine se rappelle l’existence d’un certain Fuh-Sheng qui récita mot à mot, de mémoire, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, les cent volumes de l’histoire de la Chine. Ces livres avaient été détruits par l’empereur Huang-Ti, afin que l’histoire de la Chine ne commençât qu’avec son règne. Ce plan échoua car Sheng se souvenait encore de leur contenu trente-deux ans plus tard.
Pour rétorquer à Jean Astruc, que nous avons cité plus haut, et qui prétendait qu’« il est difficile de se persuader que, dans une tradition plusieurs fois répétée, on ait pu se souvenir exactement… de l’âge de chaque Patriarche, du temps précis où ils ont commencé d’avoir des enfants, et de celui où ils sont morts », voici quelques exemples relatifs à la conservation des généalogies.
Commençons par parler de la mémoire des griots africains, capable de retenir la généalogie de tous les membres de la tribu et de permettre, par exemple, à Alex Haley, ce descendant d’esclave africain transporté aux États-Unis et auteur du livre Racines, de retrouver l’histoire de son lointain ancêtre Kounta Kinté. En effet, la conservation de la généalogie de chaque famille ne consiste pas uniquement, pour ces griots, à énumérer la liste des descendants, mais à pouvoir accrocher à chaque nom son histoire personnelle. Nous en avons un exemple dans l’Évangile de Matthieu où, après avoir énuméré la liste des ancêtres de Jésus, au moment où cette liste mentionne son nom vient s’accrocher son histoire :
« Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie,
de laquelle est né Jésus
que l’on appelle Christ […].
Et de Jésus Christ tel fut l’engendrement.
Marie sa mère était fiancée à Joseph :
or, avant qu’ils eussent habité ensemble,
elle se trouva enceinte par l’action de l’Esprit Saint. »(Mt1,16 &18)
C’est ce qui s’est passé pour Alex Haley. Après avoir retrouvé, en Afrique, l’ethnie dont était issu son ancêtre et avoir fourni au griot le nom de cet aïeul, le griot a commencé par réciter la liste de tous les noms de la famille, mais, en arrivant à Kounta Kinté, il s’est mis à raconter ce qui lui était arrivé : « Ce matin-là, Kounta Kinté est parti en forêt chercher du bois pour fabriquer un tambour et il n’est jamais revenu », (pour la raison bien simple qu’il avait été capturé par des esclavagistes et emmené en Amérique, ce qu’ignorait bien sûr le griot). On imagine le choc d’Alex Haley retrouvant sur les lèvres du griot ce que ses ancêtres déportés en Amérique lui avaient raconté de l’aventure arrivée à ce pauvre Kounta Kinté !
« Cet homme du fin fond de l’Afrique me racontait exactement, au mot près, ce que ma grand-mère m’avait inlassablement dit et redit sur le porche de sa maison de Tennessee. Ce qu’elle-même tenait de la bouche de son père, George, qui, lui, l’avait appris de sa mère Kizzy, qui, elle, avait rapporté ce que lui avait transmis son père, Kounta Kinté20. »
Citons encore la mémoire de la caste des historiens achantis21 retenant les généalogies depuis des temps immémoriaux, sans aucune variation possible du texte oral, puisque toute variation est sanctionnée par la mise à mort de son auteur. Le résultat en est que la langue utilisée, n’ayant pas varié au cours des siècles, est devenue incompréhensible par les auditeurs actuels et que ces historiens sont obligés de traduire ces généalogies pour être comprises. Voici ce qu’en rapportait Robert Sutherland Rattray, anthropologue du gouvernement britannique en mission sur la côte occidentale d’Afrique dans le pays des Achantis :
« Il existe chez une caste d’historiens de profession qui racontent les hauts faits des rois en schèmes rythmiques, qu’ils chantent sur des mélodies spéciales qui varient à chaque règne… Chaque récitateur a un certain nombre de disciples auxquels il enseigne sa récitation, mot pour mot, et la mélodie appropriée, note pour note ; tout danger de mutilation ou de corruption est évité par ce fait que le récitateur, une fois admis dans la caste, est puni de mort à la moindre faute soit dans le texte, soit dans la notation.
Le résultat de ce système est que les récitations composées depuis plus de huit cent ans nous sont parvenues intactes. » (in Akan-Ashanti folk tales, 1930)
Autres témoignages encore relatifs aux généalogies et choisis dans d’autres milieux ethniques :
« Dans tout le nord de l’Europe […], la généalogie s’inscrit oralement à travers les noms […]. Et il fallait autrefois, dans tous les pays scandinaves, mémoriser plusieurs générations d’ancêtres bien au-delà de son propre père. Celui qui n’en est pas capable est considéré comme un moins que rien. […]. Le poète islandais Ottar est capable, à la fin du Xe siècle, de réciter oralement trois générations d’ascendants du côté paternel et six du côté maternel, et il est loin de constituer un cas isolé.
« Dans l’Écosse médiévale, chacun mémorise aussi la plus longue filiation possible, mais de père en fils seulement, les lignées maternelles étant rarement prises en compte […].
« Le peuple nuer du Soudan, étudié dans les années 1930 puis 1970 par des ethnologues, conserve aussi une mémoire généalogique exceptionnelle : onze générations sont mémorisées par chacun, sans aucun écrit, uniquement par souvenir oral. Onze générations non seulement en ligne directe par le père, mais tous les quartiers ou presque. Il faut donc de bonnes raisons pour accomplir et maintenir un tel effort. L’étude montre que toute la société nuer fonctionne grâce à ce travail de mémorisation22. »
Et, enfin un dernier témoignage (pour ne pas en multiplier les exemples), concernant cette fois, non les généalogies, mais le droit juridique :
« Au temps de saint Yves, le droit breton n’avait pas été mis par écrit. Les tribunaux appliquaient les coutumes et les usages locaux, dont la connaissance se transmettait par tradition orale.
C’est sous le règne de Jean III, au début du XIVe siècle, que ces coutumes furent rédigées en un volume, remarquable tant par le style que par le fond, connu sous le nom de La très ancienne coutume de Bretagne23. »
Fidélité littérale de la mémoire globale
Nous avons cité plus haut l’exemple extrême des Achantis, où toute modification de texte entraîne la mort du récitateur. Marcel Jousse, enfant, a pu constater le même souci du mot à mot chez les vieilles paysannes sarthoises, lors des veillées. Lorsqu’un jeune s’essayait à répéter ce qu’il avait appris et qu’il se trompait, il était aussitôt rectifié par un : « Ce n’est pas comme cela qu’on doit réciter ! » Mais on peut citer d’autres exemples pris dans des milieux ethniques différents :
Le milieu rabbinique
« C’est qu’il est un principe sacro-saint qui fonde la légitimité de la Loi orale et en garantit l’authenticité : ce ne sont ni la personnalité, ni l’intelligence, ni le don personnel qui assurent l’autorité à un enseignement. Tout maître, aussi illustre et reconnu qu’il soit, n’est jamais qu’un maillon de la chaîne vivante par laquelle existe la Loi orale ; il importe donc avant tout que soient toujours assurés, non seulement la teneur d’un élément de cette Loi, postulée immémorialement transmise depuis Moïse, mais aussi et surtout les termes mêmes dans lesquels celle-ci est formulée par le maître transmetteur, celui-ci l’ayant reçu de son propre maître dans les mêmes termes.
D’où cette règle absolue pharisienne, énoncée dans le contexte du passage que vous venons de citer, et déjà en vigueur depuis longtemps à l’époque de Hillel et de ses maîtres : « On a le devoir absolu de formuler une tradition dans les termes textuellement employés par le maître au moment de son enseignement » (Éduyot 1, 3).
La sacralité de la Loi, qu’elle soit écrite ou qu’elle soit orale, aboutit donc à accorder au texte une attention absolue ; la seule différence est que dans un cas le texte est acquis par lecture d’une version écrite, et que dans l’autre le texte sera tenu de la bouche d’un maître, censé lui-même le tenir de la bouche du sien, et ainsi de suite. On commettrait donc la plus grande erreur en imputant à la transmission orale uneabsence de rigueur qui l’apparenterait à ce qu’on dit se produire dans la transmission orale du folklore, ou de la manière narrative du conte, postulant ainsi que la manipulation permanente de la matière transmise opère sans cesse, pour ainsi dire librement et à la fantaisie des impératifs du moment de la lutte idéologique. Birger Gerharsson a d’ailleurs magistralement montré comment, faute d’avoir connu ces réalités, cette déontologie d’école propre à la culture pharisienne, la descendance des Dibelius et Bultmann s’était fourvoyée dans l’aventurisme des spéculations sur la composition des Évangiles à partir du principe de l’adaptation libre de l’enseignement de Jésus au Sitz im Leben [« son milieu de vie »] (« Memory and manuscript. Oral tradition and written transmission », in Rabbinic judaism and early christianity, Uppsala, 1961)24. »
Livre de Pta-Ho-Tep25
« N’ôte donc pas une parole à l’enseignement établi, n’en ajoute pas une, ne mets pas une chose à la place d’une autre, garde toi de découvrir les idées qui germent en toi, mais enseigne selon la parole des savants26. »
Golfe du Bénin
« Au cours des veillées, les enfants ou les jeunes remplacent parfois les anciens, mais sous leur contrôle. Ils répètent les leçons de sagesse qu’ils ont entendues; mais lorsqu’ils se trompent, ils sont repris par les autres, surtout par les enfants qui ont retenu avec exactitude.Il n’est absolument pas admis qu’un proverbe soit modifié, mais il n’est pas admis non plus qu’un conte porteur de sagesse, avec ou sans proverbe, soit modifié. Il n’est pas admis qu’un fait de la vie d’un ancêtre, porteur de sagesse, soit modifié. Le prix de la sagesse, absolument nécessaire à la formation et à la bonne marche de la communauté est trop grand pour que la sagesse puisse être dévalorisée par des adaptations. Cette constatation a été pour moi bouleversante ; c’est un fait contemporain : il existe encore aujourd’hui une fixation orale très minutieuse des récitatifs de sagesse 27. »
Témoignage d’Amadou Hampâté Bâ
« Le respect de la chaîne fait qu’un traditionaliste aura tendance à rapporter un récit dans la forme même où il l’aura entendu, aidé en cela par la prodigieuse mémoire de ceux qui ne lisent pas les livres – et se sont exercés depuis leur jeune âge.
L’authenticité est d’autre part garantie par le fait qu’un contrôle permanent est exercé par les anciens qui les entourent et veillent à ce qui est transmis, soulevant la moindre erreur 28. »
Les veillées paysannes au Berry
« Chacun avait sa spécialité : récits ou chansons. D’aucuns étaient doués d’une mémoire surprenante, comme Jean Deloire, qui aurait pu chanter durant trois jours et trois nuits sans se répéter jamais, tant il savait de complaintes ; aussi avait-il le droit de chanter plusieurs fois dans la veillée, mais on n’aurait pas permis à nul autre que lui d’en user de la sorte. Lorsque l’auditoire n’était pas captivé par la ballade ou le récit, les conversations continuaient ; d’ailleurs, les anciens ne se faisaient pas faute d’intervenir, rétablissant l’air des chansons, rectifiant les paroles, et lorsque l’un deux contait quelque fragment de l’histoire des géants ou des saints, les autres ne se privaient pas de discuter les faits avec lui, donnaient leur version, expliquaient comment les choses s’étaient passées, disant : « C’est pas comme ça !… C’est pas comme ça ! … » La plus grande marque de succès, c’était qu’un silence régnât dans toute la pièce, « comme à la messe » ; mais jamais on n’applaudissait.
« Les enfants assistaient aux veillées. Souvent on les interrogeait, on leur demandait de chanter, de danser, et quand ilsne le faisaient pas de la bonne façon, les anciens les reprenaient. Rien n’était écrit,les règles se transmettaient oralement, mais la Tradition qui ordonnait tout était bien observée. Les paysans, qui faisaient leurs marchés sans contrat, n’aimaient pas l’écriture, et celui qui se fût levé pour chanter ou parler à la veillée, un papier à la main, tout le monde se fût gaussé de lui. Pourtant les usages étaient minutieusement fixés et les anciens veillaient à ce qu’ils fussent respectés.
Ils maintenaient les coutumes, les croyances, les récits et les chants dans toute leur pureté 29… »
Et Marcel Jousse de conclure : « Sous une forme ou une autre, nous retrouvons, dans tous les milieux de style oral, cet implacable souci du mot à mot, condition essentielle de toute tradition, transmise de bouche à bouche, de génération en génération30. »
Un laboratoire d’expérimentation et de prise de conscience de la mémoire de style global
Mais comment faire comprendre et admettre cela à des gens de culture écrite, déformés par un système scolaire qui n’exerce plus la mémoire, après en avoir perdu les clés d’un fonctionnement efficace. Difficile à des gens, qui n’ont plus qu’une faible mémoire, de comprendre que cette fonction, bien utilisée, possède des capacités extraordinaires et qu’elle ne nécessite pas un effort laborieux pour s’exercer. C’est là le coup de génie de Marcel Jousse d’avoir voulu un laboratoire où on pourrait pratiquer une telle mémoire, afin de sortir de débats purement intellectuels ou idéologiques entre partisans de la mémoire et détracteurs de la mémoire, et faire expérimenter l’efficacité de la mémoire de style global-oral. C’est ce laboratoire que propose l’Institut de Mimopédagogie, où nous exerçons la mémoire d’une manière conforme à ses lois. Grâce à ce laboratoire de prise de conscience, une tradition de style global-oral renaît en France. Depuis 1925, sans interruption, se transmettent des textes évangéliques, avec fidélité et exactitude.
C’est là que Marcel Jousse réalise sa devise : « Observer, non pas imaginer31. »
Et j’ajouterai : « et ne pas projeter ses propres attitudes mentales sur des milieux qui ne fonctionnent pas comme nous ». Il est difficile, en effet, à nous autres, Occidentaux, Blancs civilisés, convaincus de notre supériorité intellectuelle, d’imaginer que notre psychologie n’est pas universelle : nous n’avons qu’une faible mémoire textuelle, nous avons une mémoire laborieuse puisque non exercée, nous confondons mémoire et « perro- quétisme », et nous imaginons qu’il en est ainsi sous toutes les latitudes.
C’est ce qui nous permet de douter de la capacité de la mémoire à retenir littéralement ce qui a été transmis, alors que la littéralité est une exigence même de ces milieux, qui s’ingénient à tout faire pour qu’elle soit possible32. Dans de tels milieux, le grand nombre de transmetteurs intermédiaires ou le laps de temps qui s’écoule entre l’émission initiale et la réception finale n’a que peu d’incidence sur l’exactitude du message, contrairement à ce que pensent beaucoup d’exégètes et de partisans de la tradition orale. Oui, la tradition de style global-oral existe et garantit l’authenticité des textes oraux mis par écrit. Car là encore, il ne faut pas confondre « composition par écrit » et « mise par écrit », distinction qui fera l’objet de notre prochaine étude : « Oralité et écriture dans une tradition de style global-oral. »
1 Conférence donnée au Colloque du CEP à Nevers, le 5 octobre 2013.
2 Yves BEAUPÉRIN est président et directeur pédagogique de l’Institut de Mimopédagogie, à l’école de Marcel Jousse, dont l’objectif est de faire connaître et de faire vivre l’Anthropologie du Geste de Marcel Jousse dans ses implications pédagogiques, exégétiques, théologiques et spirituelles. Il est l’auteur de deux livres : Rabbi Iéshoua de Nazareth : une pédagogie globale. T. 1 : Du texte écrit au geste global, Éd. Désiris, 2000 ; et Anthropologie du geste symbolique, Paris, l’Harmattan, 2002.
3 Institut de Mimopédagogie, à l’école de Marcel Jousse, 55 rue de Redon 44130 Blain ; téléphone : 02 40 79 63 23 ; mimopedagogie@orange.fr ; site internet : mimopedagogie.com
4 Courriel du 10 octobre 2012. Edgard SIENAERT est fondateur et ancien responsable du Centre d’Etudes Orales de l’université de Natal (Afrique du Sud), associé de recherches, université Free State, Bloemfontein, Afrique du Sud. Il commente ainsi sa dernière affirmation : « Sur la question de la filiation Lord-Jousse (et les autres) : je dirais qu’il y a filiation technique – la recherche sur les techniques, mnémoniques et mnémotechniques, de la tradition orale, mais pas, à parler vrai, filiation intellectuelle, c’est-à-dire entendement, intelligence en profondeur. Jousse intègre la tradition orale dans une vision d’ensemble de la geste humaine ; chez tous les autres, l’oralité reste à part, comme une pré-histoire à la vraie histoire, qui commence avec l’écrit. C’est ce que j’ai appelé « ethnologie littéraire » – « ethnologie » parce que n’étant pas anthropo-logie, et « littéraire » parce que partant et demeurant dans la perspective de l’écrit. »
5 Marcel Jousse utilisait une analogie plus triviale en qualifiant de « ragots » cette tradition orale.
6 Pierre GRELOT, « Les Évangiles : origine, date,historicité », in Cahiers Evangile, n° 45, le Cerf, 1983, p. 32.
7 Pierre GIBERT, sj, « La tradition orale existe-t-elle ? », in Le Monde de la Bible, hors série automne 2012, p. 25.
8 Talmud de Babylone, Éroubim, 54a.
9 Théodule RIBOT (1839-1916), fondateur de la psychologie comme science autonome en France, auteur en particulier de Les maladies de la mémoire, Paris,1883.
10 C’est ainsi qu’il créera le mot « mimisme » pour désigner une réalité très différente du « mimétisme », avec lequel, pourtant, on le confond dans le langage courant.
11 Afrique et Parole, n° 48, p. 22.
12 Marcel JOUSSE, L’Anthropologie du Geste, Gallimard, 1974, p. 165.
13 Ibid., p. 166.
14 Robert LOWTH (1710-1787) était évêque de l’Église anglicane et professeur de poésie à l’université d’Oxford.
15 Épopée populaire finlandaise, recueillie par Elias Lönnrot et traduite par Jean-Louis Perret, (Stock-Plus, 1931, 1978), Paris, H. Champion, 2009.
16 Op. cit., p. 20.
17 Op. cit., p. 25.
18 Étienne BOUGLY, « La Mimique hébraïque et la Rythmo-pédagogie vivante », in Cahiers juifs, 1935, n° 15.
19 BEAUPÉRIN, Rabbi Iéshoua…, op. cit., pp. 183 à 217.
20 Alex HALEY, Racines, Paris, Éd. Alta, 1977.
21 Peuple africain de l’État achanti dont Koumassi était l’ancienne capitale (dans l’actuel Ghāna, au nord du golfe de Guinée).
22 Marie-Odile MERGNAC, in revue Votre généalogie, n° 50, août-septembre 2012, pp. 49-50.
23 Yann BREKILIEN, Histoire de la Bretagne, France-Empire, p. 147.
24 Texte cité par Jacqueline GENOT-BISMUTH, Un homme nommé Salut, O.E.I.L., 1986, pp. 186-187.
25 Texte de l’Ancien Empire, c’est-à-dire d’une haute antiquité. C’est le plus ancien livre connu. Il se compose de deux livres : celui de Kaquenna et celui de Pta-Ho-Tep, qui traitent chacun de préceptes de morale ou plutôt de règles de savoir-vivre dictées par un père à son fils.
26 Philippe VIREY, Études sur le Papyrus Prisse, Paris,Bibliothèque des Hautes-Études, t. LXX, 1887, p. 102 sq.
27 Conférence du P. Léon MARCEL, « Réflexion sur la tradition de la sagesseen Afrique et les Évangiles », Châteauneuf-de-Galaure, Toussaint 1979, pp. 4-5. Le père MARCEL a publié La sagesse africaine. Ouverture sur l’Évangile, 3 t., Éd. Saint-Paul, 1983.
28 Amadou Hampâté BÂ, « La Tradition vivante », dans Histoire générale de l’Afrique, Paris, Éd. Unesco, 1980, ch. 8, pp. 191-230.
29 Jacques BOULENGER, dans sa Préface du livre de Jean BAFFIER, Nos géants d’autrefois. Récits berrichons, Paris, Champion, 1920, pp. 6-7 ;cité par Marcel JOUSSE en son 22e cours : « Latransmission orale de la parabole », in Hautes Études, 14 mai 1935, p. 450.
30 Marcel JOUSSE, Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbo-moteurs, Paris, Beauchesne, 1925, p. 170.
31 Soit dit en passant, Marcel Jousse n’a pas « élaboré une théorie complexe quant à la transmission orale » comme l’affirme Pierre Gibert dans un article de la revue Documents épiscopat, n° 17 de novembre 1987. Son œuvre anthropologique est une étude comparée de différents milieux permettant de dégager des convergences et d’élaborer une synthèse, d’autant plus faciles à dégager, pour lui, qu’il est né et a vécu dans un milieu paysan sarthois encore de style oral, contrairement à beaucoup d’intellectuels américains, spécialistes de ces questions, mais les appréhendant de l’extérieur, avec souvent beaucoup de préjugés.
32 Cf. Yves BEAUPÉRIN, Rabbi Iéshoua…, op. cit., pp. 78-89.