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Par Yves Germain
Résumé : La parabole du bon grain et de l’ivraie est perçue par la TOB dans un sens lénifiant : « choisir la joie et non les pleurs ». Il s’agit en réalité d’une paraboles très riche qui reçoit un accomplissement collectif dans l’histoire de l’Eglise, comme un accomplissement personnel, dans nos efforts contre l’ennemi qui cherche à semer la « zizanie » (l’ivraie, en grec), c’est à dire l’hérésie , l’iniquité, et tous les scandales du « siècle ». En particulier l’auteur insiste sur le rôle des anges comme « moissonneurs » et aussi comme « messagers » assistant les prédicateurs qui doivent arracher l’ivraie.
« Il leur proposa une autre parabole : Le royaume des cieux, dit-il, ressemble à un homme qui avait semé du bon grain dans son champ. Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie au travers du blé et s’en alla. Les serviteurs du propriétaire vinrent lui dire : Seigneur, c’est bien de la bonne semence que tu as semé dans ton champ ? Comment donc y a-t-il de l’ivraie ? il leur dit : c’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui dirent : Veux-tu que nous allions la ramasser ? Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez le blé du même coup. Laissez les deux croître ensemble jusqu’à la moisson et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la brûler. Quant au blé, entassez-le dans mon grenier . » (Mt 13, 24-30)
Certains passages sont très clairs :
« Celui qui sème la bonne graine, c’est le Fils de l’homme … » (Mt 13,37)
« Le champ, c’est le monde ». (Mt 13,38)
« L’ennemi qui l’a semée (l’ivraie), c’est le diable. » (Mt 13,39)
Mais l’ensemble appelle une interprétation délicate.
Première lecture au sens littéral :
Le commentaire que fait la TOB (édition de 1983, p.82) semble simpliste :
« Cette parabole souligne la coexistence des méchants et des bons jusqu’à la fin des temps ; par contre, elle insiste, non sur la patience (pas d’intervention des disciples), mais sur la menace qui pèse sur ce qui ne vaut rien… elle exhorte à choisir la joie et non les pleurs. »
Dans la parabole de l’ivraie, il y aurait deux sortes d’humains : la bonne graine, « les fils du Royaume », et l’ivraie, « les fils du Malin ». Que doivent faire les chrétiens ? Rien, nous dit-on, ils se contenteront de prier !
Ce n’est qu’à la fin du monde que tous les humains seront jugés, et seuls ceux qui le méritent entreraient dans le Royaume.
Certains cependant, à l’image de saint Jérôme, seront troublés, et se souviendront que l’Eglise, à la suite de saint Paul, nous invite à « combattre le bon combat de la foi » (1 Tim 6,12), à travailler à la Moisson, donc à réagir. Le grand saint, au 4ème siècle, s’interrogeait :
« En effet, s’il est interdit de déraciner l’ivraie, s’il faut patienter jusqu’à la moisson, comment se fait-il que certains doivent être chassés du milieu de nous ? » (Commentaire sur Matthieu ; I, p.289)
Saint Paul écrit :
« N’est-ce pas ceux du dedans qu’il vous appartient de juger ? Ceux du dehors, c’est Dieu qui les juge. Retranchez le méchant du milieu de vous. » (1 Cor 5, 12-13)
La lecture littérale de la TOB paraît donc superficielle. L’enseignement du Christ doit être plus profond. Plusieurs versets méritent une analyse, que nous ferons ici en nous appuyant sur les explications données par le Christ lui-même (Mt 13,36-43) ainsi que sur les Pères de l’Eglise, tout en sachant qu’ils divergent parfois… Nous rechercherons les convergences.
Le champ : le Royaume
Le « Royaume des Cieux » est une expression hébraïque, car les Hébreux évitaient toujours de prononcer le nom de « Dieu ».
L’abbé Jean Carmignac remarque :
« Lorsque nous rencontrons la formule « Royaume des Cieux », nous comprenons spontanément « Royaume qui est aux Cieux, qui est réalisé dans les Cieux ». Mais c’est là un erreur, provoquée par une traduction trop servile, comme le reconnaissent bien des auteurs. » (Le Mirage de l’Eschatologie, p.19)
Il se réfère :
– à saint Augustin : « Par conséquent, maintenant aussi l’Eglise est le Royaume du Christ et le Royaume des Cieux ». (La Cité de Dieu, livre XX, chap. IX, p.235)
– à saint Grégoire : « Nous devons savoir que souvent, dans la Sainte Ecriture, l’Eglise du temps présent est appelée le Royaume des cieux ». (Homélie sur les Evangiles, Livre I, homélie 17, n°1)
– à saint Thomas d’Aquin : « Le Royaume de Dieu signifie deux choses : tantôt l’assemblée de ceux qui voyagent dans la foi, et alors c’est l’Eglise militante qui est le royaume de Dieu, tantôt l’union de ceux qui reposent dans la fin, et alors c’est l’Eglise triomphante qui est le Royaume de Dieu. » (Commentaire sur les Sentences, Livre 4, p.1190, col. I)
Le Magistère l’a confirmé en appliquant à l’Eglise le terme Royaume : « Le Père éternel a voulu qu’elle (l’Eglise) fût le Royaume de son fils bien-aimé. » (Mystici Corporis Christi).
La mauvaise semence pendant le sommeil :
« Pendant que les hommes dormaient, son ennemi est venu : il a semé de l’ivraie au milieu du blé et il est reparti. » (Mt 13,25)
« Pendant que les hommes dormaient » : le sommeil dans l’Ecriture est signe d’infidélité, car nous devons « veiller et prier ». « Veiller » en hébreu veut également dire « observer, garder » (par exemple les commandements) : allusion au décalogue. Nous devons donc comprendre que Satan a pu agir parce qu’il a trouvé des chrétiens infidèles.
Saint Jérôme est très clair sur ce point : « Les gens qui dorment ? Comprends par là les maîtres des Eglises. »
Et encore : « Qu’il ne dorme donc point celui qui a été mis à la tête d’une Eglise, de peur que, à la faveur de sa négligence, l’homme ennemi ne vienne ensuite semer l’ivraie, c’est-à-dire l’hérésie. » (Commentaire sur Matthieu I p.287)
La bonne graine et l’ivraie :
« La bonne graine, ce sont les fils du Royaume » ; « l’ivraie, ce sont les fils du Malin ». (Mt 13,38)
Ces deux phrases, prises à la lettre dans leur contexte hébraïque, n’ont aucun sens. Le Christ, pas plus que Satan, ne sème des « fils ». Où serait notre liberté ? La difficulté provient de l’araméen, car dans cette langue, le mot BaR désigne à la fois le « fils » et le « grain ». Il faut donc comprendre : « Le bon grain, ce sont les grains du Royaume », c’est-à-dire l’enseignement de l’Eglise ; « l’ivraie », ce sont les grains du Malin : les fausses doctrines, et tout spécialement les idéologies.
Les fils du Malin, portant les graines du Malin, qui sont-ils ?
Saint Augustin nous donne une réponse nuancée : « On peut se demander avec raison s’Il a voulu désigner par là les hérétiques, ou bien les catholiques dont la vie n’est pas conforme à leur foi. Il nous dit qu’ils ont été semés au milieu du froment ; il semble donc qu’Il a voulu désigner ceux qui appartiennent à une même communion. » (Question évangélique – Cité par saint Thomas d’Aquin, p.261)
L’ivraie représente donc les erreurs des chrétiens, qui vont se laisser imprégner par les idéologies.
La moisson :
Saint Thomas d’Aquin écrit : « Les prophètes sont les semeurs, parce qu’ils ont communiqué beaucoup de vérités sur Dieu, et les moissonneurs sont les apôtres, eux qui, par leur prédication et leur enseignement, révélèrent aux hommes ce que les prophètes ne leur avaient pas manifesté. » (Commentaire sur saint Jean 4,36)
Le Christ nous invite à comprendre la moisson au sens large quand il déclare : « Autre est le semeur et autre est le moissonneur. » (Jn 4,37)
Il n’y a pas de doute qu’à notre époque nous sommes surtout des semeurs « dans les larmes », et qu’il reviendra à d’autres de moissonner le monde entier « en chantant » (cf Ps 125,5).
« La moisson c’est la fin du monde » (Crampon), ou encore : « La moisson c’est la consommation des siècles » (Père Lagrange).
La difficulté provient ici du mot latin « saeculum » qui veut dire à la fois « siècle », « monde », mais aussi « païen » et « paganisme ».
A mon sens, il s’agit de la fin du temps des « païens » (ou plus exactement du règne du paganisme) et non de la fin du monde.
La moisson, dans l’Ancien Testament, est toujours un temps de joie : « On est joyeux devant toi comme de la joie de la moisson… » (Is 9,2)
La moisson est une fête : « Tu observeras aussi la fête de la moisson. » (Ex 23,16)
Le Père A. Feuillet voyait en la moisson « En premier lieu, l’annonce d’un événement glorieux qui se déroulera au cours de l’Histoire. » (Revue Thomiste, avril 1980)
Les moissonneurs :
« Les moissonneurs ce sont les anges. » (Mt 13,39)
L’intervention des anges indique souvent, dans l’Ecriture, la volonté de Dieu d’intervenir, par miséricorde, dans l’histoire humaine. C’est l’ange qui va guider Abraham (Gn 24,7).
C’est lui qui parle à Moïse (Act 7,38). Il est là à l’Annonciation (Luc 1,28-38), dans le sépulcre (Jn 20,12), etc…
L’Ecriture est très précise au sujet des anges :
« Ne sont-ils pas tous des esprits de Dieu, envoyés comme serviteurs pour le bien de ceux qui doivent recevoir l’héritage du salut ? » (Heb. 1,14)
Cependant le mot ange (angelos, engrec) peut vouloir dire, soit créature angélique, soit simplement messager1.
Ainsi, dans son « Commentaire sur saint Jean », saint Thomas d’Aquin aborde la phrase difficile du Christ : « Je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1,51)
Et il explique : « Selon saint Augustin, les anges sont les prédicateurs prêchant le Christ – « Allez, messagers rapides, vers le peuple renversé et déchiré » (Is. 18,2) – . Or les prédicateurs montent par la contemplation, comme Paul était monté jusqu’au troisième ciel, et descendent pour instruire les peuples sur le Fils de l’homme…
Or, pour permettre aux anges de monter et descendre, le ciel a été ouvert, car il faut que la grâce céleste soit donnée aux prédicateurs pour qu’ils montent et qu’ils descendent. » Les moissonneurs sont donc, pour lui, les prédicateurs conduits par l’Esprit-Saint, et tout spécialement ici, ceux qui seront chargés « d’arracher l’ivraie ».
L’ivraie arrachée :
« Le Fils de l’homme enverra ses anges et ils arracheront de son royaume tous les scandales et ceux qui font l’iniquité et ils les jetteront dans la fournaise de feu… » (Mt 13,41)
Tout d’abord que faut-il entendre par « le Fils de l’homme enverra ses anges » ? Remarquons que le scénario est distinct de celui que l’on trouve dans Mt 25,31 Mc 8,38 et Luc 9,26 où il est question du Fils de l’homme qui « viendra dans sa gloire et tous les anges avec lui… » pour séparer « les brebis d’avec les boucs », lors du jugement dernier.
Si le Christ avait visé la fin du monde, il aurait dit que l’ivraie (tous les scandales…) serait arrachée du « champ », puisque « le champ c’est le monde ». Car c’est bien au jugement dernier que tout ce qui est mal cesse. Or il précise nettement que l’ivraie sera arrachée « de son Royaume », c’est-à-dire de l’Eglise.
Saint Augustin écrit : « Est-ce donc de ce monde … ? Non c’est « de ce royaume » qui est sur la terre, c’est-à-dire de l’Eglise qu’ils les feront disparaître. » (La Cité de Dieu, chap. IX)
L’ivraie, ce sont tous les scandales et l’iniquité. Que faire face à l’ivraie ?
Saint Thomas d’Aquin cite saint Augustin : « Il faut donc reprendre avec miséricorde ce qu’on peut corriger ; et ce qui est incorrigible, il faut le supporter avec patience… et attendre jusqu’à la moisson pour arracher l’ivraie. »
La vendange et le vannage :
Dans l’Apocalypse, la moisson est suivie de la vendange, cette dernière n’évoque donc pas la fin du monde ou le jugement dernier. La vendange, sous l’image du raisin « écrasé », évoque le croyant persécuté.
Le prophète Joël avait déjà annoncé ces deux temps :
« Lancez la faucille, car la moisson est mûre…
Les cuves débordent, car grande est leur méchanceté. » (Joël 4,13)
La moisson est le temps où tous les blés ont reçu le soleil. Elle annonce qu’un jour tous les hommes recevront la Parole, le Christ, Soleil de Justice. Mais elle sera suivie de la dernière persécution de l’Antéchrist, la Vendange. (Ap. 14,17)
Le Père Lagrange écrivait au sujet de cette parabole : « Ceux qui l’entendaient devaient surtout l’interpréter dans le sens du développement infaillible du règne de Dieu. » (Matthieu p.118)
Nous voyons volontiers la fin du monde en Mt 3,12 et Lc 3,17 : « Dans sa maison est le van : il nettoiera son aire, il amassera son froment dans le grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint pas. » (Mt 3,12)
Il s’agit bien ici d’un tri final, du dernier temps de la moisson. Le feu qui ne « s’éteint pas » désigne à coup sûr l’Enfer ! Il n’y a pas moisson à proprement parler, travail qui se faisait à la faux ou à la faucille.
De plus, si le « froment » représente ce qui est bon et s’il est destiné à la béatitude éternelle, ce n’est pas l’ivraie qui lui est opposée dans l’Ecriture, mais la « paille » ou « la bale », résultat du tri : « Qu’a de commun la paille avec le froment ? » (Jer 23,28)
Et ceux qui méditent contre le Seigneur « seront consumés comme la paille sèche. » (Nahum 1,10) « Car voici que le jour vient, brûlant comme un four, tous les arrogants et ceux qui font le mal seront de la paille, et le jour qui vient les embrasera… » (Malachie 3,19)
« Mais ils sont comme la bale que chasse le vent. Aussi, lors du jugement, les méchants ne tiendront pas… » (Ps 1,4)
Et la psalmiste souhaite que les ennemis « soient comme la bale en présence du vent . » (Ps 35,4) Le vannage est donc une image de la fin du monde.
Conclusion :
Le mauvais ange avait semé l’ivraie. Au temps de l’Eglise les bons anges sont associés aux prédicateurs. Ils soutiennent les chrétiens au temps de la vendange. Ils seront au côté du Christ au temps du vannage et de la Parousie finale.
« Jésus leur dit alors : Vous tous, en cette nuit-ci, vous allez trébucher à mon sujet. Il est écrit, en effet : Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersés. Mais une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. »
1 Dans les Lettres aux 7 églises (Ap. 2 et 3), le mot ange signifie peut-être l’évêque.