Avoir été prêtre-ouvrier (2ème partie)

Par Abbé Jean Boyer

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Résumé : Après avoir narré (cf. : Le Cep n°1) son passage par le séminaire et ses débuts de prêtre-ouvrier à Paris, l’Abbé Boyer poursuit ce témoignage (écrit en 1966, il faut l’avoir présent à l’esprit) en exposant les méthodes d’animation en usage à la Mission de Paris.

 Prêtre-ouvrier à Paris de 1949 à 1955

         Je revois cette séance à la fois terne et houleuse. Terne quand ni Depierre ni Barreau ne parlaient, houleuse dès que l’un des deux prenait la parole, parce que l’autre épiait le discours de l’opposant et que la masse ne savait pas quel serait le maître. Les deux représentants de la hiérarchie, Hollande, supérieur de la Mission de Paris, et Maxime Hua, récemment nommé son adjoint, parlaient peu et n’étaient pratiquement pas écoutés. Un intermède fut le repas de midi où Depierrre fit chanter pour la dernière fois la chanson soviétique « Le grand meeting du métropolitain ». Cette chanson qui faisait rire du syndicalisme, choquait extrêmement Henri Barreau et ses partisans, pour la stupide raison qu’il venait de débuter sa plaidoirie en faveur du syndicalisme en tant qu’arme numéro un de la mission des prêtres-ouvriers.

         Voici à peu près le thème de son discours.

        « Nous sommes prêtres, c’est évident, mais sommes-nous ouvriers ? Il ne suffit pas d’être en civil et de travailler en usine pour être un ouvrier, pour être naturalisé membre de la classe ouvrière. Toute notre formation sacerdotale classique va contre cette naturalisation ouvrière. Nous avons tout à apprendre des ouvriers avant de vouloir leur apprendre quelque chose. Or il n’y a qu’une école ouvrière valable, reconnue sans conteste par les ouvriers, c’est le syndicalisme de la CGT. Nous avons été bourrés d’anticommunisme, et c’est comme le cancer qui stérilise nos aptitudes naturelles et humaines à comprendre la formidable réalité vivante du communisme, non pas idéologique et philosophique, mais tel qu’il est vécu par les militants ouvriers en lutte pour leur droit à être des hommes et non des robots. Tout notre sacerdoce doit aller dans ce sens d’une humanisation, d’une lutte pour que l’ouvrier devienne un humain complet, membre de la classe ouvrière. Comment christianiser ceux qui d’abord ne sont pas des hommes ? L’Evangile n’est recevable que par des hommes délivrés de la condition prolétarienne. Agissons pour cette délivrance, avec ceux qui mènent le combat voulu par Dieu ; ensuite nous serons autorisés à annoncer la libération spirituelle de Jésus ».

         Tel était l’essentiel d’un discours qui devait s’étaler sur plusieurs interventions, dites d’une voix lente et émouvante de sincérité, avec de longues digressions plus ou moins claires et utiles. Mais plus le discours de Barreau durait, et plus il se créait comme une sorte d’hypnose collective telle que lorsqu’il se taisait, l’assemblée ne réagissait plus que pour dire « amen ». Jusqu’en 1955, Barreau devait développer sa technique de l’envoûtement verbal à un point de perfection que je n’ai jamais constaté ailleurs.

         Le grand jour de la première réunion générale de prêtres-ouvriers nous étions déjà subjugués et unis avec enthousiasme. J’avais choisi Barreau. Je communiquais à mon curé, le Chanoine Deleuze, mon vif désir de faire partie de la Mission de Paris pour pouvoir bénéficier de l’influence de Barreau. Je disais à mon curé à quel point je croyais que Barreau ne proposait de dépassement du sacerdoce classique qu’à la condition  -remplie par lui-même- d’en conserver l’essentiel de façon quotidienne.

         C’est ainsi que j’allais participer à la Mission de Paris, sans toutefois y être nommé, jusqu’en 1955. La première rencontre avec Barreau se fit dans un restaurant  ouvrier de la  rue de Belleville, où il se trouvait à dîner avec toute son équipe de « fana ». J’étais plus qu’ému d’y avoir été admis au bout de quelques séances. Je devins même le « poulain » de Barreau, et ce en partie grâce au fait que je plaisais à Marie Doreau, ancienne de la Mission de France féminine (section du Père Laporte) qui se trouvait être, dès 1951, la « future » femme de Barreau. Je devins l’intime de ce foyer en puissance, au point que Marie Doreau voulut me marier à une de ses amies. J’y reviendrai plus précisément ; mais il fallait que j’explique pourquoi j’ai pu, par Barreau, connaître assez rapidement dès 1951 la plupart des secrets de l’entreprise.

         Le premier était qu’on se foutait éperdument de Pie XII et de tous les évêques actuels, à commencer par les cardinaux Feltin et Gerlier, qui représentaient pour nous le comble de l’hypocrisie pleurnicharde et déshumanisée.

         Le deuxième était que nos vrais maîtres étaient ailleurs. Le Père Chenu, dominicain, était le plus influent ; mais le Père Teilhard de Chardin n’était pas inefficace. Toute une discrète équipe de théologiens actuellement célèbres et experts conciliaires (alors tous plus ou moins interdits par S.S. Pie XII) nous persuadait « que nous étions appelés à changer l’Eglise sur tous les plans, même  théologique, par la grâce de notre mission ouvrière et en son nom, que d’ailleurs Vatican II verrait bientôt le jour, et qu’il généraliserait à toute l’Eglise nos expériences de pilotes d’essai, qu’il y aurait du déchet parmi nous mais que les survivants occuperaient des postes clefs dans l’Eglise nouvelle. »

         Le troisième secret était « la femme et l’amour humain en situation dialectique face à l’Amour divin et à l’Eglise ». Le quatrième et principal tenait en cette simple formule : « plus nous serons militants CGT jusqu’à devenir permanents CGT, et plus nous serons fidèles à notre mission  de prêtres-ouvriers« .

         Nous nous réunissions chaque semaine, le lundi soir, rue de Charenton, dans une ancienne boutique louée par la Mission de Paris. Jean-Marie Marzio, premier lieutenant de Barreau, habitait  l’arrière-boutique et nous faisait tous dîner avant la réunion, jusqu’au jour où nous fûmes trop nombreux et où seul un groupe d’élus eut ce privilège. Marzio était de Paris. Au séminaire Saint- Sulpice, il était considéré comme très équilibré et en même temps doué pour la sainteté. C’était vraiment le second de Barreau, en ceci qu’il pouvait accomplir certaine de ses performances oratoires et envoûtantes. Marzio avait en plus une sorte de charme quasi mystique qui s’exprimait dans son sourire. Je ne crois pas que sans lui Barreau aurait pu pareillement nous subjuguer. Les séances duraient jusqu’à minuit à peu près, et consistaient essentiellement en monologues de Barreau relayés par quelques déclarations de ses partisans. Les autres se taisaient. J’en connais qui n’ont jamais ouvert la bouche en réunion. Il faut dire que tout était mis au point pendant la semaine et le week-end par le secrétariat composé de deux personnes : Barreau et Marzio.

         Les pouvoirs de ce secrétariat étaient aussi absolus que ceux de Staline et s’exerçaient de façon analogue. Ceci veut dire qu’ils étaient efficaces parce que très bien renseignés sur tout ce que pouvait faire, dire ou penser n’importe lequel d’entre nous. Par le canal de la CGT, où Barreau d’abord, et Marzio ensuite, occupèrent dès 1952 des postes assez élevés de permanents ils pouvaient tout savoir sur l’attitude générale de chacun d’entre nous au travail quotidien. Puisque nous étions tous de la CGT. Quant à nos vies privées le contrôle passait par les femmes qui petit à petit vinrent marquer chacun d’entre nous d’une façon implacable, contrôle qui ne devait pas grand chose au hasard. J’en témoigne, puisque la femme du chef a voulu me marier dans les conditions suivantes, très abrégées.

         J’avais déclaré à Marie Doreau que je voyais vaguement la raison qui justifiait le mariage des prêtres-ouvriers, raison qui se ramenait à ceci que Barreau nous instillait inlassablement dans le crâne : les ouvriers sont mariés, donc nous aussi sous peine de n’être jamais un vrai ouvrier. Mais je ne comprends pas, disais-je   à Marie Doreau : Pourquoi ces dames sont-elles toutes moches et négligées ? Si je devais y passer, je ne pourrais supporter l’épreuve qu’en compagnie d’une fille belle et de bonne tenue, ayant du style… Marie Doreau fit tant et si bien qu’elle me trouva la femme idéale, en province d’ailleurs. Avec une habileté qui devenait de la perversité, cette Marie Doreau (femme Barreau) avait presque réussi dans son entreprise, quand la jeune femme et moi-même recûmes de Dieu l’ultime grâce qui nous fit vouloir une séparation. A signaler que Marie Doreau, furieuse, lança aussitôt contre moi la rumeur que je devais être anormal et que cela se comprenait puisque j’avais tenu à conserver des liens avec un groupe d’anciens routiers scouts de France, dont j’avais été l’aumônier.

         Ces jeunes hommes, en fait, m’ont beaucoup aidé à rester prêtre, parce que nous avons finalement formé une Communauté où je pouvais et devais être prêtre à cent pour cent, et non au rabais, pour ne pas dire plus. Il faut dire que, spontanément, tous mes confrères prêtres-ouvriers avaient suscité autour d’eux des communautés -style un peu catacombe, mais réaliste- et qu’ils y trouvaient vie et force par l’exercice fructueux de leur sacerdoce. Les Communautés étaient comme leur famille et permettaient d’excellents contacts avec les camarades de travail en dehors du travail. Du point de vue apostolique, c’était la seule méthode possible.

         Il faut dire que Barreau, seul contre tous, réussit petit à petit à interdire cette vie communautaire à ses confrères (Marzio lui-même vivait en communauté). Le prétexte inventé pour cet assassinat fut que la communauté faisait écran entre le prêtre et le monde ouvrier, considéré essentiellement comme le parti communiste ; à la communauté on vivait le sacerdoce. Son travail fut génial sur ce plan décisif, et je ne pourrai raconter par quels subtils paliers son oeuvre évolutive fut menée.

         Il fallait que le prêtre-ouvrier fût totalement absorbé par la lutte politico-syndicale et pour cela, il fallait qu’il fût marié. Ainsi  échappait-il totalement à l’Eglise. Ce travail  satanique ne se fit pas sans résistance. La plus importante se fit par mon intermédiaire, en 1954, au début de l’année.

         Depuis un an déjà, j’avais médité sur ce problème du mariage qu’on voulait imposer et sur cette politisation totale de notre Foi… De plus j’avais été le seul à conserver ma communauté de vie religieuse.

         Insensiblement, pour les autres comme pour moi-même, j’en vins à être l’opposition. Je recevais bien des confidences, et finalement j’acquis la certitude que le tandem Barreau-Marzio  qui nous domestiquait, n’était pas, ou peut-être pas, approuvé par la majorité.

         Je trouvai en Jean-Claude Poulain, prêtre de Tours venu à la Mission de Paris, un ami qui se posait la même question que moi. Il était cependant permanent de la CGT. En bon technicien de manoeuvres de groupes, il obtint que le mandat de l’équipe Barreau-Marzio soit soumis de nouveau au vote. Et l’équipe Boyer-Poulain fit acte de candidature contre Barreau-Marzio.La campagne électorale fut très dure pour Poulain et moi. Barreau y déployait son talent devenu parfait pour nous écraser, nous rendre ridicules, voire même suspects de déviationisme, traîtres et flics. Le jour du vote ou plutôt le soir, au local de la rue Charenton, Barreau, en bon stalinien, voulut nous faire voter à main levée. Il comptait sur son prestige pour obtenir une victoire écrasante et je crois que la « terreur » était devenue telle qu’il aurait gagné. Mais Poulain, qui connaissait la manoeuvre, obtint que le vote se fasse à bulletin secret.

         On dépouille les bulletins et voilà que Poulain et moi avions obtenu plus de 90 % des voix. Barreau était consterné, Marzio hébété. Le Père Hollande, notre supérieur – soliveau totalement inutile et sans autorité réelle – était rouge de stupéfaction et son adjoint le Père Maxime Hua disait:

        « La roue de l’histoire tourne

        « On peut même dire qu’elle tourne vite … »

         Je revois Jean-Claude Poulain ramassant les bulletins de vote en disant : « gardons la preuve en cas de contestations ».

         La semaine d’après, à la réunion, le Père Hollande déclarait l’élection cassée par le Cardinal Feltin et l’équipe Barreau-Marzio remise d’office au secrétariat.

         A l’époque Barreau et Marzio étaient tous les deux en état de concubinage officiel, et permanents de la CGT aussi fanatiques et communistes que possible. Comment le Cardinal avait-il pu nous les donner pour chefs et modèles ? Comment avait-il pu briser autoritairement la volonté que 90 % des prêtres-ouvriers avaient manifestée clairement, volonté de revenir aux origines de notre mission et de la purifier des éléments étrangers qui étaient  sur le point de la faire échouer ? Volonté qui correspondait exactement à celle de S.S. Pie XII telle que le Cardinal Feltin la connaissait bien et que Pie XII devait publier en 1955, lorsqu’il fut obligé de stopper l’expérience des prêtres-ouvriers ! On peut dire que cette décision d’un Cardinal contre la volonté commune des prêtres-ouvriers et du Pape a quelque chose qui relève de la plus haute trahison possible…

         En fait le Cardinal était devenu le prisonnier d’une faction religieuse, celle qui triomphe aujourd’hui, en France surtout.

         Il est vrai que les « meneurs de jeu » dans l’Eglise en France sont en gros des disciples de nos maîtres à nous, prêtres-ouvriers de 48 à 55, à moins qu’il ne soient les maîtres eux-mêmes : les thèses ne sont pas exactement identiques pour ce qui concerne l’apparence extérieure. On s’adapte aux gens, il y a des degrés, une filière, tout ce qui calme les inquiétudes… Il faut reconnaître que les textes votés au Concile et approuvés par S.S. Paul VI, bien que non dogmatiques au sens précis du mot, permettent des interprétations semblables aux thèses du Père Chenu à l’usage des prêtres-ouvriers lors des conférences qu’il nous donnait. On peut ne pas tirer ces conséquences, on peut montrer qu’elles contredisent d’autres textes ; il n’en reste pas moins qu’au nom de l’esprit du Concile, le jeune clergé et les membres de l’Action Catholique sont en train de suivre la même route que nous, quoique plus lentement et avec  beaucoup plus d’hypocrisie : les méthodes d’anesthésie ont été améliorées grâce aux cobayes que nous avons étés… Certes, plus de 60 % de ces cobayes ont perdu la foi, n’en déplaise aux statistiques officielles odieusement truquées. Mais qu’importe, puisque la science a progressé, cette science délicate qui fait perdre la foi au nom de l’Evangile, science des faux prophètes clairement démasqués par Jésus : « c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez« . A leurs fruits !…

         Quand je pense à Olhagaray, prêtre basque à la foi vive, amené en 1955 à faire cette déclaration devant la Mission de Paris : « Pour l’évolution nécessaire de l’Eglise au service du mouvement ouvrier, il faut bien changer un peu les dogmes. Oh ! pas les grands, non bien sûr !… mais les petits, pourquoi pas ? Comme l’Assomption, par exemple« .

         Je n’oublierai jamais non plus le Père de Lorgeril, ce saint Jésuite ouvrier, nous disant en 1955 : « J’obéirai au Pape, je ne resterai pas avec vous, et voici pourquoi : Si je continue avec vous, je sais ce qui finira par nous arriver ; je perdrais la foi, telle que Jésus-Christ l’a enseignée, la foi qui annonce le Royaume de Dieu qui n’est pas sur la terre. Je deviendrai comme vous, un croyant du royaume de l’homme sur la terre. Et c’est pourquoi je sais qu’alors, comme vous, je me marierai. »

         Un autre disait souvent :

        « Vous ne m’empêcherez pas de croire que Jésus est mort et ressuscité… »

         L’Abbé Daniel, le fondateur avec l’Abbé Godin de la Mission de Paris, nous disait vers 1955 : « La Mission de Paris a trahi ses promesses de 1947-48. Nous avions promis d’apporter l’Evangile. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés, depuis plusieurs années, à ne jamais dire ensemble même un « Notre Père », jamais une messe commune, jamais Dieu n’est le centre de nos préoccupations. Nous ne sommes plus des prêtres, mais des militants communistes utilisant un baratin religieux« .

        Il faut dire que l’un des maîtres à penser, le Père Montuclard, fondateur de « Jeunesse de l’Eglise », mouvement condamné par Pie XII comme lui-même, nous enseignait inlassablement et sous toutes les formes : « La socialisation doit précéder l’évangélisation, sinon nous perdons notre temps. »

         L’Abbé Briffaut, qui était venu à la mission vers 1952, devait se lever un soir de 55 et nous dire, en proie à une émotion si violente qu’il pleurait en parlant, lui qui ne parlait presque pas, et avait un caractère à la fois simple et équilibré : « Nous sommes des petits cons, rien de plus. Nous voulons refaire l’Eglise de Jésus Christ et nous ne sommes même pas capables d’être des prêtres« . Il avait quitté la salle immédiatement pour n’y plus jamais revenir. Il a malheureusement perdu la foi quand même.

         Et l’Abbé Jean Gray, le professeur de dogme du séminaire de la Mission de France à Lisieux, me disait un soir où nous dînions ensemble dans un petit restaurant  ouvrier : « Tu vois, mon vieux, j’ai fait tout ce que je pouvais. Doctorat de théologie, étude de mystiques, oraison, prière, contemplation. Petit à petit tout est parti. Maintenant que je suis ouvrier, il ne me reste plus que le communisme, et encore !… »

         Il était venu à la Mission, lui aussi, vers 1952. L’air qu’on y respirait était tellement délétère, que rares furent ceux qui en réchappèrent.

 

        (Dans une troisième partie (à paraître dans le Cep n°3), l’Abbé Boyer achèvera son témoignage par les réflexions que lui inspirent cette expérience des prêtres-ouvriers).

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