Partager la publication "Les critères internes"
Par Dom jean de Monléon osb
Résumé : Pour juger d’une œuvre littéraire ancienne et l’apprécier, les critères dit « internes » sont ceux qui se donnent à connaître au sein du texte lui-même : le style, le vocabulaire, le ton, les allusions, etc… En un sens ils sont plus scientifiques » puisqu’ils ne présupposent rien d’autre que le manuscrit ou la tablette étudiés. Mais cette liberté intellectuelle a pour contrepartie l’extrême subjectivité du travail « critique ». C’est pourquoi l’Eglise catholique demandait aux exégètes d’accorder plus de poids et d’autorité aux critères externes (relevant de l’archéologie, de l’histoire et surtout des données de la tradition). L’auteur illustre la sagesse de cette position par une critique de l’Apocalypse, celle de Denys d’Alexandrie (IIIème siècle) et par l’exemple d’un maître juif contemporain, Aron Barth.
Que faut-il entendre sous le nom de « haute critique » ? On appelle ainsi la science qui étudie l’origine des livres de la Sainte Ecriture, recherche leurs auteurs, les sources dont ils ont pu disposer ; examine leur style, leurs expressions familières, leurs procédés de composition, les « genres littéraires » dont ils usent, etc…
En soi, cette science serait parfaitement légitime, et pourrait rendre de grands services. Malheureusement, dans la pratique, elle n’a cessé, au XXème siècle, de se laisser pénétrer toujours davantage par le scientisme, le rationalisme, le modernisme, et elle agit aujourd’hui sur la foi de ceux qui s’adonnent à elle, à peu près comme l’acide sulfurique sur les substances organiques. Disposant pour dater les ouvrages de l’Ancien et du Nouveau Testament, de deux éléments : les critères externes (c’est-à-dire les témoignages qui émanent de l’histoire et de la Tradition) et les critères internes (c’est-à-dire les indices que peuvent fournir le style, le vocabulaire, l’évocation de tel fait) elle a continuellement donné la priorité aux seconds, malgré cet avertissement de Léon XIII :
« Il importe que les professeurs d’Ecriture Sainte…soient instruits et exercés dans la science de la vraie critique. Par malheur en effet, et pour le plus grand dommage de la religion, il a paru un système qui se pare de nom de « haute critique » (criticae sublimoris) dont les disciples affirment que l’origine, l’intégrité, l’autorité de tout livre ressortent, comme ils disent, des seuls critères internes. Il est au contraire évident que lorsqu’il s’agit d’une question historique, telle que l’origine et la conservation d’un ouvrage quelconque, les témoignages de l’histoire ont plus de valeur que tous les autres, et que ce sont eux qu’il faut rechercher et examiner avec le plus de soin. Quant aux critères internes, ils sont la plupart du temps beaucoup moins importants, de telle sorte qu’on ne peut guère les invoquer que pour confirmer la thèse. Si l’on agit autrement, de graves inconvénients en découleront. Car les ennemis de la religion redoubleront de confiance pour attaquer et battre en brèche l’authenticité des livres sacrés ; cette sorte de haute critique que l’on exalte amènera enfin ce résultat que chacun, dans l’interprétation, suivra ses goûts et ses préjugés. Ainsi la lumière que l’on cherche ne viendra pas sur l’Ecriture, aucun avantage n’en résultera pour la doctrine, mais on verra se manifester avec évidence cette note caractéristique de l’erreur, qui est la variété et la diversité des opinions. Déjà la conduite des chefs de cette nouvelle science le prouve. En outre… ils ne craindront pas d’écarter des Saints Livres, les Prophéties, les miracles, tous les autres faits qui surpassent l’ordre naturel…«
On le voit, Léon XIII dénonçait avec une précision merveilleuse tous les abus, tous les errements que nous avons vu proliférer et envahir le domaine de l’exégèse depuis ces dernières années : la confusion entre la vraie et la fausse critique, la négation du surnaturel, le rejet de la prophétie et du miracle – dont Jonas nous fournit un exemple éclatant –, la primauté accordée aux critères internes, etc…
Le Pape cependant, n’interdit pas l’utilisation de ceux-ci. Il est permis de recourir à eux, soit pour confirmer les témoignages de l’histoire, soit pour suppléer à leur défaut, quand ceux-ci manquent totalement. Mais ce qui est expressément défendu, c’est d’inverser cet ordre, et de donner le pas aux critères internes sur les externes.
Or, seule, la méconnaissance de ce principe fondamental a permis à la critique moderne de poursuivre inlassablement son travail de termite sur les enseignements de la Tradition. C’est uniquement en invoquant des arguments pris du vocabulaire, de la syntaxe, de la répétition des mêmes formules, des narrations doubles, des lacunes et des défauts du récit, etc… etc… que l’on a pu, contre tous les témoignages formels de l’histoire, dénier à Moïse la paternité du Pentateuque, découper Isaïe en trois, rejeter Daniel au temps des Macchabées ; verser Judith, Jonas Tobie, et combien d’autres ! au compte de la fiction et des écrits légendaires.
Cependant le plus élémentaire bon sens montre qu’il y a nécessairement, dans les critères internes, une part considérable de subjectivisme et qu’une extrême prudence s’impose dans les conclusions que l’on prétend en tirer. « A peu près tous ceux dont on se sert contre l’origine mosaïque du Pentateuque reposent sur des principes faux ou sont des pétitions de principes. Et l’on peut en dire autant pour les autres livres de l’Ancien et du Nouveau Testament2. »
Quand on est persuadé a priori d’une chose, rien n’est plus aisé que de trouver des indices qui la corroborent. Les esprits les plus fins et les plus avertis peuvent s’y laisser prendre. C’est ainsi qu’au IIIème siècle de notre ère, un célèbre Docteur, Denys d’Alexandrie, s’était convaincu que l’Apocalypse ne pouvait être l’œuvre de l’Apôtre saint Jean. Il n’a pas de peine dès lors à découvrir mille critères qui justifient cette opinion. Tout son raisonnement mérite d’être cité.
« Sans doute, dit-il, l’ouvrage a été écrit par un Jean. Mais quel est ce Jean ? on ne sait pas. Les homonymes de l’Apôtre [bien-aimé] sont en effet nombreux ; car par affection pour lui, par admiration, par désir d’être, comme lui, chéris du Seigneur, beaucoup voulaient porter le nom qui avait été le sien. Cependant les pensées, les expressions, le style [de l’Apocalypse] montrent que celui qui composa cet ouvrage ne saurait être le même que celui qui écrivit le IVème Evangile et l’Epître3. Entre ces deux derniers livres, la parenté est manifeste…
On trouve souvent, dans l’un comme dans l’autre, (les concepts) de vie, de lumière qui met en fuite les ténèbres, de vérité, de grâce, de joie ; la chair et le sang du Sauveur, le jugement, le pardon des fautes, l’amour de Dieu pour nous, le précepte de nous aimer les uns les autres, l’obligation de garder tous les commandements ; la réprobation du monde, du diable, de l’Antéchrist ; la promesse du Saint-Esprit, la filiation divine, la foi qui nous est constamment demandée, etc… En bref, si l’on note d’un bout à l’autre les caractères [de ces deux pièces], il est facile de voir qu’elles ont une seule et même couleur. Au contraire l’Apocalypse est tout à fait différente… Elle ne s’apparente ni à l’une ni à l’autre, elle ne leur ressemble pas, elle n’a, peut-on dire, pas une syllabe de commune avec elles. Ni l’Epître, ni l’Evangile ne contiennent la moindre allusion à elle, et vice versa. De plus, les styles respectifs de ces œuvres sont nettement différents. Dans l’Evangile et l’Epître, non seulement le grec est sans faute, mais l’auteur écrit son exposition d’une façon tout à fait correcte pour ce qui est de la langue, du raisonnement et de la composition ; on y chercherait en vain un terme barbare, un solécisme, ou même un provincialisme. Au contraire, l’auteur de l’Apocalypse parle un dialecte et une langue qui ne sont pas tout à fait grecs ; il se sert de termes fautifs, de barbarismes et il commet quelquefois des solécismes4« .
Ces observations sont justes au moins en partie. Il est indéniable que le style de l’Apocalypse se distingue sensiblement de celui des autres écrits de saint Jean. Mais cette différence est facile à expliquer, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’hypothèse d’écrivains distincts. Quand l’Apôtre composait son Evangile, il travaillait à la manière d’un historien ordinaire, s’appliquant à combler les lacunes des Synoptiques ; quand il rédigeait ses Epîtres, il parlait en évêque, apportant une collaboration personnelle et effective, à l’action du Saint-Esprit. A Patmos, au contraire, ébloui, terrassé, réduit à rien, par la sublime vision qui se déroulait devant les yeux de son âme, il n’était plus qu’un instrument, un « calame », couchant docilement sur le papier, sans reprendre haleine et sans y changer un mot, ce que lui dictait le Verbe, la Parole éternelle et transcendante, qui n’a pas à tenir compte des règles de grammaire forgées par les humains.
Voici, plus près de nous, ce que pense du crédit accordé aux critères internes, un maître israélite de la science biblique.
« Quand, dit-il5, pour attribuer un livre à des auteurs différents, on donnait à mon père (l’argument de la différence de style), il tirait en souriant de sa bibliothèque quelques volumes de Goethe, et lisait à son interlocuteur des passages de Reineke Fuchs, de Faust, de Zur Farbenlehre, et de Götz von Berlichingen, et il lui demandait si ces œuvres étaient écrites dans le même style… « Est-il possible de reconnaître si l’auteur de l’un de ces ouvrages l’est également des autres ? » Ou bien il prenait Shalespeare, et lisait des extraits du Songe d’une nuit d’été, de Richard III, du Marchand de Venise, de la Tempête, et des Sonnets. Sans doute, disait-il, le style est l’expression de la personnalité, mais il peut se modifier du tout au tout sous l’influence de certains facteurs connus : le genre du sujet traité, l’auditoire auquel il s’adresse, l’âge de l’auteur, l’humeur qui le travaille, etc… »
Si l’on appliquait aux œuvres de ces grands écrivains les méthodes de la critique biblique, il faudrait identifier au moins une demi-douzaine d’auteurs se cachant sous le nom de Shakespeare, et autant sous celui de Goethe. A chaque sujet convient son propre style. Rabbi Maïmonide ne parle pas de la même manière quand il disserte sur les mystères profonds de la divinité, et quand il commente les prescriptions alimentaires du Lévitique. On peut en dire autant de Jules César, comme écrivain, comme homme politique et comme général, ou de Flavius Josèphe dans « la Guerre des Juifs« , ou dans le « Contre Appion« .
Ou de saint Jérôme, selon qu’il répond à Rufin ou qu’il écrit à Eustochium ; ou de Claudel poète, et de Claudel ambassadeur, etc…Concluons, avec le Dictionnaire de la Bible, en disant que les critères internes peuvent être d’une grande utilité, si on les emploie avec modération convenable. « Mais si on prétend les mettre au-dessus des données de l’histoire, on ouvre la porte à une liberté sans frein, aux affirmations arbitraires, et aux opinions subjectives.Une critique saine doit se servir et des critères internes et des critères externes, en accordant une place prépondérante, comme nous le demande sagement Léon XIII, à ces derniers, c’est-à-dire aux arguments tirés de la Tradition6.
2 Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. II col. 188.
3 La 1ère Epître de saint Jean.
4 Eusèbe de Césarée ; Hist. Eccl., L. VII, ch. XXV.
5 Aron Barth, Valeurs permanentes du Judaïsme, Jérusalem, 1956, p.268 et suiv.
6 Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. II, au mot : Critique biblique, col.188.