L’âge de la Terre : quelle importance ?

Par Dominique Tassot

, , , , , ,

Résumé : L’adoption d’un âge de la terre en millions d’années, à partir du dix-neuvième siècle, résulte d’une volonté délibérée, chez certains géologues, d’exclure le Déluge biblique de leurs « systèmes de la terre ». Toutes les sciences s’étant alignées sur la géologie, il en résulte une vision du monde dans laquelle la Genèse perd toute valeur historique et l’homme sa place unique et centrale dans la Création : si la terre a été faite pour l’homme, pourquoi Dieu, créateur du temps comme de l’espace, aurait-il attendu des millions d’années pour l’y introduire ? On mesure par là toute l’importance d’une approche critique des âges proposés sous le masque de la science par des savants dont nous savons, par leur correspondance, que leur but n’était pas de servir la vérité mais de détruire l’autorité de la Bible.

Tant que leur intelligence s’est laissée marquer par l’Ecriture, les hommes ont cru que les paysages au milieu desquels ils vivaient1  avaient été façonnés par le Déluge. Ils se voyaient ainsi constamment rappeler la tutelle divine sur les sociétés, et que la terre n’avait d’autre mission que d’assurer aux hommes un habitacle à leur mesure. Le sens cosmique menait ainsi tout droit au Dieu de la Révélation et à sa Providence.

Il n’est donc pas exagéré de dire que la croyance au Déluge est le critère décisif d’une authentique pensée chrétienne. Ce rôle essentiel nous fut signalé par saint Pierre dans sa deuxième épître : « Car ce n’est pas en suivant des fables habilement inventées que nous avons fait connaître la puissance et l’Avènement de notre Seigneur Jésus-Christ ; c’est pour avoir contemplé sa majesté (…). Si Dieu en effet n’a pas épargné l’ancien monde, ne préservant que huit personnes, dont Noé, héraut de justice, tandis qu’il amenait le Déluge sur un monde d’impies,(…) c’est que le Seigneur sait délivrer les hommes pieux de l’épreuve et garder les impies pour les châtier au jour du Jugement. »

Certes il existe aujourd’hui bien des penseurs chrétiens qui ne croient pas ou plus au Déluge. Mais en posant une borne à la puissance divine, en dissociant l’histoire de la terre d’avec l’histoire sainte, ils paient malgré eux un tribut au naturalisme, ce même naturalisme qui a toujours constitué l’alternative (et donc l’adversaire) de la pensée chrétienne.

Il ne faut pas s’étonner si les ennemis du christianisme, dès le dix-huitième siècle, se sont attachés à combattre la croyance au Déluge, en proposant une autre origine aux roches sédimentaires. Les savants de l’époque des Lumières eurent du moins le mérite de ne pas celer cette motivation à leurs travaux. Ainsi Buffon, lorsque la Sorbonne condamna  dans son Histoire Naturelle (1749) 16 propositions contraires à la Bible, expliqua à son ami Hérault de Séchelles : « Il faut une religion pour le peuple. (…) Quand la Sorbonne m’a fait des chicanes, je n’ai fait aucune difficulté de lui donner toutes les satisfaction qu’elle a pu désirer : ce n’est qu’un persiflage, mais les hommes sont assez sots pour s’en contenter. »2

Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire consacre un long article aux coquilles. Ils s’agit des coquillages que Pline l’Ancien déclarait déjà avoir rencontré sur les plus hauts lieux des Alpes, et dont les intelligences même les plus frustres faisaient la preuve évidente d’une vaste incursion marine, donc du Déluge. Poussé par sa haine du Christ, le sire de Ferney utilisa sa fortune, redevable à la traite des nègres autant qu’aux libéralités du roi de Prusse, pour démontrer que les fameuses coquilles n’existaient pas. Il paya des journaliers pour arpenter les flancs du Saint-Gothard, du Saint-Bernard et de la Tarentaise – en vain – et conclut son article en niant triomphalement l’origine marine de ces ammonites que les Anciens avaient pris pour des coquilles mais qui n’étaient, selon lui, que des « curiosités de la Nature », des restes pétrifiés de reptiles terrestre lovés sur eux-mêmes.

Le philosophe aurait pourtant dû savoir que le hasard ne crée pas de formes…Mais la haine est un carburant qui donne au moteur de l’intelligence des ratés : on est si pressé de croire ce qu’on souhaite, que l’examen critique des preuves n’apparaît pas toujours nécessaire…

En s’avançant ainsi sans masque,  les ennemis du christianisme provoquèrent des réactions contre leur géologie. En 1751, la Sorbonne avait condamné Buffon pour exclure le Déluge lorsqu’il écrivait : « Ce sont les eaux rassemblées dans la vaste étendue des mers qui, par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont provoqué les montagnes, les vallées et les autres inégalités de la terre ; (…) et ce sont les eaux du ciel qui peu à peu détruisent l’ouvrage de la mer, qui rabaissent continuellement la hauteur des montagnes, qui comblent les vallées, les bouches des fleuves et les golfes, et qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre à la mer, qui s’en emparera successivement, en laissant à découvert de nouveaux continents entrecoupés de vallons et de montagnes, en tout semblables à ceux que nous habitons aujourd’hui. »3

Qui plus est, de grands géologues, au début du dix-neuvième siècle, remirent le Déluge au rang des causes  probables des roches sédimentaires. Ainsi Cuvier, sur le continent, fondateur de la paléontologie, académicien et Pair de France, et Buckland, en Angleterre, fondateur des collections fossiles d’Oxford puis Doyen de Westminster. Face à ce bastion intellectuel et social, la tactique de l’ennemi sut s’adapter. Avocat de formation, libéral (whig) déterminé, Charles Lyell comprit que le Parlement ne pourrait renforcer ses pouvoirs sans affaiblir l’autorité de nature religieuse dont jouissait la monarchie. Le même Dieu qui a créé la terre et l’a peuplée, établit des princes au-dessus des hommes pour les gouverner, quitte à les écarter Lui-même quand, à l’instar de Saül, ils finissent par Lui déplaire. Dans cette perspective biblique, s’opposer au monarque revient à s’opposer à Dieu. La seule issue pour les libéraux était donc d’affaiblir l’autorité de la Bible.

En démontrant que le Déluge ne s’était pas réellement produit tel que l’enseigne la Genèse, puisque les roches trouvaient une autre explication, Lyell fut le tacticien génial qui fit basculer l’opinion savante et, par ricochet, toute la société occidentale. Les « systèmes de la terre » qui l’avaient précédés restaient assez sommaires pour être facilement réfutés sur des cas particuliers. Les Principes de Géologie que Lyell publia en 1830-1832, manifestent une très grande habileté persuasive. Le titre, inspiré des Principia de Newton, laisse entendre que la nouvelle science exposée sera aussi certaine que l’astronomie et la mécanique, ne faisant qu’appliquer des principes généraux indiscutables. Le corps du livre, comme plus tard l’Origine des Espèces de Darwin (dont Lyell arrangea la publication chez son éditeur Murray), consiste en une accumulation d’observations disparates, laissant le lecteur sur l’impression que l’auteur a tout vu, tout étudié, et que les fameux principes ne souffrent aucune exception. Or le premier de ces principes, qui donna son nom à l’école « actualiste » encore dominante aujourd’hui, consistait précisément à ne retenir dans la science que les phénomènes effectivement observés4. Dès lors, mais sans le dire, en proposant une chronologie de la terre fondée sur le comptage des strates et l’estimation du temps de dépôt correspondant à chaque strate, la formation des principales roches se trouvait reportée à des millions d’année. Le déluge biblique, si tant est qu’il eût existé (puisque Lyell ne l’avait pas observé lui-même), ne pouvait prétendre à mieux qu’à une inondation locale  ayant laissé des trace dans la mémoire des Babyloniens…

La pétition de principes est évidente : La science est fondée sur les seuls phénomènes observés ; nous n’observons pas de déluges aujourd’hui5 ; donc le Déluge biblique n’a pas lieu d’être pris en compte par la géologie.

Mais Lyell ne se contentait pas d’exclure a priori le Déluge.

On ne détruit bien que ce que l’on remplace . Il expliquait toutes les roches sédimentaires par de longues et tranquilles périodes de dépôts successifs, alternant avec des périodes d’activités volcanique et des surrections transformant en continents les anciens fonds marins.

Pourtant on observe aujourd’hui des phénomènes catastrophiques brusques : raz-de-marée, coulées de boue, glissements de terrain, etc… Il eut été plus sage d’imaginer que des phénomènes analogues, mais plus amples, avaient pu se produire, que d’extrapoler à l’infini un phénomène (le dépôt unitaire d’une strate) jamais observé en réalité.6

Ni la logique, ni les faits n’étaient donc du côté de Lyell, mais son discours persuasif rendit vraisemblable ce que nous savons, nous, ne pas être vrai. Un siècle plus tard, tout a basculé. Les géologues « diluvianistes » ont disparu des publications. Les millions d’années que Lyell avait avancés pour la terre, sont acceptés sans esprit critique par les plus grands philosophes et, on le verra dans les articles de Jonathan F. Henry, les autres disciplines scientifiques s’alignent sur la chronologie longue de la terre. La préhistoire vient opportunément projeter un discours sur les fossiles humains ou simiesques, datés par la géologie, et les sciences humaines s’empêtrent dans une vision évolutionniste de l’homme dont le seul effet certain est de rendre éphémère tout ce qu’on en déduit.

Cette vaste mise en scène qui meuble la brumeuse perspective tracée par la géologie, a pour effet de reléguer au rang des mythes l’histoire décrite dans la Genèse. Vérité scientifique et vérité religieuse se trouvent ainsi disjointes, et l’autorité intellectuelle est devenue l’apanage de la seule science. Au lieu d’être le cadre sûr où se forgent les pensées, la Bible elle-même doit se situer dans le cadre de cette nouvelle vision du monde : il reviendra donc à la science de décréter ce qui est acceptable dans le texte révélé.

L’homme s’est ainsi fait juge de la Parole de Dieu, pour son malheur puisque le sens de l’histoire collective comme du destin individuel ne peut être donné que par l’Auteur de la Création Lui-même. Surtout, en excluant le surnaturel de l’horizon des sciences, on introduit un biais idéologique analogue aux préjugés marxistes qui, avec Lyssenko, ont stérilisé une génération entière de biologistes soviétiques.

L’âge de la terre n’est donc pas une question mineure qui peut être laissée à l’arbitrage d’un siècle à venir : cette question est la clé perdue qui nous redonne accès au paradis de la pensée authentiquement chrétienne, là où le savant peut converser librement avec Dieu dans le jardin de la nature, comme Adam chaque soir dans l’Eden, à l’orée de l’humanité.


1 L’exode rural et l’urbanisation font que la plupart de nos contemporains n’ont sous les yeux que du béton et des arbustes. L’humanité s’est ainsi refermée sur elle-même, et cette perte de repères cosmiques directs est sans soute pour beaucoup dans l’autorité abusive qu’exerce la télévision : cette étrange lucarne assure un succédané de lien cosmique et nourrit seule la vision du monde et les cogitations.

2 D. Tassot, La Bible au risque de la Science, F.-X. de Guibert, 1997, p.222.

3 Buffon, Histoire Naturelle générale et particulière, Paris, de l’Imprimerie Royale, 1749, t.I, p.124.

4 Le présent est la clé du passé, selon la formule déjà due à Hutton (1726-1797), mais popularisée par Lyell.

5 De fait, Dieu s’est engagé à ne plus en envoyer d’autres (Genèse : 8 ; 22) et le cataclysme final se fera par le feu.

6 Cf. Guy Berthault, Vers une sédimentation fondée sur l’observation, Le Cep n°4, p.9.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut