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Par A. Roul
« Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)
L’esprit des lois laïques1
Résumé : En 2001, une loi française (prétendument contre les « sectes ») est venue mettre en cause la possibilité de confier sa vie à un supérieur, donc la légalité des ordres religieux. Il n’est donc pas inintéressant de constater ici la résurgence d’une question longtemps débattue : la place d’une institution religieuse telle que l’Eglise, dans un Etat qui ne lui reconnaît ni droit ni rôle particulier2. L’auteur, docteur en théologie et en philosophie, met ici en évidence une opposition doctrinale entre les principes de la cité chrétienne et ceux de 1789.
L’ancien ordre de choses, qui distinguait entre l’erreur et la vérité, fourmillait, au bénéfice de cette dernière, d’exceptions, de privilèges, d’inégalités. De ces inégalités, privilèges, exceptions, l’Eglise catholique, qui possède et personnifie la plus haute des vérités, bénéficiait, on le conçoit, plus que personne, et elle en était arrivée, depuis des siècles, à dominer la société tout entière et ses diverses branches. « Il fut un temps, dit Léon XIII, où la philosophie de l’Evangile gouvernait les Etats… »
La Révolution s’en prit à cet état de choses et en entreprit la ruine complète.
Les lois laïques n’ont fait que reprendre l’œuvre inachevée de la Révolution.
Elles sont venues, l’une après l’autre, chacune en son temps, soustraire les sociétés à cette main-mise, à cette prépondérance, à cette domination…Qu’est-ce là sinon, en abrogeant exceptions et privilèges, faire rentrer l’Eglise catholique dans le droit commun ?
Exception pour l’Eglise catholique en ses clercs que l’Etat exemptait du service militaire : la loi des « curés sac-au-dos » vient, en 1889, rétablir l’égalité.
Exception pour l’Eglise catholique en son culte, plus ou moins soustrait à la police civile : en 1884, les attributions des autorités municipales sont, en cette matière, sensiblement élargies et fortifiées.
Exception pour l’Eglise catholique en l’administration de ses biens : la loi budgétaire du 15 décembre 1891, puis celle plus précise du 26 janvier 1892, viennent soumettre les comptes et budgets des Fabriques3 à toutes les règles de comptabilité des établissements purement civils.
Situation exceptionnelle et prépondérante de l’Eglise catholique à l’école publique : on y remédie par la laïcisation du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique en 1880, par celle de l’enseignement en 1882, par celle du personnel des écoles primaires en 1886.
Situation exceptionnelle et prépondérante de l’Eglise catholique au point de vue du mariage des baptisés, qu’elle élevait à la dignité de Sacrement et dont elle faisait un contrat indissoluble et unique en son genre : la loi du divorce, en 1884, réduit le mariage au niveau des contrats ordinaires.
Situation exceptionnelle et prépondérante de l’Eglise catholique dans le domaine de la mort : elle la perd, en 1887, par la loi sur la liberté des funérailles.
Situation exceptionnelle et prépondérante de l’Eglise catholique dans les tribunaux, les hôpitaux, l’armée : le Crucifix est banni des prétoires4, les Sœurs des hôpitaux, les aumôniers de l’armée et de la marine.
Enfin situation exceptionnelle et prépondérante de l’Eglise catholique dans l’Etat par suite du Concordat. C’était la dernière citadelle : elle tomba avec la loi de Séparation, point culminant, triomphe suprême, longuement, patiemment, minutieusement préparé du laïcisme… L’un ou l’autre des détails de cette loi funeste peut s’écarter, ou paraître s’écarter du droit commun, l’article 31, par exemple, qui prive les ministres du culte du bénéfice de la loi sur la Presse. Mais elle reste, dans son ensemble, elle reste par son essence même, elle reste par excellence la loi de droit commun, celle qui officiellement a fait rentrer l’Eglise catholique dans le rang.
Ainsi en jugeaient ses auteurs. M. Combes la considère comme une loi « de liberté, de paix sociale, d’affranchissement moral ». M. Clémenceau prétend même qu’elle reste dans l’esprit du Concordat en le rompant, et qu’elle maintient un privilège pour l’autorité romaine dans le régime de liberté. Qu’on se rappelle aussi cette déclaration de M. Caillaux, qui se rapporte à la même loi : « En toute hypothèse, nous avons le devoir d’affirmer que nous saurons imposer à l’Eglise catholique, si besoin est, comme à toutes les églises, l’obligation de vivre dans le droit commun. Nous ne voulons ni demandons autre chose. »
Ainsi tout l’édifice du laïcisme s’est élevé au nom du droit commun.
Il est vain d’attendre que le droit commun vienne démolir ce qu’il a édifié.
Au moins, dira-t-on, le droit commun et les principes de 89 peuvent ad hominem défendre les religieux et les Congrégations, leur droit d’exister, leur droit d’enseigner, leur droit de posséder.
Eh bien ! non.
Non, si l’on pousse à bout les principes de 89, si on est vraiment logique avec leur lettre et leur esprit.
Il ne faut pas oublier que l’un des premiers actes de la Révolution fut la suppression des vœux monastiques, par décret du 13 février 1790.
Il ne faut pas oublier que, sous la troisième République, les premières mesures prises contre les Religieux le furent au nom du droit commun : ainsi parle la circulaire adressée, le 30 août 1880, aux préfets par le Ministre de l’Intérieur pour l’application des décrets du 29 mars, qui supprimaient la Compagnie de Jésus et obligeaient les autres Congrégations à faire approuver leurs statuts dans les trois mois.
Il ne faut pas oublier que les projets fiscaux présentés à la Chambre, le 9 décembre 1880, par M. Henri Brisson pour compléter l’œuvre des décrets, ne prétendaient pareillement qu’à faire rentrer les Congrégations dans le droit commun, en leur appliquant la loi commune du 29 juin 1872 sur le revenu des sociétés.
Il ne faut pas oublier que le projet de loi Waldeck-Rousseau sur les associations en 1899 affirmait n’avoir qu’un but : appliquer à toutes les principes du droit commun.
Il ne faut pas oublier enfin les déclamations plus récentes de ce Ministre de l’Instruction publique qui énonçait à Valence une des grandes idées du Cartel : « contraindre les Jésuites à rentrer dans le droit commun… »5
Voilà ce qu’on dit.
Et, en restant dans la ligne des principes de 89, on n’a pas de peine à le prouver.
On dit : se faire religieux, c’est sortir du droit commun. Donc tout ce qui tendra à la répression ou la suppression de la vie religieuse doit être considéré comme mesure de droit commun.
Se faire religieux, c’est sortir du droit commun, parce que se faire religieux, c’est se lier par des vœux, c’est aliéner sa liberté entre les mains d’un supérieur, cette liberté que l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme proclame comme le premier des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » : c’est donc se dégrader, s’avilir, déchoir de la dignité d’homme, donc de l’égalité, donc du droit commun.
Veut-on des textes ?
Ils abondent, échelonnés sur un siècle et demi.
Ainsi, dès 1790, quand l’Assemblée Constituante entreprit de légiférer sur les vœux après qu’on eut entendu le protestant Barnave soutenir que « les Ordres religieux sont incompatibles avec l’ordre social et le bonheur public », le représentant Garat renchérit et s’appliqua à démontrer que la religion nationale, les indigents, les finances, les familles, les droits de l’homme enfin, gagneraient à la suppression des Ordres religieux.
« Voilà, s’écria-t-il en terminant, ma profession de foi. Je jure que je n’ai jamais pu concevoir comment l’homme peut aliéner ce qu’il tient de la nature, comment il pourrait attenter à la vie civile plutôt qu’à la vie naturelle. Je jure que jamais je n’ai conçu comment Dieu pourrait reprendre à l’homme les biens et la liberté qu’il lui a donnés… »6
Telle est la vraie tradition révolutionnaire.
Elle a été pieusement recueillie, transmise, entretenue, et c’est elle qui a inspiré les législateurs de la Troisième République, et Waldeck-Rousseau, dont se réclament si volontiers nos actuels pacificateurs, y échappa moins que personne.
Ainsi, quand, en 1883, vint en discussion le projet Dufaure -qui reconnaissait à toute association ayant pour objet une fin de religion, le droit de se constituer sans autorisation-, c’est Waldeck-Rousseau qui le fit repousser, sous prétexte que « l’Etat a le devoir strict de défendre les droits de l’individu, dont les trois vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté seraient la négation. »7
En 1899, le même Waldeck-Rousseau présente un projet de loi sur les associations, mais il en excepte les Congrégations non reconnues, pour lesquelles il exige une autorisation préalable par décret rendu en Conseil d’Etat. Voici l’explication qu’il en donne dans l’Exposé des motifs :
« Notre droit public, celui de tous les Etats, proscrit tout ce qui constituerait une abdication de l’individu, une renonciation à l’exercice des facultés naturelles de tous les citoyens, droit de se marier, etc… L’association qui reposerait sur une renonciation de cette nature, loin de tourner au profit de chacun de ses membres, tendrait directement à le diminuer, sinon à l’anéantir. L’engagement perpétuel qu’elle suppose est interdit par les principes généraux du droit. »8
En 1901, il reprend le même thème : « Les Congrégations sont illicites et immorales, dit-il, car ce sont des associations dans lesquelles chacun, renonçant à ses droits individuels ou à l’un d’eux, subordonne sa personne pour tout ou partie à une tierce volonté…
Quand, de la personnalité, vous avez retranché ce qui fait qu’on possède, ce qui fait qu’on raisonne, ce qui fait qu’on se survit, je demande ce qui reste de cette personnalité.
Etant appelées à prononcer des vœux perpétuels, les Congrégations religieuses se placent hors du droit naturel et du droit civil. »
On en pourrait citer cent autres : et Combes, et Clémenceau, qui se rallia à Combes, sous prétexte que « les Congrégations sont incompatibles avec le droit moderne »9 ; et ce Frère Meslier, médecin socialiste, qui résumait ainsi la question : « Les Congrégations se mettent en dehors de la nature ; donc elles doivent être en dehors de la loi ».10
Mais personne n’aura mieux gardé et défini la tradition révolutionnaire que M. Ferdinand Buisson.
« Pourquoi donc en voulez-vous tant aux Congrégations ? » lui demande-t-on. « Parce qu’il faut, répondait-il, que, dans une République, tous les hommes demeurent libres et égaux en droits.
Pas un homme n’a le droit de dire : je renonce à penser par moi-même, j’obéirai à mon chef. Pas un homme n’a le droit de dire : je jure de ne pas me marier. Celui qui fait cela fait un acte contraire à l’humanité et à la dignité humaine, et c’est pour cela que nous, républicains radicaux et socialistes d’aujourd’hui, ne reconnaissons pas comme possible, dans une république démocratique, l’existence des congrégations »11. Ce qu’un antilibéral notoire et, en cet ordre très méritant, M. Maurras, paraphrasait ainsi : « Pas d’individus contre l’individu ». Pas de libertés contre la liberté. Vous avez tout pouvoir, excepté de vous enchaîner, toute licence, excepté de dire : assez de licence. Un Congréganiste est un homme et un citoyen. Mais justement, au nom de ses droits d’homme et de citoyen, on lui dit : halte-là ! quand cet homme et ce citoyen vient de s’affilier à une Congrégation. Ce halte-là ! est une barrière qu’on lui oppose dans son intérêt et pour son honneur, devant une affiliation qui décréterait sa mort physique et morale. Il y a dégradation et dégradation. Celle-ci est la dégradation définitive, radicale, essentielle. »
M. Ferdinand Buisson a un digne émule en la personne de M. Victor Basch. « Les lois sont faites pour des citoyens, écrivait récemment celui-ci. Dira-t-on que les Congréganistes sont des citoyens comme les autres ? Leurs vœux, dont M. Guernut ne voit pas les conséquences graves du point de vue économique, font des religieux des hommes sans liberté, des individus d’exception. A ces citoyens d’exception, il faut des lois d’exception »12
Cela est clair est définitif. Cela veut dire qu’ils n’auront pas droit d’enseigner : celui qui n’a pas craint d’aliéner sa liberté est « incapable de former des hommes libres et des citoyens ». Cela veut dire qu’ils n’auront pas droit de posséder. Cela veut dire, plus brièvement, qu’ils n’auront pas droit d’exister.
Et si ce n’est pas assez de ces bonnes raisons, on en trouvera d’autres.
Celle-ci par exemple : se faire religieux, ce n’est pas seulement abdiquer sa liberté, c’est l’abdiquer le plus souvent entre les mains d’un étranger.
« La liberté d’enseigner n’existe pas pour les étrangers, disait l’Exposé des motifs des projets Ferry. Pourquoi serait-elle reconnue aux affiliés d’un ordre essentiellement étranger par le caractère de ses doctrines, la nature et le but de ses statuts, la résidence et l’autorité de ses chefs ? »
Combes, pareillement, rejettera un jour la demande d’autorisation des Salésiens, « parce qu’ils sont des thésauriseurs d’origine italienne ».
Il ajoutera cette autre raison, qui est profonde : « parce qu’ils se substituent à l’Etat dans la plus haute de ses fonctions : l’assistance »13
Ainsi raisonnent nos adversaires… Cela est odieux, satanique, oui.
Mais en contradiction avec les principes de 89, nullement. C’est, au contraire, le développement logique et nécessaire de ces principes, que rien ni personne n’arrêtera, si l’on n’arrête d’abord la Révolution.
1 A. Roul, L’Eglise catholique et le Droit commun, Casterman-Minis, Paris-Bruxelles, 1931, pp.502.
2 Ndlr. Plus récemment, en août 2001, un juge d’instruction a cru pouvoir ordonner une perquisition dans les dossiers de l’Officialité de Lyon, méconnaissant les règles du tribunal ecclésiastique (devant lequel les témoignages sont faits sous la foi du serment, mais avec la garantie d’un secret absolu). Heureusement cette perquisition a été annulée le 9 avril par la Cour d’Appel de Versailles et les documents saisis devront être restitués (mais ils ont été consultés).
3 Ndlr. La Fabrique était un Conseil gérant les biens de chaque paroisse (entretien des bâtiments et assistance aux pauvres). Supprimées lors de la Révolution, les fabriques avaient été rétablies par le Premier Consul. Elles furent à nouveau supprimées en 1905.
4 Ndlr. Un crucifix classé au Patrimoine des Beaux-Arts et qui ornait une salle publique du Tribunal de Metz a dû être déplacé, en 2001, pour satisfaire une minorité intolérante.
5 Documentation catholique, 1925, n°297, col. 12. Voici le texte complet de M. François-Albert : « Seuls isolés dans la nation et bientôt, je l’espère, dans le monde même de la vraie foi, quelques milliers de citoyens soumis à une autorité extérieure persistent à réclamer le bénéfice d’une exception que nul principe de droit ne justifie. C’est pour les faire entrer dans le droit commun que nous vous demandons tout simplement de nous aider ».
6 Cité dans Dom Guéranger, par un moine bénédictin de la Congrégation de France, I, 10.
7 Cité par M. Auburtin, Le Régime abject, p.74.
8 Ibid., p.130.
9 Cité par Auburtin, Le Régime abject, p.154.
10 Ibidem, p.160.
11 Discours à l’Alcazar, jeudi 26 novembre 1903.
12 Cité par La Croix, q. 12,28. On remarquera qu’on pourrait aisément étendre aux prêtres séculiers ce qui est dit des religieux. On l’a fait, d’ailleurs : « Non, non ! s’écriait M. Cartagnari, dont Paul Bert fit un Directeur des Cultes, le prêtre n’est pas et ne saurait être un citoyen. Lui donner cette qualité, ce serait restreindre la liberté de tous, mettre la société en péril » (Auburtin, op. cit., p.85).
13 Auburtin, op. cit., p.157.