Le protectionnisme aux frontières est-il absurde ?

Par Michel Sarlon Malassert

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Le protectionnisme aux frontières est-il absurde ?1

Résumé : Suite à l’échec trop visible du socialisme planifié, et à la mise à l’écart de la pensée économique chrétienne, il ne reste aujourd’hui que le libéralisme pour imposer ses choix politiques avec l’autorité de la science. Or l’histoire des deux derniers siècles démontre, à l’opposé du « dogme » économique, qu’il y a un lien frappant et universel entre le protectionnisme et les taux de croissance élevés. S’appuyant notamment sur une étude réalisée par J.M. Jeanneney (économiste avant de devenir ministre) sur l’Allemagne, l’Angleterre, les Etats-Unis et la France, l’auteur, qui a enseigné l’économie à l’Université de Poitiers, conclut que la réalité est en contradiction flagrante avec la théorie dominante. Il resterait à étudier les raisons de cet aveuglement.

Depuis longtemps déjà, le terrorisme intellectuel régnant dans certains milieux, y compris universitaires, interdit de mettre en doute les choix faits par nos dirigeants. Ainsi le protectionnisme aux frontières est hors-la-loi. C’est lui le pelé, le galeux par lequel, à travers les siècles passés, est venu tout le mal . Selon la pensée « économiquement correcte », mettre en cause l’ouverture totale des frontières revient à contester les « acquis définitifs » de la science économique. Plaider en faveur de quelques barrières aux frontières, c’est vouloir rétablir la médecine du Moyen‑Age ; c’est vouloir renfermer le scrofuleux avec ses miasmes alors qu’il faudrait au contraire aérer en grand.

Quels enseignements peut‑on tirer de l’histoire, de la théorie économique et de l’actualité?

I – L’histoire économique révèle les bienfaits du protectionnisme :

En 1876, le Président des Etats‑Unis, Ulysse Grant , fut reçu par la Chambre de commerce de Manchester. Aux personnalités britanniques qui l’accueillaient il déclara :

« L’Angleterre s’est servie du système protectionniste pendant 200 ans; elle l’a poussé à outrance et s’en est très bien trouvée, car c’est à ce système qu’elle doit sa puissance industrielle ; cela ne fait aucun doute. Après ces 200 ans, l’Angleterre a jugé convenable d’adopter le libre‑échange parce qu’elle ne pouvait plus rien tirer de la protection ». Effectivement, pendant plusieurs siècles, l’Angleterre, et avec elle, toute l’Europe, furent protectionnistes. Dans la seconde moitié du 18ème siècle, les thèses libre‑échangistes commencèrent à se développer. A partir de là, selon les époques, selon les pays, selon les équipes au pouvoir, alternèrent des périodes d’ouverture et des périodes de fermeture relative des frontières.

Avec le recul dont ils disposent maintenant, certains économistes ont cherché à mesurer les effets positifs et les effets négatifs de toutes ces politiques. Quelles sont leurs conclusions ?

 Jean-Marie Jeanneney, avant d’effectuer une carrière politique, fut professeur d’économie ; il s’intéressa au développement de quatre pays : la France, l’Angleterre, l’Allemagne et les Etats‑Unis avant la première guerre mondiale. Pour chacun d’eux, il observa les taux de croissance obtenus dans les périodes libre‑échangistes et dans les périodes protectionnistes.

Voici les résultats : entre 1830 et 1914 la France connut 3 époques : elle fut protectionniste de 1830 à 1860 ; ensuite elle devint libre‑échangiste sous l’impulsion de Napoléon III de 1860 à 1879 ; enfin elle redevint protectionniste de 1879 à 1914. Or le taux de croissance industrielle s’éleva à 2% aux époques protectionnistes et seulement à 1% pendant la phase libre‑échangiste. Même phénomène au Royaume‑Uni. Il fut protectionniste de 1817 à 1845 et libre‑échangiste de 1846 à 1914 à la suite de l’abolition des Corn‑Laws. Or le taux de croissance industrielle monta à 4% avant 1846, période de protection, pour redescendre à 3% entre 1846 et 1866 et chuter à 2% entre 1866 et 1914, période d’ouverture des frontières.

L’Allemagne construisit sa puissance industrielle entre 1850 et 1914 et elle le fit derrière de solides barrières douanières. Or son taux de croissance annuel fut de 4%, c’est‑à‑dire particulièrement vigoureux pour l’époque.

Enfin les Etats‑Unis, eux aussi fortement protectionnistes depuis leur origine, notamment entre 1850 et 1914, connurent alors un spectaculaire taux de croissance de 5% par an.

La conclusion de cette étude est claire: pour les 4 pays considérés, la croissance économique fut plus élevée pendant les périodes protectionnistes que pendant les périodes libre-échangistes.

En 1994, Claude Bairoch, Professeur à l’Université de Genève, publia un solide ouvrage: Mythes et paradoxes de l’histoire économique (Ed. Découverte – 1994, p.80).

Il présentait à ses lecteurs une étude particulièrement fouillée et étayée par de nombreux tableaux statistiques.

Sa conclusion était également formelle : les phases protectionnistes avaient coïncidé avec une remarquable expansion des échanges. Il écrivait ceci :

« On aurait du mal à trouver des exemples de faits en contradiction plus fragrante avec la théorie dominante.

La théorie dominante veut que le protectionnisme ait un impact négatif . Or le protectionnisme a toujours coïncidé dans le temps avec l’industrialisation et le développement…

Et il faut ajouter que sur quatre exemples de pays pratiquant le libéralisme, trois eurent à souffrir de répercussions négatives, pour ne pas dire plus .« 

On peut ajouter que le Japon , deuxième puissance économique mondiale, s’est modernisé après 1868 et s’est reconstruit après 1945 en pratiquant un protectionnisme viscéral et ombrageux.

II – La théorie économique ne donne aucune indication fiable :

Les premiers à préconiser l’ouverture des frontières furent les Physiocrates (1750‑1775). Ils furent suivis de très près par les libéraux anglais (Adam Smith et David Ricardo). Après quoi, au fil des siècles, les partisans du libre‑échange affinèrent les études, multiplièrent les hypothèses et les compléments. Ils imaginèrent d’innombrables graphiques, des courbes d’indifférence, des courbes de demandes réciproques.

Ils décrivirent les conditions d’équilibre dans des hypothèses de coûts constants, puis dans des hypothèses de coûts variables … etc.

En réalité , l’abstraction de ces figures et les équations correspondantes reposent sur des hypothèses simplificatrices totalement détachées du monde réel. Les « optimums » auxquels aboutissent ces chercheurs ne sont que théorie pure et ils sont incapables « d’indiquer pratiquement, dans un cas concret, à quelles conditions et jusqu’à quel point, l’ouverture d’une économie nationale aux produits étrangers est ou non avantageuse » (J.M. Jeanneney, p.8).

Ainsi la supériorité du libre‑échangisme fait partie de l’ »économiquement correct », mais n’est nullement démontrée.

Ni l’histoire, ni la théorie économique ne confirment ce que notre caste dirigeante répète à satiété depuis 50 ans.

Reste une question : les pratiques contemporaines des Etats contribuent‑elles à appuyer la thèse libre‑échangiste ? Observons la politique des Etats‑Unis, première puissance mondiale.

III – Les Etats-Unis usent sans vergogne du protectionnisme quand leur intérêt l’exige :

Dès leur origine et jusqu’à la première guerre mondiale, les Etats‑Unis ont toujours pratiqué un protectionnisme implacable et irréductible et cette politique n’a en rien nui à leur développement, tout au contraire. L’Américain qui , sur ce point, a laissé un testament capital fut Alexander Hamilton. C’était un fidèle collaborateur de Georges Washington et l’on disait de lui qu’il était un « autre Colbert ». Dès 1791, dans un « Rapport sur les manufactures » , Hamilton préconisait le développement des Etats-Unis à l’abri d’une solide protection douanière. Il expliquait que les droits de douane avaient deux objectifs : protéger les entreprises américaines contre la concurrence anglaise ; et procurer des recettes à l’Etat fédéral. En 1837 , son compatriote, Henri Charles Carey, publia des « Principes d’économie politique » dans lesquels il systématisait les thèses de Hamilton. Il démontrait que le libre‑échange tendait à maintenir les Etats‑Unis dans la position d’une colonie anglaise.

Il affirmait que l’ouverture des frontières condamnerait les Etats‑Unis à vendre à l’Angleterre des matières premières, des produits agricoles à bon marché et à lui acheter des produits manufacturés à prix élevés. Pour Carey, le protectionnisme était une nécessité vitale pour la nation américaine. Le protectionnisme ne devait pas constituer une mesure temporaire mais un régime durable et il devait concerner aussi bien l’agriculture que l’industrie. Dès 1789, une première taxe douanière avait été votée par le Congrès américain.

Au fil des décennies et des événements, les droits de douane furent maintenus et le plus souvent renforcés.

 Il faut dire et répéter que le capitalisme américain, comme d’ailleurs le capitalisme allemand, est né et a grandi à l’abri de puissantes barrières douanières. Entre 1820 et 1940 la politique américaine du commerce extérieur se résume en cinq mots: cent vingt ans de protectionnisme. Les droits de douane culminèrent à plusieurs reprises. On peut citer le « tarif abominable » de 1828, le tarif Kinley de 1890, le tarif Dingley de 1897, le tarif Hawley‑Smott de 1934 … etc. Chaque fois les droits de douane dépassèrent 50 % en moyenne mais, entre ces pics tarifaires, les décrues ramenèrent rarement le taux au dessous de 20 % .

Or brusquement, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Etats‑Unis se transformèrent en champions du libre‑échange.

Cela correspondait évidemment à leur intérêt bien compris. En 1945, l’Europe de l’Ouest venait d’être détruite par la guerre . Le Japon, atomisé, ne disait mot. L’Union soviétique, saignée à blanc par l’armée allemande, pansait difficilement ses blessures. Seuls les Etats‑Unis émergeaient intacts, avec une industrie et une agriculture plus vigoureuses que jamais. Ils avaient besoin de débouchés extérieurs. Ils invitèrent donc les autres pays à une ouverture générale des frontières, et pour atteindre cet objectif, ils organisèrent une série de rencontres internationales, les conférences du GATT (Accord général sur les tarifs et le commerce). Effectivement, les tarifs douaniers mondiaux chutèrent d’une moyenne de 40 % en 1945 à moins de 5 % actuellement. Cependant quelques décennies après la seconde guerre mondiale, la situation internationale se modifia.

L’Europe reconstruite redevint exportatrice. Le Japon arriva à se hisser au rang de deuxième puissance économique, et depuis il exporte avec vigueur. Dans plusieurs secteurs, les Etats‑Unis sont battus en brèche par d’autres nations. Leur réplique ne s’est pas fait attendre : ils continuent à tenir un discours toujours aussi libre‑échangiste, mais ils n’hésitent pas à prendre des mesures protectionnistes quand tel est leur intérêt. Un bon connaisseur de leur comportement déclarait: « Les Américains sont pour le libre échange, mais ils ont toujours le colt à portée de la main « . Trois exemples de leur politique protectionniste :

1 ‑ Une discrète loi fiscale américaine exonère d’impôts les entreprises qui exportent à partir d’une société située à l’étranger. Ce système fiscal est appelé Foreign Sales Corporations (FSC). Inutile de préciser que les entreprises américaines exportatrices ont toutes créé des filiales « off shore » pour réduire leur charge fiscale…. Les Européens ont tout de même fini par découvrir le pot aux roses.

2 ‑ Le 6 mars 2002 , pour remédier au marasme de la sidérurgie, Washington a brutalement imposé des taxes (jusqu’à 30 %) sur les importations d’aciers étrangers. Mesure plus efficace encore, le gouvernement américain a décidé de fixer des quotas d’importation. Selon Bruxelles, ces dispositions feront perdre à l’Europe 4 millions de tonnes d’exportation vers les Etats‑ Unis. En outre 16 millions de tonnes venant de Russie , du Brésil et du Japon, qui se dirigeaient vers l’Amérique, risquent fort de se détourner vers l’Europe.

3 ‑ Le 8 mai 2002, pour protéger mieux encore ses agriculteurs déjà largement aidés, l’administration américaine a décidé d’augmenter de 70 % durant dix ans les subventions qu’elle leur verse . Non dupe de la contradiction entre les professions de foi libre‑échangistes de son pays et sa pratique protectionniste, Karl Rove , conseiller de G. Bush, aurait déclaré avec humour, à la signature de ce nouveau Farm Bill : « On pourrait peut‑être faire ça à la lueur d’une bougie, pour décourager les télévisions ».

Enfin après avoir pratiqué une politique du « dollar fort », les Etats‑Unis s’orientent, comme ils l’ont déjà fait à plusieurs reprises, vers une dépréciation du dollar; ce qui revient à subventionner les exportations et à taxer les produits arrivant de l’étranger .

Faut‑il dénoncer le double jeu américain ? Ce fut la réaction de plusieurs journaux dont Le Monde. Son éditorialiste titrait : « Hypocrite, Bush ».

En réalité les Etats‑Unis agissent avec bon sens et pragmatisme. Dans les secteurs où ils sont en position de force, ils réclament l’ouverture générale des frontières; et là où ils sont faibles, ils recourent au protectionnisme. Au total ils défendent avec intelligence et souplesse leurs intérêts nationaux.

En Europe, en France en particulier, suggérer la moindre mesure protectionniste soulève un tolle général.

Dans son  » Discours de la Méthode  » , René Descartes affirmait : « La puissance de bien juger, de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »

Il suffit d’observer autour de soi pour se convaincre du contraire. En tout cas une évidence s’impose : le bon sens a depuis longtemps déserté le cerveau de bien des politiciens. Plus que jamais Marianne n’est, hélas, qu’une pauvre femme sans tête.


1 Repris de « Hommes et Métiers », n°286 (janvier 2003).

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