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Par Tougne Michel

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Finalité du langage (1ère partie)1

Résumé : Pour bien des penseurs depuis deux siècles, l’esprit humain est incapable de connaître la réalité en tant que telle : tout serait biaisé par notre subjectivité. Dans le même temps, nous avons délaissé les catégories de la philosophie réaliste qui, à l’inverse, posait que l’homme peut et doit connaître la vérité des choses. De là l’intérêt d’une analyse réaliste du langage, cet outil qui, précisément, nous sert à penser le réel et à exprimer nos connaissances. Dans cette première partie, en analysant le nom (substantif) et l’adjectif, nous verrons qu’ils correspondent étroitement aux notions philosophiques de substance et d’accident. Ainsi le discours présente-t-il à la fois la capacité d’énoncer des vérités générales (par l’universalité potentielle des significations d’un mot) et de désigner des êtres particuliers (par l’agencement des mots associés au substantif).

Pourquoi parler de la finalité du langage ? Parce que la capacité de l’être humain à connaître la réalité et la vérité est aujourd’hui remise en question. Paradoxalement, dans notre siècle scientifique, voire scientiste, un doute radical est jeté sur l’aptitude de l’intelligence à connaître le vrai.

Face à cette question, nous pensons que l’examen de la langue, outil de l’expression de nos pensées, nous renseignera : la langue accuse-t-elle une déficience pour signifier la réalité, ou au contraire, est-elle conçue pour saisir et traduire cette même réalité ?

Notre XXIe siècle commençant reste marqué par les philosophies relativistes des XVIIIe et XIXe siècles qui ont enseigné l’impuissance de la raison à connaître et à saisir le réel en dehors des limites de la subjectivité humaine.

Le rapport de la pensée et du langage a été pris dans cette option générale qui colore absolument tout : les jugements, les opinions, comme les critères de jugement et les référents. Tout dépendrait de la subjectivité. Dès lors, l’objectivité est-elle possible ? L’esprit de l’homme est-il capable de vrai ? Est-il capable de percevoir l’adéquation de la pensée avec le réel comme le veut la philosophie réaliste ?

Notre époque raisonne ainsi : l’intelligence ne peut dépasser les limites assignées par la nature humaine et demeure incurablement subjective. Le langage même semble frappé de cette incapacité à atteindre le réel, conditionné qu’il serait par la structure de la pensée. En effet, des recherches comparatives sur le langage semblent corroborer cette affirmation à la base de la vulgate philosophique moderne. Ainsi Lera Boroditsky, dans The Wall Street Journal du 24 juillet 2012, estime que « les structures qui existent dans nos langues façonnent profondément la façon dont nous construisons la réalité». Construit-on la réalité ? Ou bien s’impose-t-elle à nous ? Et de conclure « sur la nécessité d’assimiler l’importance des mécanismes linguistiques pour comprendre notre façon de voir le monde qui nous entoure ».

Face à ce relativisme subjectif, il importe d’aller résolument à contre-courant. C’est pourquoi nous montrons, par un regard réaliste jeté sur la grammaire française, que la structure de notre langue, loin de nous éloigner du réel, le suppose, l’affirme et le saisit beaucoup plus profondément qu’il n’y paraît. Car l’étude de la structure de la langue permet de cerner les opérations de pensée nécessaires à la saisie du réel.

Notre objectif est donc de commencer une réhabilitation de la pensée, de l’intelligence et du langage. Comment cela ? Par l’étude de la langue dépassant le positivisme descriptif et par une approche utilisant les apports de la philosophie réaliste.

Au-delà de cette réhabilitation, espérons que ce court précis pourra suggérer aux pédagogues grammairiens de tirer parti de l’enseignement qu’ils dispensent. À notre avis, l’étude de la langue française est l’occasion de familiariser les élèves avec des notions de philosophie réaliste qui se retrouvent partout dans le parler. On pourra, dans bien des cas, introduire ou réintroduire le vocabulaire grammatical approprié, tel que le « substantif », par exemple, renvoyant à la notion de substance, en lieu et place du « nom » qui ne renvoie à rien de précis. Le premier résultat serait de permettre une réelle compréhension des notions clés de la grammaire et de ses mécanismes. Plus généralement, les élèves trouveraient dans la grammaire l’attrait que l’intelligence éprouve pour l’être des choses et pour le vrai.

Comment découvrir la finalité du langage.

La finalité d’un objet fabriqué par l’homme nous apparaît dans l’intention de son auteur. Ainsi, nous savons qu’une chaise est faite pour s’asseoir. C’est donc là sa finalité. Pour un fait naturel tel que le langage humain, il nous faut découvrir l’intention de l’auteur qui n’est autre que le Créateur. Comment devons-nous procéder ?

À première vue, la finalité du langage est simple : celui-ci sert à parler. Et dans quel but parle-t-on ? Pour communiquer. Donc la finalité du langage est la communication. Mais on nous fera remarquer à bon droit qu’on peut communiquer sans parler. Souvent une attitude, un regard, un sourire, une mimique suffisent à communiquer. Un appel de phare de ma voiture sert à communiquer, mais de manière bien imparfaite. Un peintre ou un musicien communiquent à travers leur art sans prononcer un seul mot. Dans le comportement animal, nous trouvons nombre d’exemples de communications sans langage articulé, relevant plus de l’instinct que de la pensée.

Dire que le langage sert à communiquer est sans doute juste, mais cela ne rend pas compte de la finalité spécifique du langage humain, puisque tant d’autres moyens servent également à la communication. Nous ne pouvons donc nous contenter de l’affirmation selon laquelle le langage sert à communiquer.

En outre, cette affirmation suppose que la société engendre la langue, ce qui demande plus de précision. Car jamais aucune société ne s’est concertée pour décider comment on parlerait2. En conséquence, la société exerce sans doute une influence sur la langue, seulement en tant que condition, mais non en tant que cause efficiente3.

Dire que le langage sert à communiquer est le fruit d’une approche extérieure pragmatique qui est vraie, mais qui ne dit pas exactement en quoi et pourquoi la finalité de communication est spécifique au langage. Une approche extérieure reste insuffisante.

Pour comprendre la finalité d’une chose, même lorsqu’il s’agit d’objets fabriqués, il faut dépasser l’aspect utilitaire. Prenons l’exemple d’une montre. Nous nous demanderons : « à quoi sert la montre ? » et nous répondrons : « à indiquer l’heure ». Mais cette réponse ne fait rien comprendre à l’organisation interne de la montre et ne révèle rien sur la manière dont l’intention présidant au mécanisme de la montre s’est concrétisée.

En revanche, si j’ouvre la montre, je vois qu’elle se compose d’une quantité de mécanismes et je dois comprendre pourquoi chaque partie est disposée d’une façon déterminée et non d’une autre. Rien, dans la montre, n’est le fruit du hasard. Tout est pensé, défini, déterminé. L’agencement de la montre est éclairé par l’intention qui a guidé sa fabrication4.

Comprendre une finalité spécifique n’est possible que si on pose un regard sur l’intérieur de la chose. On ne connaît pas la chose uniquement par un regard extérieur. C’est pourquoi, nous nous proposons de regarder le langage de l’intérieur.

Les éléments de la langue (substantifs, adjectifs, verbes, etc.), jouent un rôle déterminé, non interchangeable, et leur agencement fait découvrir une idée directrice qui gouverne l’ensemble. Cette idée directrice n’apparaît pas si l’on reste à l’extérieur.

Quelle est cette idée directrice ? Pour répondre à la question, nous procéderons à une brève investigation de la langue française. Nous partirons de l’a priori suivant lequel le langage possède une finalité. En conséquence, nous regarderons comment s’agencent les éléments qui le composent (substantifs, adjectifs, verbes, etc.), et nous nous efforcerons de comprendre l’idée directrice qui gouverne l’ensemble. La langue est-elle organisée ? Si oui, comment connaître cette organisation ?

Que va-t-on découvrir dans la langue ?

Un rapide survol de la langue française nous permettra de voir que la grammaire s’agence selon :

  • la matière et la forme,
  • la substance et l’accident,
  • la puissance et l’acte,
  • l’essence et l’existence.

C’est pourquoi nous allons rencontrer, comme nous l’annoncions plus haut, quelques-uns des principaux concepts de la philosophie aristotélicienne, laquelle exprime en langage plus technique la philosophie première de tout homme. Nous verrons alors si oui ou non l’esprit humain est capable d’une connaissance vraie.

Matière et Forme

La formation d’un mot en Langue

Arrêtons-nous, pour commencer, sur l’élaboration d’une partie de discours. Qu’est-ce qu’une partie de discours ? C’est un mot. Par exemple, le verbe « aller » est une partie de discours ; le substantif  (la) « marche », est aussi une partie de discours. Il y en a d’autres.

Les mots présentent certaines caractéristiques. Ils n’ont pas tous les mêmes fonctions et n’expriment pas tous les mêmes choses. Par exemple « un livre » désigne un objet concret. Mais : « Pierre litle mode d’emploi » signifie l’action se déroulant dans le temps. D’où cela vient-il ? De quoi sont faits les mots ? Est-il possible de saisir la genèse de leur formation ? De quelle activité résulte le mot ? Est-il possible de discerner une œuvre mentale ? Ou bien, de quelle activité s’agit-il ? C’est en essayant de répondre, au moins en partie, à ces questions que l’on soulève un peu le voile recouvrant l’activité de l’esprit humain dans la formation des systèmes en Langue5.

Les opérations mentales que nous allons décrire ne sont pas inventées au moment où le sujet s’exprime. À chaque phrase française, je n’invente pas la langue française : je l’emploie, ce qui est différent. Réussir à bien s’exprimer consiste à faire coïncider l’emploi du matériel linguistique, i. e. la langue déjà à disposition, avec ce qu’on a envie de dire. Mais il n’empêche que les structures mentales déjà intériorisées, qui charpentent la langue, doivent être mentalement reproduites, même inconsciemment.

Or, ce sont ces opérations mentales, souvent inconscientes, qu’il nous faut découvrir. Ce sont elles que nous voulons étudier afin de répondre à notre question : une langue est-elle apte à traduire la réalité ?

Description des opérations mentales permettant la formation d’un substantif

Prenons n’importe quel substantif, par ex. le mot « siège ». Comment peut-il apparaître en notre esprit ?

La matière du mot

• La pensée commence par prendre position en face de l’univers pensable, c’est-à-dire en face de tout ce qui, potentiellement, peut être traduit en notions distinctes.

C’est une opération d’investigation servant de départ à la pensée en recherche d’adéquation entre le pensable et le réel.

• La pensée extrait (abstrait) ensuite de cet univers une idée particulière correspondant à la réalité à traduire. Par cette opération, l’esprit recherche la matière signifiante de ce qui, au final, sera un mot. En effet, un siège n’est pas n’importe quelle chose. Ce n’est ni une pierre, ni un ruisseau. Il fait partie des meubles et des objets prévus pour s’asseoir. Il est spécifié et se différencie de tout ce qui n’est pas prévu pour le même usage. À l’intérieur même des meubles, il peut encore donner lieu à des spécifications encore plus fines. Mais, par hypothèse, arrêtons-là l’opération mentale de particularisation. Lors de l’élaboration de cette idée particulière, la portion de réel choisie et la particularisation opérée varient de langue à langue. Le particulier, extrait de l’univers pensable, constitue l’aspect sémantique, la matière, c’est-à-dire, en Langue, la signification en puissance. Mais le mot n’est pas encore achevé. C’est une opération de représentation (la reproduction en esprit de l’objet sensible ou non).

Comment la genèse du mot va-t-elle pouvoir se clore ? L’idée particulière, servant de matière au mot, est ensuite universalisée du dedans, autant que possible. Tout substantif est un universel. On le constate même dans les mots désignant des choses très petites. Le mot « point », par exemple, est potentiellement apte à désigner non seulement tous les points de la terre, ce qui fait déjà beaucoup, mais également tous les points de l’univers, ce qui porte la signification du petit mot « point » aux confins de l’infini. De même le mot « goutte » désigne en puissance toutes les gouttes de rosée, les gouttes de pluie, les gouttes de vin ou les gouttes de n’importe quel liquide. Prenons encore comme exemple le mot « pas », désignant une petite quantité d’espace. Il signifie tous les pas.

Nous avons pris ici à dessein l’exemple des mots servant à la négation en français, mots désignant des quantités si petites qu’elles voisinent avec la nullité : (point, goutte, pas, rien, etc.). Même les êtres infiniment petits, tels les microbes, sont portés à l’universel.

Soit en figure :

Universalisation de la notion par le dedans

Mais, disions-nous, la genèse du mot n’est pas encore close.

La forme du mot

Jusqu’ici je n’ai obtenu qu’une charge sémantique, c’est-à-dire la signification, qui est la matière. Mais le mot n’est pas encore formé. L’esprit doit encore renvoyer, une nouvelle fois, la notion à l’universel. Toutefois, il ne s’agit plus de l’univers notionnel, mais d’un univers formel. Voici pourquoi.

Cette notion (siège) est-elle destinée à désigner une action se déroulant dans le temps ou bien un objet ? Rien jusqu’ici ne le dit. Pour aller plus loin, il faut donner une forme (une spécificité) à la matière.

La matière est en attente d’une forme pour être spécifiée, pour recevoir un statut. Avant, le mot n’existe pas. C’est la forme qui lui donnera l’existence.

Donc, après avoir été dans un univers de notions, on va  se trouver : ou dans un univers de substances pour avoir un substantif ; ou bien dans un univers de procès temporels pour avoir un verbe. Il faut trancher.

Par hypothèse, j’opte pour l’univers des substances et j’obtiens le substantif « siège ». Si j’avais choisi l’univers des procès temporels, j’aurais obtenu le verbe « siéger ».

Reprenons la genèse du mot après l’élargissement de la notion dans l’univers notionnel.  La charge sémantique prise dans cet univers est insuffisante. Que manque-t-il ? Une forme, autrement dit une nature, par laquelle le mot aura un comportement linguistique reconnaissable.

Soit en figure :

Élargissement de la notion dans l’univers notionnel

Pour obtenir un mot, une partie de discours à part entière, il faut une matière, c’est-à-dire une charge sémantique, et il faut une forme. La forme donne au mot sa nature et son existence. Tant que je n’ai pas donné de forme, la charge sémantique, qui est peut-être dans mon esprit, ne peut se maintenir ni subsister et va mentalement disparaître. Elle n’aura fait que passer dans mon entendement sans y être retenue.

Une notion sans forme ne peut subsister seule. Elle s’accole immédiatement à un autre mot. Ex. : un tournevis, le tire-bouchon, etc.

Une notion sans forme (sémantème) peut être distincte du nom, simplement reliée par un tiret. Mais elle forme une unité de signification avec lui : Ex. : un gratte-ciel, la grand-rue. Elle peut même n’être qu’antéposée : un compte rendu, un commis voyageur. Seule, une notion sans forme ne peut exister.

Un mot est donc, indissociablement, un composé de matière et de forme. La matière est la notion, la forme fait accéder le mot au rang de « partie de discours » reconnaissable (i. e. substantif, adjectif, verbe ou adverbe, etc.). Elle donne l’existence au mot en terminant sa genèse. Elle lui confère sa nature, c’est-à-dire en rendant possibles certaines fonctions et en en interdisant d’autres.

Description du comportement grammatical d’un substantif.

De la forme, le substantif reçoit ses fonctions possibles, car tout être (ici l’être de langue « substantif ») n’agit que par sa forme.

Quelles sont ses fonctions ? Le substantif reçoit (pour le français) trois fonctions possibles : le sujet, l’attribut ou le complément : – La pierre de Caen est très dure (sujet) – Tu es Pierre, et sur cette pierre… (attribut de tu) – Chacun apporte sa pierre à l’édifice (complément )

Il n’y a pas d’autres fonctions pour le substantif, sauf, bien sûr, si on utilise des prépositions ou d’autres mots.

Ainsi s’est préparé le concept, moyen immatériel de connaissance, qui est ce par quoi je connais. Il est le résultat des épousailles de l’esprit et du réel (cf. Marcel De Corte6), l’esprit étant porté à l’universel et le réel étant le particulier. C’est pourquoi le concept (qui n’est pas seulement l’idée générale) est ce par quoi on connaît et désigne ce qui existe.

Par exemple, le mot « animal », avec la notion d’être animé, capable de mouvement, est d’abord étendu à tous les êtres animés capables de mouvement ; mais, par l’ajout de la particularisation raisonnable, « animal » cède la place au mot « homme »7. Ce mot est étendu à tous les hommes et contient la possibilité de désigner l’homme individu particulier adulte, de sexe masculin et l’homme en général, c’est-à-dire l’homme en sa nature humaine, qui, dans cette acception large, comprend aussi les femmes et les enfants. Ce mouvement d’universalisation interne varie encore de langue à langue. L’allemand a recours à deux mots : der Mann désigne l’individu (ou les individus) adultes de sexe masculin ; der Mensch désigne l’homme en général, porteur de la nature humaine, c’est-à-dire homme, femme ou enfant.

L’esprit a donc universalisé la notion particulière prise dans l’univers pensable. Mais cette extension de la notion doit être régulée.

On constate, dans les phrases, que les substantifs désignent des objets ou des faits particuliers et précis, et non pas uniquement des idées universelles. Ainsi, quand on dit : « Est-ce qu’il pleut ? Il me semble avoir senti une goutte de pluie ! », il s’agit bien d’une seule goutte et non de toutes les gouttes de l’univers. L’extension du mot est régulée, non par la phrase, comme on l’entend souvent dire, mais par l’article indéfini.8

Résumons :

Il y a l’univers des réalités sensibles d’où je tire une réalité, et cette extraction me permet d’accoler une notion, une charge sémantique, qui est ensuite universalisée par le dedans ; j’en fais ensuite une partie de discours en donnant une forme choisie dans un univers formel.

Activité de l'esprit de la matière à la forme

La substance et l’accident

La forme, avons-nous dit, opère la clôture du mot en lui donnant sa nature et donc en lui assignant les fonctions que ce mot est susceptible de remplir dans une phrase.

La forme, engendrant le substantif, donne le genre et les fonctions virtuelles du mot (qui seront déterminées selon la visée expressive du locuteur en « Discours »). Mais, par-dessus tout, ce qui distingue le substantif de l’adjectif, c’est que la signification du mot se rapporte au mot lui-même. « Rhinocéros » ne se dit que du rhinocéros ; de même que « siège » ne se dit que d’un siège, etc.

Un substantif, par sa forme, rapporte la notion au mot lui-même, si bien que le substantif existe ainsi à raison de soi en correspondance avec l’être qu’il désigne.

L’être désigné est également une substance, quelque chose qui persiste sous des changements plus ou moins importants

Ce rapport de la matière, de la charge sémantique du mot, au mot lui-même, peut être désigné, comme le faisait Gustave Guillaume9, par le terme d’incidence interne.

Soit en figure :

Forme d'incidence interne

Forme d’incidence interne

La matière, i. e. la charge sémantique, par son union avec une forme, devient apte à désigner un être proprement dit, autrement dit une substance. Il s’agit là de la matière première du substantif. Cette matière première désigne l’individu, l’être singulier.

D’autre part, cette matière ou charge sémantique, par la généralisation opérée par le dedans, rend le mot apte à désigner une substance seconde, c’est-à-dire l’individu, mais, par généralisation, comme exemplaire d’un genre ou d’une espèce. Ex. : Le cheval est la plus noble conquête de l’homme. On voit que cette généralisation (opération d’entendement) permet l’analogie. Car, il est vrai que les substances secondes ne sont substances que par analogie, du fait qu’aucun cheval « universel », aucun homme « universel », comme tels ne sauraient subsister autrement qu’en esprit. C’est ainsi que le substantif est apte à désigner l’existence (l’individu existant) et l’essence (substance seconde, universelle par analogie).

Cette disposition à désigner l’individu ou la généralité donne au langage la possibilité de désigner un fait particulier ou d’énoncer une vérité générale.

Aptitude linguistique déplaisant fortement aux nominalistes, aux existentialistes, voire à certains positivistes qui récusent à la langue le droit de se référer à l’essence ou à la nature des êtres. Mais n’est-il pas curieux de récuser ce pouvoir à l’esprit humain et de prétendre démontrer (donc en usant du langage) l’incapacité de l’homme à atteindre le vrai et le réel ?

Nature de l’adjectif. Sa forme

En contrepoint du substantif, la langue use de l’adjectif, dont le rôle, nous le savons, est de modifier ou préciser le substantif. Ex. : Une tradition constante.

Un magistère atypique.

L’adjectif est un apport s’ajoutant au substantif qui lui sert de support. Ce que la grammaire appelle adjectif correspond à ce que la philosophie nomme un accident.

Soit en figure :

On peut dire en langage philosophique que les adjectifs sont autant d’accidents qui n’entament pas la notion subsistante du substantif auquel ils se rapportent. La distinction de l’adjectif et du substantif recoupe la distinction philosophique entresubstance(ce qui subsiste) et accident (ce qui ne peut exister seul, mais seulement dans autre chose ; ce qui s’attribue à un support). L’accident ne constitue pas l’être mais le complète. Plutôt qu’un être, l’accident est d’un être. Accidens est entis potius quam ens,dit en latin la philosophie.

De par sa forme, l’adjectif ne peut subsister par lui-même. Il doit être rapporté à un substantif. On ne conçoit pas l’accident sans rapport au substantif. L’être de l’accident consiste dans son inhérence. Sa forme est celle d’une incidence externe.

Incidence externe

Conclusion

Nous choisissons de clore ce chapitre par deux remarques. La première intéresse la pédagogie dans l’enseignement de la grammaire.

Nous regrettons profondément que les manuels scolaires ne parlent plus du substantif mais simplement du nom. Or, autrefois, le nom était une catégorie dans laquelle venaient se ranger à la fois le substantif et l’adjectif. Le nom était élevé au niveau d’un genre abritant les espèces du substantif et de l’adjectif. Comme nous venons de la voir, l’adjectif ne se conçoit pas sans le substantif. C’est donc à bon droit que substantif et adjectif doivent cohabiter sous le genre du nom. Le fait de les avoir séparés décourage la présentation du rapport substance / accident, pourtant essentiel à la langue.

La seconde remarque concerne l’aptitude de la langue à atteindre le vrai. Le rapport entre l’essence et l’existence est présent dans le substantif de par sa capacité à désigner la substance première, c’est-à-dire l’individu (ex. : le cheval galope dans le pré), et la substance seconde, c’est-à-dire l’essence ou la nature des êtres (ex. : le cheval est un animal noble).

Le Moyen Âge connut la querelle des universaux. Guillaume d’Occam, philosophe anglais de la première moitié du XIVe siècle, pensait qu’il ne fallait pas multiplier les êtres inconsidérément.

Cela signifie que pour expliquer les phénomènes, qui semblent résister à notre investigation rationnelle, on doit prendre quelques précautions avant de recourir à des principes échappant à notre expérience, tels que « essence », « volonté divine », « miracle », etc. Le « rasoir d’Occam » est cette méthode qui oblige à plus de circonspection dans l’emploi des abstractions en déniant toute existence extra-mentale à des créations de notre esprit.

Il est vrai qu’avec certains mots, on arrive à dire des choses qui n’existent pas et la pensée devient folle. Mais, s’il faut avoir une certaine prudence afin de ne pas abuser de la pensée, le risque est de refuser toute métaphysique et de tomber dans le nominalisme qui n’accorde aux mots que le pouvoir de désigner des expériences ou une collection d’expériences. On rencontre alors un existentialisme radical ou le positivisme réducteur pur et dur.

Les droits de la métaphysique ne peuvent être niés simplement au nom de quelques abus. Car à vouloir nier l’essence ou la nature des choses, on supprime tout discernement. L’esprit ne peut plus prétendre monter de l’expérience à la loi. En bref, la contestation moderne de l’aptitude de l’esprit humain à connaître la vérité se fonde trop souvent sur la suppression de l’outil qui permettrait d’atteindre la vérité. Il conviendrait, au contraire, de concéder l’usage de la métaphysique, quitte à infirmer par la suite certaines conclusions erronées. Le nominalisme excessif est aux aguets ; il sert pour une mauvaise dialectique.


1 Repris de la conférence donnée à la Journée du CEP, en mars 2012 à Paris.

2 Les Académies se contentent d’enregistrer les comportements linguistiques. Elles ont un rôle descriptif. Même si l’étendue de leur champ d’investigation leur donne une position de référent, elles n’ont jamais exercé de rôle prescriptif, du moins avec bonheur et de manière durable.

3 Pour distinguer entre une cause et une condition, voire une circonstance, prenons l’exemple d’un feu de forêt. L’origine du feu est un mégot non éteint jeté par un randonneur. Le vent et la sècheresse sont des conditions, des circonstances aggravantes, qui permettent au feu de se propager rapidement. Pas de s’allumer. Le vent, par lui-même, a-t-il jamais allumé un feu ? Autre exemple : un cuisinier se brûle la main en retirant du four un plat en fin de cuisson. La cause de la brûlure est bien le four, mais la circonstance, et non la cause, est que notre cuisinier avait entendu sonner son téléphone et qu’il s’était maladroitement dépêché, en enlevant le plat du four, espérant décrocher plus vite son appareil. Difficile de dire que le téléphone est la cause de la brûlure. Mais que cet outil, devenu aujourd’hui indispensable, entre dans l’explication de la brûlure en tant que circonstance, c’est certain.

Dans le cas du rapport de la langue à la société, nous disons que la société est une condition pour l’exercice d’une langue, mais rien ne permet de dire que la société en est la cause efficiente. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction.

4 Autre exemple : on peut dire d’un sanglier qu’il est destiné à finir dans une assiette ; mais cela ne dit pas ce qu’est un sanglier. Les légumes sont tout autant destinés à finir dans une assiette !

5 Par Langue (que nous écrivons avec une majuscule), nous entendons ce qui préside à tout énoncé, c’est-à-dire au Discours (que nous écrivons également avec une majuscule). À voir plus tard, dans la seconde partie de cette étude.

6 Marcel DE CORTE, L’intelligence en péril de mort, Éd. Dismas, 1987.

7 Malgré notre exemple animal/homme, nous ne prétendons nullement que l’apparition des mots suit fidèlement la théorie des ensembles et des sous-ensembles.

8 Nous abordons cette question dans notre livre Pour une grammaire qui ne ment pas, au ch. XI, pp. 125-130.

9 Gustave GUILLAUME (1883-1960), linguiste français, fondateur d’une linguistique connue sous le nom de psychomécanique (ou psychosystématique) du langage. Il s’agit, par l’observation minutieuse de la langue telle qu’on la parle ou qu’on l’écrit, de déterminer, par induction, la structure psychique attestée par la morphologie.

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