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Par Hamblenne Jean-Pierre
HISTOIRE
«Si l’homme est libre de choisir ses idées,il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. »
(Marcel François)
Un des plus grands tirages de l’édition française :Le Tour de la France de deux enfants, ou comment les incroyants peuvent se ridiculiser à force de sectarisme1
Résumé : Le Tour de la France de deux enfants est un des plus grand succès de librairie : plus de huit millions d’exemplaires depuis 1877 ! Il est vrai que ce récit, composé par Augustine Fouillée, a longtemps servi de manuel scolaire. Les héros en sont deux orphelins qui parcourent la France à la recherche de leur oncle. Chemin faisant, le livre décrit les paysages, les habitants et leurs travaux, les monuments et leur histoire. Mais l’amour de la patrie y va de pair avec la morale et le civisme, si bien que l’auteur, chrétienne, avait truffé son livre d’exhortations au bien. À partir de 1906, on assiste à une réécriture de l’ouvrage, destinée à en expurger toute allusion religieuse. Les enfants traversent toujours la France, mais n’y aperçoivent aucune église, n’y entendent aucune exclamation comportant le mot « Dieu », etc. La comparaison des deux éditions est instructive et montre à quel point le sectarisme poursuit son œuvre.
Imaginez un ouvrage tiré à huit millions et demi d’exemplaires, toujours édité et toujours vendu depuis sa parution en 1877. De Victor Hugo ? Vous n’y êtes pas ! En fait, un des plus gros tirages de l’édition française des XIXe et XXe siècles fut Le tour de la France de deux enfants. Publié par les Éditions Belin, ce livre, à l’origine, servit de manuel pour l’apprentissage de la lecture du français au cours moyen des écoles de la IIIe République. Son succès fut tel qu’il atteignit un tirage de 7,4 millions d’exemplaires en 1914 et sera utilisé dans les écoles jusque dans les années 1950.
Depuis, il est toujours lu et sa dernière réédition date de 2012 chez Tallandier. Le secret de ce succès ? Un style très coulant, facile à lire, de belles illustrations, mais surtout un patriotisme sans concession et un amour profond du terroir.
C’était l’œuvre d’une dame, Augustine Fouillée, qui signait du pseudonyme fort peu féminin de G. Bruno. Née Augustine Tuillerie le 31 juillet 1833 à Laval, elle mourut le 8 juillet 1923 à Menton. Sa spécialité était de composer des manuels d’instruction civique et morale, romancés, mettant en scène des adolescents. Mais ses autres ouvrages ne lui survivront guère. Ni Francinet, (1877), ni Les Enfants de Marcel, qu’elle publie en 1887 également, ni même Le Tour de l’Europe pendant la guerre, qui est une suite au Tour de la France reprenant les mêmes personnages d’André et Julien Volden avec leurs descendants, ne connaîtront le succès fulgurant de son premier titre.
Ce livre narre l’épopée d’André Volden, quatorze ans, et de son frère Julien, sept ans, tous deux orphelins. Nés à Phalsbourg en Lorraine (c’est l’occasion d’un sympathique clin d’œil à Erckmann-Chatrian dans les premières pages), ils ont promis à leur père agonisant de fuir vers la France (c’était l’époque où l’Alsace et la Lorraine étaient occupées par les Prussiens) pour tenter de retrouver leur oncle à Marseille. Munis seulement de leur courage, ils traversent la frontière clandestinement, puis la France du Nord au Sud, ratent de peu le tonton à Marseille, s’embarquent pour Sète (on écrivait « Cette » en ce temps-là), arrivent encore trop tard, rattrapent finalement leur oncle à Bordeaux, où ils s’embarquent de nouveau, et terminent tous les trois un tour de France avant de s’établir dans une ferme modèle.
Tout cela n’est évidemment que prétexte à une description minutieuse des lieux traversés : les villes et leur nombre d’habitants, les paysages, les rivières, les montagnes, les industries, l’élevage et la culture, les bâtiments fameux, tout est prétexte à émerveillement pour les deux gosses. Et par un artifice joliment amené (Julien se fait offrir un livre sur les grands personnages de l’histoire de France par une dame charmée par son honnêteté, et il le lit à ses moments perdus), le cours d’histoire est aussi étoffé que celui de géographie.
Quant à la morale, elle est omniprésente : l’honnêteté, le travail, le courage, la fraternité, la loyauté, la sobriété, la propreté, le respect des aînés, l’amour de la patrie, la fidélité à la parole donnée, l’étude, la solidarité sont recommandés à toutes les pages. Ce sont les valeurs de l’école officielle de la IIIe République, et pourtant, certains passages tomberaient aujourd’hui sous l’inquisition des ligues vertueuses. Ainsi de ce passage, parlant des quatre races humaines, où il est écrit : « La race blanche, la plus parfaite des races humaines… »
La glorification de la patrie est présente à tous les chapitres, et souvent, même, le patriotisme cède le pas au chauvinisme, puisque la France, selon l’auteur, possède les plus beaux paysages, les meilleures races bovines, l’artisanat le plus parfait, les ressources naturelles les plus diverses… Et, bien sûr, produit les meilleurs vins du monde…

Ce livre est magique, car il nous replonge dans les beautés de la vieille France, encore agricole, déjà industrielle, pas encore dépecée par les rapaces de la finance mondialiste.
On nous décrit avec soin le commerce de proximité, les colporteurs achetant des marchandises dans les fermes ou les ateliers pour les revendre sur les marchés.
Les premiers chemins de fer, les bateaux de ce temps, les ateliers et l’artisanat laisseront assurément un brin de nostalgie au cœur des lecteurs amoureux du passé, dégoûtés de la direction que prend le monde d’aujourd’hui. Quant aux illustrations, délicieusement surannées, elles charment parleur naïveté et leur précision.

Madame Fouillée devait être une bonne chrétienne (bien que divorcée et remariée, mais il paraît que son premier mari la battait comme plâtre, la pauvre !) : le texte regorge de passages où les protagonistes se recommandent à Dieu dans les dangers, louent le Seigneur devant les beautés de la nature, n’oublient pas leur prière du soir. Tout cela dans les éditions antérieures à 1906, car… vinrent à cette époque la séparation de l’Église et de l’État, la laïcisation forcenée de l’enseignement et l’anticléricalisme obsessionnel des grosses légumes de la IIIe.
Plus question, assurément, de mettre entre les mains des jeunes élèves un ouvrage où les héros font leur prière du soir ! On sortira donc, à partir de cette date, des versions expurgées de toute allusion à la religion, sans que nous puissions savoir si l’auteur a entériné de tels caviardages.
Parmi les grands hommes évoqués, saint Bernard, Fénelon, Bossuet disparaissent. Saint Vincent de Paul également. La solidarité envers les pauvres, c’est tout bon… à condition que ce ne soit pas un curé qui la pratique ! Tous les passages où les enfants font leur prière ou se recommandent à Dieu sont supprimés. Ont-ils le malheur de dire : « Le père est au ciel », cela deviendra « Le père est mort ». Si c’est moins poétique, tant pis. « Il n’arrive que ce que Dieu permet ; alors, à la volonté de Dieu ! » est traduit par: « Il faut aller courageusement où le devoir nous mène. » Le devoir envers qui ? Envers quoi ? Surtout, ne le demande pas, gamin !
Et puis parfois, cela touche au ridicule. Vouloir bannir de notre monde toute allusion à la religion oblige à des entourloupettes navrantes. Un ami du père décédé voit-il un soir arriver nos deux enfants trempés de pluie et transis de froid ? «Mon Dieu ! qu’y a-t-il, mes pauvres enfants ? » s’écrie-t-il. Formule interdite si, par la vertu de la maçonnerie dominante, il n’y a plus de Dieu. On imprimera donc : « Hélas ! qu’y a-t-il ? » Ça fait drôlement moins vrai, pourtant ! Plus loin : « Allons ! Espérons en la Providence » devient « Allons ! Espérons! » En quoi ? Interdit de le savoir. En Lorraine, Jeanne d’Arc n’entendit pas les voix du ciel, mais tout simplement « elle crut entendre une voix s’élever ».
« Il faudra aider ceux qui, comme toi, n’ont que le Bon Dieu pour père ici-bas » devient : « Il faudra aider ceux qui sont faibles aussi. » À Lyon, les enfants admiraient « l’église de Fourvière, qui domine la grande cité ». Après 1906, ils passent sans la voir. Idem pour Notre-Dame de la Garde à Marseille. Ainsi que pour la cathédrale de Reims, Notre-Dame de Paris et même… l’Hôtel-Dieu qui, comme tout le monde le sait, était un hôpital, mais qui avait le tort d’avoir Dieu dans son nom.
L’évocation du chevalier Bayard posera un problème majeur. Dans les premières éditions, une bonne description de l’adoubement est rédigée.
On y lit notamment : « C’était seulement à 21 ans qu’on pouvait être armé chevalier. Après s’être baigné et avoir passé la veillée en prière à l’église, le futur chevalier était présenté au seigneur qui devait l’armer. Le jeune Bayard tint parole. À vingt et un ans, il fut armé chevalier. Pour cela, il fit ce qu’on appelait la veillée d’armes : il passa toute une nuit en prières, puis le lendemain matin, un chevalier, le frappant du plat de son épée, lui dit : au nom de Dieu, je te fais chevalier. » Le passage fut purement et simplement supprimé.
On dit sobrement : « À vingt et un ans, il fut armé chevalier. » Parler de la chevalerie sans faire une seule allusion au christianisme, c’est quand même un peu fort !
À propos d’Ambroise Paré, les vieilles éditions rapportent évidemment sa parole la plus célèbre. Comme on le félicitait d’une guérison spectaculaire, le célèbre médecin avoua modestement : « Je l’ai pansé, Dieu l’a guéri. » Les lecteurs d’après 1906 ignoreront cette parole sublime. Comme ils ignoreront cette même phrase gravée par David d’Angers sur la statue d’Ambroise Paré qu’il venait de sculpter. Quant à René Descartes, « ses restes furent ramenés à Paris, dans l’église Saint-Étienne, où l’on voit encore son tombeau ». Version corrigée : « ses restes furent ramenés à Paris ». Point final. Il faut évidemment que les jeunes Français ignorent qu’il existe des églises à Paris !!!
Le passage des enfants par Avignon pose de plus graves problèmes encore. Qu’est-ce donc que ce grand bâtiment qu’on y voit ? Pas question de dire que c’est le palais des Papes, puisqu’il n’y a pas de Papes. Il n’est pas question d’écrire comme avant 1906 : « Cette ancienne capitale du comtat Venaissin servit autrefois de résidence aux Papes. On y voit encore leur palais, majestueux monument du XIVe siècle. » Alors, pas de scrupules, on lâchera seulement : « Elle possède encore les anciens remparts et les majestueux palais du XIVe siècle. » Petit garçon, nous t’avons fort recommandé le désir de connaître et d’apprendre l’histoire de ta patrie, mais ne t’avise pas d’essayer d’en savoir plus à propos de la construction de ce palais ! Pas de Dieu, pas de Papes, le palais n’a été construit pour personne. Il paraîtrait que Jean Jaurès lui-même, pourtant anticlérical féroce et borné, se serait étonné, en 1910, de cette censure.
Terminons par une réflexion personnelle : il est bien impossible d’éliminer le christianisme de notre civilisation. Celle-ci est chrétienne dans son essence, et cela transparaît dans le vocabulaire courant, dans les monuments, dans toute l’histoire et la géographie de la France et même de l’Europe ! Vouloir effacer son caractère chrétien, comme l’ont fait les éditeurs tardifs du livre ici étudié, ou comme voudraient le faire nombre de nos contemporains, est une entreprise vaine. Le christianisme fait partie de notre vie. Il est ancré en nous et il vivra.
Il faut cependant avouer qu’il y a bien quelques naïvetés dans l’ouvrage de dame Augustine Fouillée : la France du XIXe siècle connaissait alors nombre de misères, et il fallait être drôlement crédule pour penser que l’éducation, l’instruction et l’école allaient faire disparaître tous les maux. L’Histoire nous a convaincu du contraire, hélas ! Reste que notre nostalgie permanente s’est bien régalée à la lecture de cette évocation de la vie d’autrefois. Si vous souhaitez lire ce chef-d’œuvre, vous le trouverez facilement sur abebooks.fr et surtout Priceminister.com. Même des éditions complètes, d’avant 1906. Signalons encore le site demassieux.fr où l’on trouve le texte complet en ligne, ancienne ou nouvelle version.
1 Repris d’Altaïr n° 155, mars 2013.