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Par Philip Bruno

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Au cœur du trafic d’organes en Chine1

Résumé : Sur le marché des greffes d’organes, il existe un sous-marché particulièrement rentable, celui des « organes halal ». Celui-ci bénéficie en outre des traits civilisationnels qui, tant au départ qu’à l’arrivée, limitent la compassion pour l’autre au seul proche, le frère de famille ou de religion. Le marché des organes à greffer a ses courtiers – ou plutôt ses entremetteurs – spécialisés. Sur le site internet de Citnac, filiale d’un cabinet d’affaires japonais, le prix des organes est clairement affiché : 100 000 $ pour un foie et 150 000 $ pour un pancréas. En face, on voit des Chinois endettés qui tentent de vendre un de leurs reins. Comment ne pas regretter un temps où la civilisation dominante, malgré ses lacunes, était d’inspiration chrétienne ?

Une publicité sur le site du China International Transplantation Network Assistance Centre (Centre d’assistance au réseau international de transplantation de Chine, Citnac) met l’accent sur un point : « Donneurs d’organes immédiatement disponibles ! Contactez-nous avant que votre état de santé ne s’aggrave. Rappelez-vous que le meilleur moment est en décembre et janvier, avec le plus grand nombre de donneurs et le plus court délai pour recevoir un transplant2. »

Citnac est une organisation privée basée à Shenyang et opérant légalement selon la règlementation chinoise. Cependant son commerce, celui d’un courtier entre des donneurs chinois et des patients étrangers, est moralement discutable. Le Centre vous vendra un rein, un foie, une cornée, un pancréas comme n’importe quelle marchandise. Mais les acheteurs potentiels devraient garder à l’esprit que plus des trois quarts des organes « vivants » sont recueillis sur le corps de prisonniers exécutés.

En lisant entre les lignes de ce site, il apparaît que « donneurs d’organes immédiatement disponibles » signifie que l’accès à la population carcérale augmente la probabilité de trouver un donneur compatible avec le receveur. « Le meilleur moment est en décembre et janvier », parce que le nombre d’exécutions est traditionnellement plus important durant les semaines précédant le nouvel an chinois3. Depuis des siècles, c’est la coutume en Chine de ne pas exécuter de prisonniers aussitôt passé le Nouvel an qui symbolise le renouveau.

Dans certains cas, de riches étrangers assistés par des courtiers peu scrupuleux, peuvent même acheter des organes « sur pied ». Selon un documentaire récent réalisé à Hong Kong, les clients potentiels peuvent déposer leur commande pour un rein ou un foie avant une exécution. Un journaliste chinois, se présentant comme le proche d’un patient en attente de transplantation de rein à l’hôpital de Zhengzhou, reçut cette réponse du Dr Shi : « Dépêchez-vous, si vous voulez une transplantations rapide ! Nous avons un bon nombre de donneurs disponibles cette semaine. »

Les préparatifs pour les transplantations suivent tous le même schéma. Une ambulance se rend sur le lieu de l’exécution, prélève les organes demandés, les rapporte rapidement à l’hôpital où le receveur attend avant de rejoindre le bloc opératoire. Tout ceci suggère que les tests pour vérifier la compatibilité ont été réalisés avant l’exécution.

Citnac, la filiale d’une firme japonaise de consultants, ressemble vraiment à une société commerciale, avec de vastes bureaux au 17e étage dans une tour moderne de Shenyang. Un commercial, qui a préféré garder l’anonymat, explique que les affaires ont de loin dépassé toutes les prévisions :

« Il y a tellement de Japonais venant en Chine pour obtenir les transplants que nous n’arrivons pas à suivre. S’il vous plaît, n’encouragez pas les Français à venir ici ! »

Le site donne clairement le prix des transplantations : 62 000 $ pour un rein, 100 000 $ pour un foie, entre 150 000 et 170 000 $ pour un pancréas, 160 000 $ pour un cœur, 30 000 $ pour une cornée. Le transport n’est pas compris dans le prix.

Selon ce commercial, environ 100 patients japonais ont reçu une transplantation dans les hôpitaux de Shenyang et Shanghaï dans les toutes dernières années. Un quotidien de Tokyo, Asahi Shimbun, a récemment donné le chiffre de 350, et il faut ajouter les Coréens, les Ukrainiens et les Israëliens.

Un courtier japonais opérant à Shenyang, qui lui aussi refuse de donner son nom, nous dit : « Ces affaires profitent à tout le monde, en particulier aux hôpitaux locaux et aux officiels. Tous font de l’argent sur les patients étrangers. »

Selon les experts médicaux, le prix des transplantations est particulièrement élevé. « Le commerce en Chine tire avantage d’une lacune légale, permettant à toute une série de gens et d’organisations de se faire beaucoup d’argent », dit un expert qui souhaite garder l’anonymat.

En février, une nouvelle lancée par l’agence de presse japonaise Jiji a énervé les autorités chinoises, mais cette fois pour des raisons strictement médicales. Depuis 2004, sept patients japonais, entre 30 et 50 ans, sont morts peu après avoir subi une transplantation de rein dans les hôpitaux de Shenyang, Shanghai et Changsha.

Avec des relations diplomatiques entre Pékin et Tokyo pour le moins tendues, les Japonais ont diligenté une enquête sur les circonstances entourant ces opérations. Le rapport a révélé que plusieurs Malais aussi sont morts soudainement après des opérations similaires.

Un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, manifestement désireux de garder un profil bas suite à ces révélations, a répondu aux affirmations parues dans la presse japonaise, en disant simplement que « les transplantations d’organes doivent être faites en suivant la réglementation… tout en gardant à l’esprit que la priorité est de sauver des vies ».

Quelque 20 000 transplantations sont réalisées chaque année en Chine, avec deux millions de personnes ayant besoin d’un remplacement d’organes. Mais la République populaire est aussi la première destination en Asie pour les étrangers en recherche d’un rein, d’un foie ou même d’une transplantation cardiaque dans des cliniques adaptées à ces opérations.

Le commerce des transplants est une source d’embarras croissante pour les autorités. Quand nous avons visité une unité de transplantation d’organes dans une aile ultramoderne de l’hôpital universitaire de Shenyang, un chirurgien nous a renvoyé vers la direction qui a cherché à cacher la chose. Un autre médecin agitait les mains pour dire que personne n’était disponible pour répondre aux questions et que, de toute façon, l’hôpital ne soignait pas de patients étrangers. Ceci contredit le site de Citnac, qui recommande spécialement cette unité de transplantation.

À la fin de mars, le correspondant à Tokyo du journal The Independent a cité un patient japonais, Kenichiro Hokamura, qui a payé à l’hôpital de Shenyang 74 000 $ pour un rein prélevé sur un prisonnier condamné à mort. Il n’est guère surprenant, alors, que les médecins aient reçu des instructions, confirmées le mois dernier par une dépêche de l’AFP, de ne pas parler aux journalistes.

Le marché noir chinois pour les transplants est lui aussi florissant. Comme dans d’autres pays en développement, tels que l’Inde et le Pakistan, des gens sont si désespérés qu’ils sont prêts à vendre l’un de leurs reins. Nous avons vu des messages sur les murs des toilettes à l’hôpital Chaoyang de Pékin, donnant un numéro de téléphone, un groupe sanguin et le genre d’organe proposé.

Nous-mêmes avons appelé quelques numéros, nous faisant passer pour des acheteurs potentiels. Notre premier contact, Yuan, âgé de 36 ans, originaire de la province de Ningxia, proposait de vendre un rein pour environ 12 500 $. Il nous a conseillé de contacter la police ou les médecins pour obtenir un lit d’hôpital, ce dont nous avons conclu qu’il faudrait verser des pots-de-vin pour se concilier les autorités.

Un autre donneur potentiel, Yang, 36 ans et de la province du Shanxi lui aussi, demandait 18 500 $. Il a expliqué : « Je dois vendre un de mes organes parce que mon usine a fait faillite et que je suis criblé de dettes. Un ami m’a conseillé de venir à Pékin pour trouver quelqu’un à la recherche d’un transplant. » Normalement, seuls des proches peuvent donner leur rein. Mais un homme dans la situation de Yang pourra facilement contourner les règles en obtenant un faux certificat du comité local dans une petite ville ou un village. « À l’hôpital, ajouta-t-il, les médecins ne vérifient jamais l’identité du patient ou du donneur. »

Cependant les autorités commencent à prendre les choses au sérieux et un cadre légal pour les transplants a été discuté en détail au plus haut niveau. Fin mars, le Ministère de la santé a annoncé des règles provisoires applicables à partir du 1er juillet, avec l’interdiction du commerce des organes. Les hôpitaux ne seront plus autorisés à utiliser les organes sans le consentement du donneur et les unités chirurgicales agréées doivent suivre de stricts standards éthiques et médicaux. Même si la chose n’est pas dite clairement, ces règles visent à restreindre l’usage des organes prélevés sur les prisonniers exécutés.

Les directives provisoires précédentes, émises en 1984, avaient posé trois conditions permettant l’utilisation du corps des prisonniers exécutés : soit le prisonnier acceptait d’être donneur ; soit la famille refusait de payer pour un enterrement décent ; soit aucun proche n’avait réclamé le cadavre4.

En 2001, un représentant du Département d’État américain avait expliqué au sous-comité parlementaire sur les opérations internationales et les droits humains qu’il était « au courant de rapports, sans qu’il puisse les confirmer par des sources indépendantes, sur d’autres pratiques encore plus horribles, telles que de prélever des organes sur des prisonniers encore vivants et de programmer les exécutions pour satisfaire un besoin d’organe précis ».

Le mois dernier, le Pr Stephen Wigmore, président du comité d’éthique de la Société britannique de transplantation, a déclaré dans un entretien à la BBC que la rapidité avec laquelle les donneurs et les patients étaient mis en rapport suggérait que les prisonniers avaient été sélectionnés avant leur exécution. Il a dit : « La masse de preuves s’est accumulée à un point tel, durant ces derniers mois, qu’elle est réellement irréversible dans notre opinion. »

Durant de longues années, le sort horrible des prisonniers était tabou en Chine. Puis, en novembre dernier, le ministre associé de la santé en Chine, Jiefu, lui-même chirurgien en transplantation de reins, a admis lors d’une conférence à Manille que la plupart des organes utilisés pour les transplantations en Chine étaient prélevés sur des prisonniers exécutés.

Apparemment ce message n’a pas atteint les autres ministères car, à la fin du mois de mars, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Qin Gang, a soutenu que de telles méthodes n’étaient utilisées « que dans très peu de cas »,ajoutant que « c’était un mensonge de prétendre que les organes étaient prélevés sur les prisonniers exécutés sans leur consentement ».

« La nouvelle réglementation montre que la Chine est sur la bonne voie », dit le Dr Luc Noël, de l’Organisation mondiale de la Santé, à Genève, celui qui avait organisé la conférence de Manille.

« Les autorités essayent de faire face à une situation hors de contrôle. Leur projet est de restaurer une supervision médicale adéquate des transplantations d’organes ; elles sont désireuses d’introduire des pratiques plus acceptables. »

Reste à voir si ces règles seront suivies d’effets. Chaque année, les tribunaux chinois condamnent à mort environ 10 000 prisonniers, de sorte que ce marché très rentable de la transplantation d’organes a probablement continué, spécialement dans les provinces éloignées où le gouvernement central exerce difficilement son autorité.


1 theguardian.com/theguardian/2006/may/12/guardianweekly.guardianweek ly11

2 Ndlr. Ce site n’est plus consultable. Il a été supprimé en 2006, quand le scandale des prélèvements forcés d’organes a commencé d’éclater.

3 Ndlr. Le Nouvel an chinois est fixé à la deuxième nouvelle lune qui suit le solstice d’hiver. Les phases lunaires étant de 29 jours, cette nouvelle lune se décale chaque année. Dans notre calendrier solaire, elle tombe entre fin janvier et février, ainsi le 12 février en 2021.

4 Ndlr. On notera que ces conditions de pure forme sont invérifiables. Il s’agit de poudre aux yeux vis-à-vis des Occidentaux.

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