Partager la publication "Gnose et Évolution. Étude critique de la pensée de Teilhard de Chardin"
Par Rebeillard Laurent Dr
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Lors de ses études, le Dr Rebeillard s’était passionné pour le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961, disciple dissident de Freud mais dont la « psychologie des profondeurs » fait une large place à l’âme), dans lequel il voyait à juste titre l’heureux dépassement de l’approche de l’homme largement matérialiste dispensée dans les cours de médecine. Puis il revint à la foi catholique et sut faire le lien entre la gnose et Jung, cet esprit féru d’histoire des religions et d’alchimie. Lorsque Teilhard fut à la mode, Laurent Rebeillard était donc armé pour en comprendre certains aspects, ceux que le Grand-maître Jacques Miterrand avait signalés de son côté lors de l’Assemblée Générale du Grand-Orient tenue du 3 au 7 septembre 1962, rue Cadet, à Paris.
Il y déclarait : « Au nom de l’œcuménisme, les catholiques ne restent pas fidèles, comme nous les francs-maçons, à leur passé pour en tirer leçon, ils s’efforcent de rénover leur religion…
Écoutez-bien : un jour, un savant s’est levé de leurs rangs, un authentique savant1, Teilhard de Chardin. Il a commis, sans s’en douter peut-être, le crime de Lucifer qu’à Rome on a tant reproché aux francs-maçons : dans le phénomène de « l’hominisation », et, pour reprendre la formule de Teilhard, dans la « Noosphère », c’est-à-dire dans cette masse de consciences qui entoure le globe, c’est l’homme qui est au premier plan. Quand la conscience atteint son apogée, au point « Oméga », dit Teilhard, alors c’est sûrement l’homme tel que nous le désirons, libre dans sa chair et dans son esprit. Ainsi Teilhard a mis l’homme sur l’autel et, adorant l’homme, il n’a pu adorer Dieu.
« Rome l’a senti, qui, par toutes les puissances rétrogrades groupées dans son sein, a condamné Teilhard. »
« Mais, me dit-on, à quoi a servi cette condamnation ? Écoutez : de son vivant, Teilhard n’a pu publier aucun de ses textes. Ce n’est qu’après sa mort, qu’aux éditions du Seuil et chez Grasset, ses livres sont sortis. Imaginez que nous soyons dans un pays comme l’Espagne où l’Église soit toute maîtresse, ni les Éditions du Seuil, ni Grasset n’auraient pu sortir les ouvrages de Teilhard de Chardin. […] Notre mission à nous est de servir l’avenir… Non contents d’être dans nos Temples la République à couvert, nous sommes en même temps la Contre-Église, parce que nous sommes les hommes de la vie, les hommes de l’espoir, de la lumière, du progrès, de l’intelligence et de la raison. »
De son côté le Frère Marius Lepage (alors encore Vénérable de la loge Volney, mais peu avant de fonder la loge Ambroise Paré au sein de la Grande loge nationale française) venait d’écrire dans Le Spiritualisme de mai 1962 : « Je ne vois pas que les théologiens reconnaissent le P. Teilhard pour un des leurs ; mais il est certain que tous les maçons connaissant bien leur art le salueront comme leur frère en esprit et en vérité»[souligné par nous].
Dans ce petit ouvrage de 180 pages, Laurent Rebeillard commence par situer Teilhard dans le contexte général de l’époque et dans le sillage de la parution du livre de Darwin en 1859, livre dont l’influence ne peut être sous-estimée. Même si, « de l’aveu même de Darwin, il n’y avait absolument aucune preuve que l’une quelconque des grandes divisions de la nature eût été franchie de manière graduelle, mais si l’on voulait expliquer la nature par des processus naturels, il fallait que celle-ci fût continue. […] Pour concevoir la nature, les biologistes adoptèrent peu à peu une nouvelle grille. Avant 1859, il était courant et intellectuellement respectable d’envisager le monde comme un système discontinu, résultat d’une succession d’interventions créatrices divines. Après 1859, il devint respectable de voir la vie comme le produit de processus purement naturels agissant sur de longues durées. Cependant, changer l’interprétation courante du monde n’est pas la même chose qu’établir un fait nouveau.Les faits n’ont pas changé entre 1850 et 1870, seule leur perception a changé. » (p. 39).
Cette nouvelle perception, Teihard fit beaucoup pour l’introduire et la faire accepter dans l’Église.
Son statut scientifique y aida : le grand Dictionnaire de Théologie catholique, dont la publication s’échelonna de 1903 à 1950, le voit fournir dans le tome 15, imprimé en 1946, 3 colonnes entières dans la partie « Exposé du transformisme comme doctrine biologique » de l’article « Transformisme » (col. 1 371-1 373), l’auteur composant ces colonnes par de larges citations de deux publications de Teilhard datant de 1921 et 1925. À la fin, six titres de Teilhard sont donnés en bibliographie. Malheureusement, sa pensée n’était qu’une gnose de plus, avec la particularité de s’opposer radicalement à l’idée de la Chute et, par ricochet, de devoir réinterpréter radicalement la Rédemption : « Le péché originel coupe les ailes de nos espérances, à nous qui nous lançons, à tout moment, vers l’espace des conquêtes optimistes », écrit-il. Et encore : « L’idée de chute n’est en effet, au fond, qu’un essai d’explication du Mal dans un univers fixiste. À ce titre, il est hétérogène au reste de nos représentations du Monde. Voilà pourquoi il nous opprime » (Christologie et Évolution, cité p. 151). Laurent Rebeillard reproduit quelques « pages choisies », fort utiles, du célèbre jésuite, notamment de la Messe sur le monde.
À commander chez l’auteur : 539 Chemin des corbeilles d’argent, 83136 Rocbaron (France), 12€ franco.
1 L’œuvre scientifique de Teilhard représente 2 000 pages de publications diverses, principalement la description de fossiles et de faciès géologiques. Il a donc du scientifique la formation et les travaux, et il serait injuste de lui récuser ce titre. Mais Jean Rostand fait cette remarque intéressante : « Quand on me demande ce que je pense de la ‘’théorie teilhardienne de l’évolution’’ je surprends invariablement mon interlocuteur. Je le surprends et je le déçois en lui répondant que, strictement parlant, la théorie teilhardienne de l’évolution est une chose qui n’existe pas. »
Rostand dit ensuite que Teilhard n’est pas un biologiste. « Du biologiste, il n’a ni la formation, ni le savoir, ni l’esprit. Schématiquement, on peut dire qu’il passe directement du caillou à l’homme, sans passer par le protoplasme ni par les complexités de la vie cellulaire » [souligné par nous]. Celui qui lit le Phénomène Humain arrive à la fin du livre sans en savoir davantage ou même parfois moins qu’avant de l’avoir lu. Chardin dit beaucoup de choses, mais ne prouve absolument rien. C’est pour cela que Rostand nous dit que son transformisme, affligeant par son superficiel et son conformisme, est très loin de découler des organisations et des structures germinales où devrait résider le secret des variations des espèces. « Teilhard – dit-il encore – ignore délibérément l’Embryologie et la Génétique. Il se désintéresse des chromosomes, des gènes, des acides nucléiques, laissant, par conséquent, de côté toutes les questions précises qui se posent à tout biologiste désireux d’éclaircir, avec les moyens dont nous disposons à notre époque, le mécanisme des phénomènes évolutifs. Bon gré, mal gré, le problème de l’Évolution est, avant tout, un problème de biologie cellulaire, ou plus précisément un problème de biochimie cellulaire » (Le Figaro Littéraire du 23-29 septembre 1965).