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Par Thierry Buron

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HISTOIRE
« Si l’homme est libre de choisir ses idées,il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies »
(Marcel François).

La Nature est de retour. La rupture avec l’ère libérale dans la pensée politique allemande des années vingt1

Thierry Buron2

Résumé : L’idée de « nature » a inspiré tout un courant de la pensée politique allemande avant et après la défaite de 1918. N’ayant pas connu la rupture révolutionnaire de 1789, les Allemands virent dans les idées libérales des Lumières, introduites sous l’influence française, la source d’une dénaturation de la « germanité » [Deutschtum] dont la monarchie s’était rendue complice. De là une « révolution conservatrice » s’inspirant des valeurs éternelles de l’« Empire », du « Royaume » (Reich), des origines et du « peuple » (Volk) allemands : la vie, le refus de tout intellectualisme, l’organique (entendu aussi dans le sens d’une chaîne historique), le corporatisme, la mère-patrie. Si le nazisme a pu profiter des idées nationalistes lancées par ce courant de pensée, il est à noter que la grande majorité de ces conservateurs restèrent à l’écart, voire furent victimes du nouveau Reich, certes national, mais aussi et, peut-être surtout, socialiste.

Évoquer la confrontation entre les concepts de société naturelle et de société artificielle ou utopique, dans l’Allemagne d’avant 1945, exige de rappeler trois particularités de ce pays avant la fracture politique et identitaire que lui imposèrent les Alliés au lendemain de la défaite du nazisme :

1) Par son histoire, l’Allemagne est dans une situation différente de la France, aussi bien en ce qui concerne la gestation des idées politiques que leur mise en pratique sous la forme de forces ou de régimes politiques. En Allemagne, comme ailleurs en Europe, les idées libérales et les doctrines révolutionnaires ont émergé au temps des Lumières (Aufklärung en allemand) au XVIIIe et au début du XIXe siècle, mais en partie sous l’influence des idées françaises et de la Révolution française.

Or celles-ci ont été perçues comme des phénomènes étrangers, à un moment où naissait une conscience nationale et où les armées révolutionnaires, puis l’hégémonie napoléonienne dans le pays, suscitaient des réactions nationalistes anti-françaises. De plus, cette influence a touché surtout l’ouest et le sud de l’Allemagne, les deux États allemands à l’est (Prusse et Autriche) émergeant comme pôles de la conscience nationale au temps de la domination française. Cela permet de comprendre pourquoi le rejet des idées libérales aura, au XIXe siècle, surtout après la guerre franco-allemande de 1870-1871 et encore davantage après la guerre de 1914-1918, un caractère nationaliste anti-français et anti-occidental.

Autre particularité de l’Allemagne : jusqu’en 1945, elle n’a pas connu de rupture brutale irréversible comme la France en 1789-1815. Aucune révolution au plan national n’a réussi à fonder un régime politique, à transformer le pays en profondeur et à se donner un ancrage patriotique comme en France en 1789-1792 et sous Napoléon (puis en 1830, en 1848 et au temps de la révolution institutionnalisée des débuts de la IIIe République), ou comme en Russie sous le communisme de 1917 à 1991. La seule rupture révolutionnaire qu’a connue l’Allemagne est celle que les Alliés occidentaux et soviétiques ont imposée de l’extérieur à l’ensemble du pays à partir de 1945 sous couvert de dénazification, en changeant les conceptions politiques, idéologiques et morales, et même la conscience nationale du pays.

Jusqu’à la révolution de 1918, l’idée d’une succession d’un Ancien Régime définitivement aboli par la Révolution, qui elle-même inaugurerait un processus indéfini de progrès (en gros la vulgate républicaine en France), ne s’est pas vraiment concrétisée dans les pays germaniques. En revanche, la Première Guerre mondiale a constitué en Allemagne, pour les deux décennies suivantes, une césure plus marquée qu’en France au plan de l’impact des idées et des mentalités politiques. L’« idéal de 1914 » semble rompre avec le passé de doutes et de divisions de l’avant-guerre en théorisant l’enthousiasme patriotique et l’esprit guerrier des premiers mois de la guerre. Il restera une référence chez nombre d’anciens combattants et d’écrivains politiques, même après la défaite de 1918.

C’est ce qui explique que dans les années vingt, les adversaires des idées libérales, mis à part les conservateurs monarchistes, loin d’adopter un programme de restauration comme dans la France après 1815, loin de recourir au concept de contre-révolution comme dans la France du XIXe siècle (dans la mesure où en Allemagne la révolution de 1918 ne l’a pas emporté sur le long terme), utiliseront volontiers le terme de « révolution » (assorti des qualificatifs de « conservatrice » ou de « nationaliste » selon les tendances). Pour eux, la révolution est une rupture nécessaire, car elle s’oppose à l’évolution libérale, démocratique ou marxiste, inachevée ou partielle, que le pays avait connue jusqu’en 1914, et cela d’autant plus que le nouveau contexte issu de la guerre leur paraît prometteur. Ainsi, alors qu’en France, l’évolution depuis la césure de la Révolution incite au pessimisme les adversaires des idées libérales de 1789, en Allemagne, le choc salvateur de 1914 et la clarification d’après 1918 les inclinent au contraire à l’optimisme.

Un autre élément décisif pour la question qui nous occupe est le caractère récent et inachevé de la formation de la nation allemande, alors qu’en France, la Révolution a hérité d’une nation quasiment constituée par l’État monarchique (pour lui donner ensuite un contenu différent).

En Allemagne, le nationalisme, stimulé par la montée de la puissance de la Prusse et du Reich de 1866 à 1914, et exacerbé par la défaite de 1918, va conditionner, comme nous le verrons, l’attitude de ces milieux envers le libéralisme et l’idée de révolution. Il influence leur regard politique sur le passé et les perspectives d’avenir. Il faut achever l’œuvre de création de la nation. Le concept de révolution, dont ils se servent pour formuler leurs objectifs politiques, idéologiques et éthiques, a un caractère national.

De fait, après la défaite, après la révolution démocratique et marxiste et la chute des monarchies allemandes en 1918, il n’y a pas de puissant mouvement de contre-révolution au sens d’une restauration du Reich bismarckien ou de la monarchie de Guillaume II. Bien plus, la monarchie prusso-allemande, qui a fait l’unité de la « Petite Allemagne » (sans l’Autriche) en 1866-1871, est associée à l’ère libérale (avec ses défauts) et finalement à la défaite.

La rupture avec la pensée libérale et ses conséquences présumées (la démocratie parlementaire et le marxisme, mais aussi l’utilitarisme et le matérialisme) ne doit donc pas bénéficier, selon ces auteurs, à une restauration monarchique, qui serait à leurs yeux insuffisante et vaine. Enfin, la rupture de 1918, à première vue catastrophique si l’on ne considère que la défaite militaire et la « révolte » marxiste du 9 novembre 1918, a eu un avantage, celui de déblayer un terrain déjà passablement pollué avant 1914.

D’où l’idée, face à ce champ de ruines, de fonder un nouvel ordre qui cherchera ses sources d’inspiration, non pas dans la monarchie constitutionnelle semi-libérale récemment disparue, mais dans l’histoire ancienne et les valeurs « éternelles » du Royaume (Reich)des origines et du peuple (Volk) allemands.

C’est là que l’idée de nature intervient dans la réflexion politique, en tant qu’élément d’une permanence historique ou biologique du peuple allemand à travers les siècles, et en tant qu’élément d’une identité vraie de ce peuple définie contre les apports extérieurs, étrangers et néfastes au génie national, qui sont perçus comme des facteurs de la dégénérescence et de l’aliénation que le pays a subies au cours de son histoire récente : la nature comme antidote, recours et moyen de salut, en quelque sorte.

2) La deuxième différence avec la France est la division confessionnelle des pays germaniques entre catholiques et protestants, à laquelle la France a largement échappé grâce à l’édit de Fontainebleau en 1685 : révocation de l’édit de Nantes. De ce fait, il ne peut y avoir de modèle catholique ou protestant comme fondement spirituel et politique de toute la nation. D’où le flou religieux chez ces auteurs, voire l’invention de valeurs spirituelles autres tirées de l’expérience de la Grande guerre ou d’un passé très ancien remontant au Reich médiéval et jusqu’à la Germanie primitive, censés représenter l’authenticité et la permanence de leur peuple. Ils justifient cette distanciation avec les deux Églises officielles et dominantes dans le pays par le fait qu’elles se sont accommodées au XIXe siècle de l’ère libérale. Le protestantisme a soutenu la fondation de la monarchie prusso-allemande libérale, qui lui assurait pour la première fois la prépondérance dans l’Allemagne unifiée ou « Petite Allemagne », tandis qu’après le Kulturkampf le catholicisme appuyait les institutions libérales qui garantissaient sa position minoritaire dans le nouveau Reich. De cette difficulté, les auteurs nationalistes pensent sortir en recourant non pas à la tradition (sinon comprise comme une constante), mais à la nature. Celle-ci est sollicitée pour mobiliser des valeurs spirituelles nationales jugées permanentes, au-delà de la division confessionnelle et même du christianisme. L’idée est qu’il existe depuis les origines une spiritualité germanique continue dont les deux confessions seraient des manifestations historiques et partielles.

3) Troisième et dernière différence : l’Allemagne est sans doute le pays où la Première Guerre mondiale a eu le plus grand impact spirituel, idéologique et politique. L’expérience du front, de la mort, de la solidarité entre combattants, a suscité des valeurs radicalement différentes de celles de la société civile libérale, bourgeoise, urbaine, critique, de lutte des classes, issue du siècle précédent. Ces valeurs sont exaltées dans un mouvement de pensée propre à l’Allemagne, « l’idéal de 1914 », qui met en théorie politique les phénomènes d’union mythique et mystique du peuple allemand, qui se sont produits lors de l’entrée en guerre en 1914. Quant à la défaite et à la révolution de novembre 1918 – qui n’a été qu’un succès passager –, elles sont interprétées plutôt comme le moment décisif qui a déclenché la rupture avec l’ère libérale d’avant-guerre.

De là viennent, il faut le rappeler, l’optimisme de ces auteurs et le sentiment de confiance et de force qu’exprime dans les années vingt leur pensée politique. Des tranchées est sortie une « communauté nationale » (Volksgemeinschaft) appelée à remplacer la société atomisée, utilitaire, critique, conflictuelle d’avant 1914, qui survit pour quelque temps encore dans la démocratie de Weimar, cette « république sans racines », selon l’expression d’Arthur Moeller van Den Bruck. L’écrivain ancien combattant, Ernst Jünger, évoque même « une race neuve » en train de naître. Or ces valeurs issues de la guerre révèlent en fait la vraie nature de l’homme allemand longtemps occultée à l’ère libérale. Après une période de dégénérescence libérale contre nature, la nature est de retour, grâce à l’épuisement du système antérieur à 1918 et à l’épanouissement de la nature vraie de l’homme allemand dans la guerre. La révolution, à laquelle ces auteurs aspirent, n’est autre que le retour de la nature.

Mais pourquoi cette référence à la nature et en quoi consiste-t-elle ?

L’erreur du monde moderne, depuis Descartes jusqu’au début du XXe siècle, est d’avoir succombé à l’intellectualisme, système de pensée abstrait coupé de la réalité globale de la vie, et d’avoir placé la raison au-dessus de la vie, alors que ce sont la vie et l’expérience qui sont au centre de l’existence spirituelle. Au plan philosophico-éthique, ces auteurs allemands rejettent avec force l’esprit, la raison, l’intellect. La nature est supérieure à l’esprit. Elle s’oppose à la raison déconnectée de la vie. Elle est l’expression de la vie, elle est créatrice de valeurs, mais aussi source d’énergie, dynamique, force, mouvement de sélection. À l’inverse, la critique est destructrice, l’analyse vaine, la tolérance dangereuse.

La nature s’oppose à l’intellect, à l’abstraction, à l’utopie. Comparé à la vie, l’esprit est limité. La vie a « son esprit propre, sa raison propre, profonde, créatrice, dont on n’aperçoit pas en surface les sources profondes3 ». La nature, la vie, servent à fonder des valeurs. Elles ont une existence concrète, contrairement à la vérité abstraite. « L’esprit est l’ennemi de l’âme, il la sépare du corps auquel elle est naturellement associée4. » « La vie n’est pas le jouet inconditionnel du cerveau. Elle est intimement liée, en particulier par le sang, fondement de la communauté, au noyau vital auquel elle appartient5. » Au-dessus de la raison et de l’esprit, il y a des phénomènes naturels créateurs de valeurs, qui sont le peuple, la race, le sang et le sol. Le chaos de la nature, fécond, est même préférable à l’ordre stérile de la raison car il balaie l’ordre non naturel en libérant les forces naturelles en l’homme.

La nature permet donc à l’homme de sortir de la sphère de la raison, de l’analyse et de la critique pour agir, créer, affirmer, au-delà des préjugés et des scrupules. « La vie ne connaît pas la tolérance. Elle est fanatique. La communauté de sang n’a pas besoin de justification intellectuelle. Une communauté de sang n’a pas à se justifier : elle existe, elle est là, sans qu’elle éprouve le besoin de se justifier intellectuellement6. » La nature libère l’homme de l’aliénation de l’intellect.

« La vie est au commencement et à la fin. Dans l’histoire, il n’est question que de la vie, toujours de la vie, et du triomphe de la volonté de puissance et non du triomphe de la vérité, de la science ou de l’argent7 », ces valeurs de la société contemporaine fondée sur l’abstraction intellectuelle, l’objectivité matérielle et l’utilitarisme.

L’intellect est même nuisible à la nature de l’homme. « L’expansion

de l’intellect se fait au détriment de la substance même de l’homme

dans son ensemble. » Il affadit, réduit, affaiblit l’instinct, la passion, l’imagination, le sentiment. « Quand l’homme s’oriente vers l’intellect, ce sont les racines de son existence qui se dessèchent8. »

Ainsi, la nature de l’homme, la vie, est aliénée de son existence organique par l’intellect. D’où il s’ensuit que « le rationalisme, en décomposant le monde en intérêts, a causé la dégénérescence de l’Europe.

Mais le résultat de la guerre mondiale, ce fut l’effondrement de ce rationalisme : la faillite de l’utilitarisme britannique, la faillite des droits de l’homme et de la Révolution française, la fin du siècle des Lumières9 » .

Logiquement, ces auteurs rejettent l’individualisme, associé à la philosophie libérale. L’individu étant subordonné à quelque chose qui le dépasse, l’individualisme n’est qu’un fractionnement artificiel de la vie. Il faut lui opposer une conception organique. « L’organique s’oppose au mécanique, le dynamique au statique, l’âme à l’esprit10. » Tous adhèrent à une conception organique, mais certains sont en faveur d’un organicisme historique, alors que d’autres penchent vers un organicisme biologique qui les rapproche de la doctrine national-socialiste. La première tendance est représentée par Edgar Jung, un « conservateur-révolutionnaire », un moment conseiller du chancelier conservateur von Papen et future victime du nazisme en 1934 : « Dans un organisme politique naturel, l’individu est par sa vie concrète inséré dans une chaîne historique et dans la vie de la communauté politique dont il est membre11. » Or « l’individu passe, mais l’ensemble des rapports reste12 ».

Cette conception a des conséquences politiques. Un système politique ne peut être fondé sur une notion abstraite de l’homme qui ignore la vraie nature de l’homme (biologique, psychique), son histoire longue (la chaîne historique d’un peuple), son enracinement

dans un sol donné, ses expériences vécues. « Il y a des frontières organiques à l’intérieur desquelles la vie, enracinée dans le sol de la

mère-patrie, ayant des affinités avec cette terre, doit être unifiée et sécurisée afin d’exprimer sa nature propre. Tout lien mécanique qu’on voudrait leur superposer est contraire à sa nature13. »

La nature génère un « principe aristocratique », celui de la sélection par rapport à la masse. Elle n’admet pas l’égalité et elle est intolérante. Négliger ce principe au nom des idées libérales d’égalité et de tolérance ne peut qu’entraîner « une vengeance inéluctable » de sa part. « La vie prise dans son ensemble est une intolérance permanente. La nature ne connaît pas la tolérance. Elle est même ce qu’il y a de plus intolérant. Elle détruit tout ce qui n’est pas viable. L’homme n’est qu’une petite bactérie, un petit bacille sur cette planète. S’il se soustrait aux lois de la nature, non seulement il ne changera pas ces lois, mais il provoquera lui-même la fin de sa propre existence. »

Une telle explication du monde par la nature condamne le libéralisme. Celui-ci n’a pas d’avenir, contrairement au conservatisme, car ce qui est changeant cède toujours face à ce qui est permanent.

« Le libéralisme a été le fossoyeur des civilisations. Il a détruit des religions. Il a détruit des patries. Il a été le ferment de décomposition de l’humanité. Les nations, transformées en sociétés par un processus de dissolution au nom de la liberté, de l’utilitarisme, de la raison, de l’humanité et des droits de l’homme, ont cessé d’être des peuples14. » « Il a été le mauvais génie du XIXe siècle », l’expression d’une société déjà décomposée, coupée de ses traditions, de son passé et donc de son avenir. Il a gommé les différences réelles entre les peuples, les langues, les cultures, les races, dans l’intention de les détruire.

Le libéralisme instrumentalise une utopie pour pousser les peuples à leur propre destruction.

Au contraire, « le conservateur a l’éternité pour lui. La nature est conservatrice en ce qu’elle repose sur l’immuabilité de tous les phénomènes. Seule change la surface, mais les changements superficiels ne comptent pas, car le vaste fonds commun des espèces, invariable, est toujours plus important que les variations qui se produisent avec le temps pour disparaître avec le temps ou se fondre dans le tout ». Ainsi en politique, « les institutions, coutumes, mœurs, et tout ce qu’il y a de permanent dans le caractère d’une race ou d’un peuple, subsistent et peuvent avoir beaucoup plus de force que les formules variables fournies par chaque époque, et qui passent avec elles15 ».

Enfin, la démocratie parlementaire occidentale et les systèmes issus du marxisme sont d’avance condamnés parce qu’ils prétendent ignorer les lois de la nature dans l’homme et dans les sociétés. L’élection par la masse sélectionne les médiocres (c’est le titre du livre d’Edgar Jung : Le Règne des inférieurs). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un nationaliste-révolutionnaire comme Ernst Jünger condamne la voie légale de conquête du pouvoir par les nationaux-socialistes à partir de 1925. La démocratie de type occidental est un système antinaturel fondé sur une mécanique quantitative individualiste et égalitaire. L’élection démocratique fondée sur le principe majoritaire est contraire à la nature « parce qu’elle donne à ce qui est inférieur un pouvoir sur ce qui est supérieur selon la hiérarchie de la nature16 ». C’est la République de Weimar qui est ici visée.

La démocratie est un système formel et mécanique, de surcroît étranger à l’esprit et aux besoins de la nation. Elle bride même « l’instinct naturel et vital qui a sa source dans le peuple ». Elle est le produit des « idoles formelles occidentales17 » imposées par le vainqueur en 1918. Elle est « l’ennemie acharnée d’un ordre nouveau organique de la vie allemande ».

Au contraire de la démocratie occidentale, un système corporatiste ou autoritaire serait plus conforme à la nature. L’ « État corporatif » (Ständestaat) prôné par Othmar Spann exprime la loi du vivant, c’est-à-dire une inégalité dans un régime hiérarchique et une communauté nationale. « Les conceptions corporatistes avec une représentation en rapport organique avec le peuple (remplaceront) les conceptions atomistiques18. » Le « principe d’autorité » (popularisé par le national-socialisme sous le nom de Führerprinzip) se fonde sur un lien personnel – commandement et allégeance à un chef responsable –, sur la loyauté, le dévouement, l’obéissance et le devoir au sein d’une communauté solidaire. Enfin le nationalisme, supérieur au libéralisme, est destiné à le remplacer. « Il ne se limite pas comme ce dernier aux armes intellectuelles. Contrairement au libéralisme, il se réfère à une communauté naturelle et non intellectuelle. 

Or l’intellect n’a qu’un rôle purement fonctionnel, et non essentiel. Le nationalisme n’a même pas besoin d’idéologie, à la différence du marxisme. Car il est un nouveau rapport à l’élémentaire, au sol et à la mère-patrie, qui a ressurgi dans les combats de la Première Guerre mondiale et a été fécondé par le sang versé. Il est une poussée de la langue intime primitive du peuple19. » Il n’est donc pas tributaire des variations du temps. « Nous pensons à l’Allemagne de tous les temps, à l’Allemagne d’il y a 2 000 ans et à l’Allemagne d’un présent éternel. Le nationalisme est conservateur parce qu’il est conscient qu’il n’existe pas d’avenir qui ne soit enraciné dans le passé. Mais le nationalisme allemand ne veut pas conserver les valeurs allemandes parce qu’elles sont allemandes, car cela signifierait qu’il voudrait conserver le passé. Il veut conserver ce qui est allemand dans ce qui est en devenir et dans les événements révolutionnaires de ce siècle qui commence, donner enfin à la nation la conscience d’elle-même20. »

Éloignée du pessimisme autant que de la nostalgie, une telle conception est plutôt volontariste. « L’histoire est un héritage, un grand transfert, la force des choses qui porte les peuples du passé vers l’avenir. Mais cet héritage doit être sans cesse reconquis. »

Le remède n’est donc pas la réaction mais la conservation active. « Le réactionnaire (qui veut réorganiser le monde germanique selon la belle ordonnance qui était la sienne auparavant) est la forme dégénérée du conservateur. Sa conception est rationaliste, superficielle, tandis que celle du conservateur est enracinée. Le réactionnaire se représente le monde tel qu’il a toujours été, le conservateur la voit comme il sera toujours. Il a l’expérience de son époque. Ce qui était ne sera jamais plus, mais ce qui était toujours peut toujours remonter à la surface. » Il faut « se rattacher au passé, et non le restaurer ». D’où ce concept de révolution conservatrice, propre à l’Allemagne, « où l’idée révolutionnaire et l’idée conservatrice se rencontrent, se croisent et se touchent21 ».

Face à l’ordre pseudo-rationnel, le règne des valeurs éternelles, qui remontent aux origines, à la substance existentielle même de l’homme est le plus fort. Il va donc l’emporter. Le XXe siècle va vaincre l’intellectualisme du XIXe.

C’est le sens de la « révolution conservatrice ». « La révolution conservatrice, c’est la remise à l’honneur de toutes les lois et de toutes les valeurs fondamentales sans lesquelles l’homme perd tout lien avec la nature et avec Dieu, et ne peut construire aucun ordre véritable. Au lieu de l’égalité, la valeur intrinsèque ; au lieu de l’idée sociale, la juste place dans la société hiérarchisée ; à la place de l’élection mécanique, l’émergence organique des chefs ; à la place des contraintes bureaucratiques, la responsabilité autonome ; à la place du bonheur de la masse, le droit à la « communauté nationale » (Volksgemeinschaft)22

La conviction qu’il y a une histoire cyclique de la pensée humaine et que l’on se trouve à un tournant de celle-ci au lendemain de la Première Guerre mondiale est à la base de l’optimisme de ces penseurs politiques. Pour Edgar Jung, la civilisation occidentale libérale, démocratique, marxiste, n’est plus d’actualité. Le libéralisme est en voie d’épuisement, le marxisme est obsolète. Un cycle s’achève. On va assister au retour des valeurs éternelles, à une régénération. La nature va reprendre le dessus. L’âge individualiste est entré en crise. L’homme libéral antinaturel va laisser la place à l’homme supra-individualiste, maillon d’une chaîne historique et d’une vie collective23.

La démocratie de type occidental vit ses derniers instants. « Le moment du renversement vient24. » « La démocratie libérale est elle-même la forme politique du déclin.

Elle est apparue lorsqu’une bourgeoisie urbaine rationaliste a remplacé l’État organique (associant la noblesse, le clergé et la paysannerie), par un État abstrait (fondé sur un contrat social, des normes juridiques et morales, les droits de l’homme et du citoyen)25. »

Or « cette conception de l’État fondé sur un contrat social correspondait à une époque où les peuples avaient perdu leur nature, à un moment où le droit naturel violait la nature26 ». « La démocratie, c’est ce que veut le peuple. La seule chose qui compte, c’est la volonté du peuple. Aucune constitution, aucun parlement, aucun parti ou coalition de partis ne doit lui faire obstacle27. » « La démocratie, c’est la participation du peuple à l’État et non pas la forme de l’État. Nous avons à l’origine commencé par être un peuple démocratique, car nous avions compris dès notre entrée dans l’histoire que la démocratie n’était rien d’autre que le peuple lui-même. Elle était fondée sur des liens charnels, et non sur un contrat comme aujourd’hui. Ses fondements étaient la tribu, la famille, la communauté nationale. La démocratie, c’étaient des unions, des communautés, des éléments politiques et sociaux constitutifs du peuple… Ces communautés élisaient librement un chef pour les conduire à la victoire et elles lui obéissaient… L’État allemand était l’ensemble de ces communautés, et sa constitution n’était autre que l’ensemble de leurs mœurs et de leurs coutumes. Il était l’union intime de toutes ces communautés et il s’exprimait par des assemblées populaires, où la nation était représentée politiquement et participait à l’accomplissement de son destin… La démocratie allemande était un corps dont tous les membres avaient entre eux des rapports vivants. Chacun d’eux avait sa place et jamais aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée de changer de fonction : la tête assumait sa fonction de tête, le bras sa fonction de bras, et chaque autre partie du corps assumait sa fonction propre. En toute responsabilité. Cette division fonctionnelle, profondément ancrée dans le peuple, était la base solide de son existence. Elle lui donnait la force nécessaire pour défendre l’État et la constitution28. »

L’optimisme de ces penseurs politiques n’est pas dû seulement à cette conviction de la supériorité d’un système politique fondé sur la nature par rapport à un système libéral fondé sur le rationalisme. Il paraît conforté à leurs yeux par les événements de l’histoire récente de l’Allemagne, en particulier les plus dramatiques, la défaite et la révolution de novembre 1918.

Ils ne se contentent pas d’une dénonciation largement répandue dès le début dans l’opinion conservatrice et nationaliste du « coup de poignard dans le dos » de l’armée allemande. Mais à quelques années de distance, d’un côté ils rabaissent la révolution de novembre, qui ne fut qu’ « une révolte », « une rébellion » et non une vraie révolution, et de l’autre ils lui reconnaissent des mérites. « Elle a manifesté une forme de vigueur ou d’énergie dans la défaite ».

En même temps, « elle a déblayé le terrain de tous les obstacles qui auraient pu nous gêner » (monarchie et institutions de l’ère libérale). « De puissants pouvoirs ont été renversés, mais les fossoyeurs (les révolutionnaires) ont créé leur propre tombe. Ils croyaient être des fondateurs, ils ne furent que des instruments ». Et le phénomène est à l’échelle européenne : à côté des « puissants pouvoirs (de l’ère libérale) renversés […], les autres ne sont plus que des simulacres vides, et (leurs) idéologies sombrent et fuient comme des comètes29. »

Au-delà de la défaite, la guerre a été un événement fécond. L’expérience de la guerre a donné un sens nouveau à la vie. Elle a produit un changement dans la pensée des peuples européens en marginalisant les idées libérales et les systèmes de pensée politique appuyés sur la raison ou la théorie économique. « L’expérience d’une guerre perdue nous a offert un renversement décisif des valeurs en ranimant brutalement la foi dans les liens du sang, du sol et du destin, foi bien plus forte, plus signifiante et plus efficace que toute autre, et surtout bien supérieure aux principes fondés sur la logique ou les théories économiques30. » « Même si la guerre n’avait pas eu d’autres effets que de permettre aux peuples européens de vaincre le libéralisme en eux-mêmes et d’éveiller en eux un sens nouveau de la vie, les millions de morts ne seraient pas morts pour rien31. » Ni accident tragique dénué de sens, ni parenthèse dans une évolution politique qui reprendrait son cours, la guerre inaugure une époque fondée sur d’autres valeurs.

Elle a aussi nationalisé la pensée politique et rendu inactuels les systèmes et les idéologies transnationaux. « Le sang allemand a fait de cette guerre une guerre allemande… La guerre est notre père. Elle a engendré en nous une race nouvelle… Elle va faire éclore ce qu’il y a de naturel en nous, ce qu’il y a d’élémentaire et d’authentique sauvagerie, de capacité à produire vraiment, par le sang et la semence32. »

Le but de cette communication était de rechercher, à travers leurs écrits, les points communs qui unissent ces auteurs, tous critiques vis-à-vis du libéralisme, de la démocratie de type occidental et du marxisme, et nationalistes à des degrés divers, au-delà de leurs systèmes de pensée respectifs évidemment différents.

On n’a pas insisté ici sur l’emprunt de certaines de ces idées par Hitler et le national-socialisme. Parler d’une quelconque responsabilité de ces auteurs dans ce qui a constitué par la suite l’histoire du IIIe Reich serait une absurdité, d’autant plus que la très grande majorité d’entre ceux qui vivaient sous le régime nazi est restée à l’écart de celui-ci, ou en a même été victime. Leurs idées, exprimées dans un pays de culture dynamique à un moment de rupture exceptionnel (dans les années vingt, quelques années après la défaite et la révolution) montrent en tout cas l’intérêt qu’il peut y avoir à redonner sa place à l’idée de nature aux moments d’épuisement d’idéologies et de systèmes réputés définitifs.

1 Conférence donnée à la Journée du CEP, à Paris, le 25 avril 2015.

2 Ancien élève de l’ENS-Ulm, Thierry BURON a enseigné à l’université de Nantes. Il collabore à la revue de géopolitique Conflits.

3 JÜNGER Ernst, art. dansla revueArminius, 1927.

4 KLAGES Ludwig, Der Geist als Widersacher der Seele (L’Esprit comme antagoniste de l’âme), 1929-1932.

5 JÜNGER Friedrich-Georg, Der Aufmarsch des Nationalismus (Le Rassemblement du nationalisme), 1926).

6 Ibid.

7 SPENGLER Oswald, Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l’Occident), AU Vienne, 1918, & Munich, 1922.

8 STAPEL Wilhelm, Der christliche Staatsmann. Eine Theologie des Natio- nalismus (L’Homme d’État chrétien. Une théologie du nationalisme), 1932.

9 MOELLER VAN DEN BRUCK Arthur, Das dritte Reich, (Le Troisième Reich), Hambourg, 1923.

10 KLAGES, op. cit.

11 JUNG Edgar, Die Herrschaft der Minderwertigen (Le Règne des inférieurs), 1927-1932.

12 MOELLER, op. cit.

13 JÜNGER Ernst, art. dansla revue Die Standarte (L’Étendard), 1926.

14 MOELLER, op. cit.

15 Ibid.

16 Cf. SPANN Othmar, Der wahre Staat (Le véritable État), Leipzig, Quelle & Meyer, 1921, et Edgar JUNG, Herrschaft (Domination), 1930.

17 BOEHM Max-Hildebert,Körperschaft und Gemeinwesen (Organisme et collectivité), Leipzig, 1920.

18 MOELLER, op. cit.

19 JÜNGER Ernst, Der Kampf um das Reich, (Le Combat pour le Reich), 1929.

20 MOELLER, op. cit.

21 Ibid.

22 JUNG Edgar, Deutschland und die konservative Revolution, (L’Alle- magne et la Révolution conservatrice), 1932.

23 JUNG Edgar, Herrschaft, op. cit.

24 MOELLER, op. cit.

25 SPENGLER, op. cit.

26 MOELLER, op. cit.

27 JÜNGER Friedrich-Georg, visant la République de Weimar sur sa fin dans : Das Gesicht der Demokratie, (Le Visage de la démocratie), 1931.

28 MOELLER, op. cit.

29 JÜNGER Ernst, art. dans la revue Die Standarte.

30 JÜNGER, art. dansla revue Arminius.

31 JÜNGER, art. dans la revue Die Standarte.

32 Ibid.

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