Partager la publication "Les « démythisateurs » sont toujours là !"
Par Marie-Christine Ceruti-Cendrier
SOCIÉTÉ
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. »
(P. Le Prévost)
Marie-Christine Ceruti-Cendrier1
Résumé : Son mari étant diplomate, l’auteur eut l’occasion de séjourner dans de nombreux pays, notamment en Biélorussie. Elle y donne des cours à la faculté de Théologie de l’université de Minsk. Élève de Claude Tresmontant, elle s’était convaincue de la nécessaire cohérence entre les vérités des deux ordres : celles de la raison et celles de la Révélation. Il était compréhensible que l’athéisme des Soviets eût fait de la science une arme contre la religion, surtout en Biélorussie, choisie par Moscou pour « expérimenter » l’athéisme scientifique. Mais si le régime politique de ce pays a changé, il est désolant de constater qu’une autre forme du divorce entre science et foi soit apparue, cette fois sous l’influence des « démythisateurs », en réalité des démolisseurs qui sévissent en Occident. Ces démythisateurs, Marie-Christine Ceruti-Cendrier les a retrouvés en Asie et même dans un séminaire en pleine brousse, en Zambie !
Lorsque je suis arrivée à Minsk en mars 1997, nous étions au lendemain (ou presque) de la chute du communisme (fin décembre 1991). Il en restait des traces plus que visibles. Pendant 74 ans, la Biélorussie tout entière avait été soumise à l’« athéisme scientifique ». Elle y avait même été assujettie de façon particulière puisqu’elle avait été « sélectionnée » comme territoire d’expérimentation de cette doctrine. En 1960, Khrouchtchev fit démolir à Grodno une église ancienne, joyau et fierté de ses habitants ; en 1967, la cathédrale Sainte-Sophie de Polotsk fut transformée en musée de l’athéisme.
À Minsk, la cathédrale catholique, transformée en salle de sport, vit sa façade démantelée – c’est ainsi que je l’ai trouvée tout au début de mon séjour. L’intérieur était dans un état effroyable quand j’y suis entrée pour la première fois. Et autant que je m’en souvienne, la cathédrale orthodoxe n’était pas en meilleur état. Seulement voilà : les babouchkas, les « grands-mères russes », plus ou moins illettrées et considérées comme sans importance par les autorités de l’Empire soviétique, veillaient. Ce sont elles qui, en secret, avec un courage avoisinant l’héroïsme, ont conservé la foi chrétienne et l’ont transmise à leurs descendants2. Si bien que lorsque la liberté de culte a été autorisée en Russie, comme en Biélorussie, ce fut une tornade de piété qui s’est déchaînée, aussi bien chez les catholiques que chez les orthodoxes. Les églises étaient trop petites : pendant mon séjour en Biélorussie, il m’est arrivé, à la messe du dimanche, de ne pas réussir à faire le signe de croix : comme dans le métro de Paris à six heures du soir, la foule était trop nombreuse.
Si bien qu’il n’y a rien d’extraordinaire dans le fait que l’Institut de théologie de l’Université Européenne des sciences humaines, devenu par la suite l’Institut de théologie (en France on dirait Faculté de théologie) de l’université de Minsk, ait reçu immédiatement des demandes d’inscription. Et c’est là que, dès 1998, j’ai commencé à enseigner. À cette époque bénie, il n’était pas question de méthode historico-critique dans les salles de cours, ni nulle part ailleurs. C’est plutôt les lésions apportées par le communisme pur et dur qui se faisaient sentir.
Je faisais cours bien évidemment sur l’historicité des Évangiles en m’appuyant sur l’abbé Jean Carmignac dans La Naissance des Évangiles synoptiques (1984), ou sur Claude Tresmontant dans Le Christ hébreu (1983), mais aussi sur les raisons rationnelles de croire en Dieu ou sur le fait que le christianisme, bien loin d’avoir entravé la science, lui fut au contraire indispensable ; bref j’ai beaucoup insisté sur le rationnel, l’indispensable dimension rationnelle de la religion chrétienne3.
Enseigner ceci était pour le coup révolutionnaire. Pendant des décennies, tout le monde avait été copieusement endoctriné par ce précepte que la religion était par définition irrationnelle et parfaitement contraire à la science sous toutes ses formes. Je venais enseigner le contraire. Mais je dois dire qu’à l’époque, du côté des étudiants, la satisfaction était évidente : je devrais même dire l’enthousiasme. Il faut préciser qu’alors et comme ils me l’ont dit eux-mêmes, vu leur âge, ils n’avaient pas vraiment connu le communisme mais ils en voyaient les effets.
En revanche, chez les adultes – doctes professeurs qui me faisaient l’honneur d’assister à mes cours – ou membres du personnel, la méfiance au début était de mise. Assez curieusement, plus que de moi, c’était de la science qu’ils se méfiaient, suivant le fameux adage : la science et la religion doivent rester soigneusement séparées : oukase toujours en vigueur en Occident et que saint Pie X analysait fort bien dans son encyclique Pascendi (1907). En fait, pour les destructeurs de religion, il s’agissait de claironner que les deux étant de nature complètement différente, il ne fallait à aucun prix les mélanger, quitte ensuite à ne pas se priver de donner le pas à la science.
En pays communistes les chrétiens se retranchaient donc dans le premier précepte, persuadés qu’ils étaient d’être battus en cas de conflit.
Car oui ! ils n’étaient ni physiciens ni biologistes et n’avaient pas à l’être, évidemment. Pour garder la foi, ils ne voulaient donc pas entendre parler de science.
Cependant, quand ces adultes se rendaient compte que, bien loin de miner leurs convictions religieuses, ce que je pouvais dire – en particulier sur l’astronomie ou la biologie – les soutenaient, petit à petit ils se laissaient convaincre et, bien qu’ils fussent méfiants encore, je sentais naître chez eux un immense soulagement : la science (la vraie) n’était donc pas contraire à leur foi. À cette époque toujours, je ne rencontrais pas de problème avec mon enseignement sur l’historicité des Évangiles, appuyé sur la découverte que ces derniers avaient été écrits d’abord en langue sémitique (Carmignac et Tresmontant), ou bien sur les données archéologiques (en particulier, à ce moment-là, Vittorio Messori et Jacqueline Genot-Bismuth). Il y aurait bien d’autres savants ou bien d’autres découvertes à citer aujourd’hui.
Mais je parlais d’époque bénie… Un jour une de mes amies, une française qui fréquentait aussi l’Institut de théologie, me fit part d’une conversation dont elle venait d’entendre des bribes. L’Institut avait organisé un colloque international et des « spécialistes », professeurs ou chercheurs avaient été invités. Ils venaient de différents pays d’Europe occidentale. Et devant l’université, ils discutaient entre eux : pour – m’a-t-elle dit – être sûrs de n’être pas compris, ils s’exprimaient en français. Je l’attendais avec une autre amie à quelque distance et, dès que je la vis, je me mis à l’interpeller par son nom. À ma grande surprise, elle me fit signe de me taire. Je m’apprêtais bien sûr à lui parler dans notre langue commune et les théologiens se trouvaient entre elle et moi. Quand elle nous rejoignit, elle nous dit qu’elle avait fait cette découverte stupéfiante : ils étaient en train de se dire : « Comment pouvons-nous faire pour débarrasser ces gens de leurs superstitions ? » Je peux certifier ici que je n’ai jamais trouvé de « superstitions » chez ces orthodoxes, à moins de faire entrer sous ce terme la foi dans l’Incarnation, la Résurrection, la présence réelle dans l’Eucharistie, etc.
Ce fut donc le premier pas. Heureusement, si l’on peut dire, à ce moment-là séjourner à Minsk était encore assez inconfortable : pas de chauffage pendant trois semaines au printemps et en automne, des magasins de nourriture mal approvisionnés, l’eau souvent froide dans les robinets, des moyens techniques laissant encore à désirer, des rues mal pavées…
Ce qui faisait que ces gens-là ne tenaient pas à rester trop longtemps parmi nous et que le danger était encore limité. Mais les temps ont changé petit à petit. Aujourd’hui Minsk est tout à fait semblable à n’importe quelle autre capitale européenne.
Un beau jour cependant, j’appris qu’une nouvelle chaire avait été créée à l’Institut de théologie pour un professeur de langue russe – j’ignore encore s’il est Russe ou Biélorusse – qui était allé faire ses études de théologie en Allemagne… Las ! Je savais ce que cela voulait dire et que toute la méthode historico-critique, la démythisation, le modernisme, appelons cela comme on voudra, allait déferler sur nos étudiants. Je ne me trompais pas. Après que nous avons quitté Minsk, j’ai continué à m’y rendre une fois par an plusieurs jours pour un cycle de cours. J’ai enseigné les mêmes choses qu’avant, mais avec des informations de plus en plus fournies : car oui ! les découvertes se multiplient ! Mais les questions se sont faites de plus en plus fournies aussi de la part des étudiants. Leur professeur – celui dont je viens de parler – avait entre-temps publié deux livres dont vous pouvez imaginer le catastrophique contenu. Puis, récemment, deux élèves sont venus séparément me trouver en me disant que ce qui leur était enseigné ébranlait leurs convictions, que plusieurs de leurs camarades avaient cessé de fréquenter les cours et que certains avaient perdu la foi.
Ces « démythisateurs » comme je les appelle, je les ai retrouvés partout. Ils obstruent les chaires des Universités, les « rencontres » paroissiales, les cours des Instituts religieux. Ils se trouvaient dans tous les pays d’Europe où j’ai eu l’occasion de donner des conférences, et même à Taïwan, et jusqu’en Zambie où je les ai retrouvés dans un séminaire en pleine brousse !
Détaillons cet exemple-ci. J’accompagnais une amie, Emanuela Marinelli, une grande spécialiste du Linceul de Turin4, à qui il avait été demandé, après plusieurs conférences à Lusaka, d’en faire encore une dans ce lieu éloigné de tout. Comme d’habitude, elle avait obtenu un franc succès auprès de ces jeunes Africains quand, aimablement, il nous fut demandé de venir prendre une tasse de thé avec les professeurs.
Il faut dire que les enseignants dans ces séminaires, ou bien arrivent des pays dits occidentaux, ou bien y sont allés se spécialiser. C’est là que le drame éclata. Emanuela, quand je le lui ai raconté, bouleversée, est devenue blanche comme un linge. On me présente le professeur d’études bibliques. Je lui dis alors : « Moi aussi je donne des cours sur l’historicité des Évangiles. Et vous ? » – « Oui. “Historicité” … entre guillemets ! »
1 On lira de l’auteur avec profits ces deux ouvrages : Les Évangiles sont des reportages, n’en déplaise à certains (Téqui, 1997) et Les vrais rationalistes sont les chrétiens (DMM, 2012). Cf. Le Cep n° 62, p. 52-54.
2 Ndlr. Avec la généralisation du travail salarié des femmes, le régime soviétique pensait que l’athéisme, inculqué à l’école dès le jardin d’enfants, s’imposerait sans retour dans les esprits. Mais les babouchkas eurent les enfants à garder et transmirent leurs convictions, souvent sans en parler aux parents. Lire à ce sujet le témoignage du dissident ukrainien Iosip TÉRÉLYA (23 ans de camps ou de prison !) dont les parents occupaient de très hautes fonctions dans le Parti : « Un chrétien face à Moscou », art. in Le Cep n° 17, p. 31-39.
3 La plupart de mes élèves de Minsk sont et ont toujours été orthodoxes, mais j’ai souvent eu aussi quelques catholiques et je n’ai jamais senti, ni chez les responsables, ni chez les élèves de l’Institut de théologie, la moindre méfiance vis-à-vis de moi en tant que catholique.
4 Lire en particulier sa remarquable synthèse : Le Saint-Suaire de Turin. Témoignage d’une Présence, Paris, Téqui, 2010.