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Par Harrison, Peter
Les territoires de « science » et « religion »1
Résumé : Peter Harrison est un historien australien spécialisé dans l’histoire des relations entre la science et la religion. Auteur de nombreux livres et articles, son dernier né, publié en 2015, est fondé sur les Gifford Lectures données à Edimbourg en 2011, sous le titre The Territories of Science and Religion. C’est, depuis la publication en 1991 du livre novateur de John Brooke Science and Religion : some historical perspectives, l’étude la plus importante sur l’histoire des relations entre science et religion.
La richesse des 300 pages du livre de Harrison est impossible à résumer en quelques pages2. Les extraits traduits ici du premier chapitre donneront un aperçu des mérites de l’auteur et de sa culture.
Histoire du mot « religion »
Dans la section de sa monumentale Summa theologiæ consacrée aux vertus de justice et de prudence, le dominicain du XIIIe siècle Thomas d’Aquin (1225-1274) examine, à sa manière habituelle, méthodique et pénétrante, la nature de la religion. En compagnie du Père de l’Église nord-africain Augustin d’Hippone (354-430), Thomas d’Aquin est sans doute l’auteur chrétien le plus influent en dehors des auteurs bibliques. Dès le début, il est clair que pour le dominicain la religion (religio) est une vertu, non pas une des trois vertus théologales prééminentes, mais néanmoins une importante vertu morale liée à la justice3. Il explique qu’en son sens premier religio se réfère aux actes intérieurs de dévotion et de prière, et que cette dimension intérieure est plus importante que toute expression extérieure de cette vertu.
L’Aquinate reconnaît que toute une série d’agissements extérieurs sont associés à la religion : vœux, dîmes, offrandes, etc., mais il les considère comme secondaires. Je pense qu’il est évident que cette notion de religion est assez différente de celle qui nous est familière. En aucun sens religio ne se réfère à un système de croyances non plus qu’à des religions différentes (au pluriel). Entre l’époque de Thomas et la nôtre, la religion a été transformée, d’une vertu humaine en quelque chose de générique typiquement constitué de croyances et de pratiques. C’est aussi devenu le moyen le plus commun de caractériser les attitudes, croyances et pratiques ayant trait au sacré ou au surnaturel.
La conception de la religio qu’avait Thomas d’Aquin ne lui était pas du tout particulière. Avant le XVIIe siècle, le mot « religion » et ses apparentés était d’usage peu fréquent. Les équivalents du terme sont virtuellement inexistants dans les documents canoniques des religions occidentales : Bible hébraïque, Nouveau Testament et Coran. Lorsque le mot était utilisé dans l’Occident prémoderne, il ne se référait pas à des ensembles de croyances et de pratiques, mais plutôt à quelque chose comme la « piété intérieure » ainsi que nous l’avons vu chez Thomas d’Aquin, ou le « culte ». De plus, en tant que vertu associée à la justice, religio était comprise, selon le modèle aristotélicien des vertus, comme le milieu idéal entre deux extrêmes, dans le cas présent entre irreligion et superstition4.
L’expression de « religion vraie » que nous rencontrons dans les écrits de quelques Pères de l’Église, en donne un exemple instructif. La « religion vraie » nous suggère un système de croyances distingué d’autres systèmes qui sont faux. Mais un examen attentif du contenu de ces expressions montre que les premières discussions sur la vraie et la fausse religion ne concernaient pas la croyance mais le culte, et si l’objet de ce dernier était bon. Tertullien (env. 160-220) fut le premier penseur chrétien à produire des écrits substantiels en latin et il fut sans doute le premier à utiliser l’expression de « vraie religion ». Mais en décrivant le christianisme comme « vraie religion du vrai Dieu » il visait un culte authentique envers un vrai Dieu5.
Un autre chrétien nord-africain érudit, Lactance (env.240-320) donne au premier livre de ses Divinæ Institutiones le titre de De falsa religione. Son propos n’est pas de démontrer la fausseté des croyances païennes, mais de montrer que « les cérémonies religieuses des dieux (païens) sont fausses, ce qui revient à dire que les objets du culte païen sont de faux dieux. Son vrai projet à propos de la vraie religion était « d’enseigner de quelle manière et par quels sacrifices Dieu doit être révéré ». La bonne direction du culte était pour Lactance « le devoir de l’homme et c’est dans ce seul objet que consiste la somme de toutes choses et tout le chemin d’une vie heureuse6 ».
Le choix par Jérôme de religio pour traduire le mot grec relativement inhabituel θρησκεíα (thrèskéïa) dans Jc 1, 27, associe de même le mot au culte et à la liturgie. Dans la version anglicane King James, le verset est traduit : « la religion pure et sans tache aux yeux de Dieu le Père consiste en ceci, visiter l’orphelin et la veuve dans leur affliction, et se garder du monde soi-même sans tache7. » La signification de ce passage est que la « religion » des chrétiens est une forme de culte consistant en actes de charité plutôt qu’en rituels. Ici le contraste est entre ce qui est « vain » (vana) et ce qui est « pur et sans tache » (religio munda et immaculata). Au Moyen Âge, ceci était considéré comme l’équivalent d’une distinction entre vraie et fausse religion. Pierre le Chantre ( ? -1197), l’un des plus éminents théologiens du XIIe siècle de l’Université de Paris, dans ses Distinctiones Abel fait référence à ce passage de l’épître de Jacques, distinguant la religion qui est pure et vraie (munda et vera) de celle qui est vaine et fausse (vana et falsa). Son élève Raoul Ardent (1140-1200) parla également de « vraie religion » dans ce contexte, concluant qu’elle consiste « dans la crainte et l’amour de Dieu et dans l’observance de ses commandements ». Là encore il n’est pas question de contenu doctrinal vrai ou faux.
L’usage le plus remarquable de l’expression « vraie religion » chez les Pères de l’Église est, peut-être, dans le titre De vera religione du grand docteur de l’Église latine, Augustin d’Hippone. Dans cette œuvre précoce, Augustin suit Tertullien et Lactance en décrivant la vraie religion comme un culte correctement dédié. Comme il devait le dire dans ses Rétractationes : « J’ai soutenu longuement et de nombreuses façons que la vraie religion signifie le culte du seul vrai Dieu. » Il ne surprendra pas qu’Augustin suggère ici que « la vraie religion ne se trouve que dans l’Église catholique ». Mais curieusement, dans ses Rétractations, il écrivit que si la religion chrétienne est une forme de vraie religion, elle ne doit pas être identifiée comme la vraie religion. Ceci parce que, pensait-il, la vraie religion existait depuis l’origine de l’Histoire et donc avant l’avènement du christianisme. Augustin traita de nouveau de vraie et fausse religion dans une œuvre brève, Six questions en réponse aux païens, écrite entre 406 et 412 en appendice à une lettre envoyée à Deogratius, un prêtre de Carthage. Ici, il répète l’idée familière que vraie et fausse religion se réfère à l’objet du culte : « Ce que la vraie religion reproche aux pratiques superstitieuses des païens est qu’un sacrifice soit offert à de faux dieux et à de mauvais démons8. » Il explique de nouveau que diverses formes de culte peuvent toutes être l’expression légitime d’une vraie religion, et que les formes extérieures de vraie religion peuvent varier selon les temps et les lieux : « Cela ne fait pas de différence que les gens rendent un culte par différentes cérémonies selon les exigences de temps et de lieu, si ce qui fait l’objet du culte est saint. » Une variété de formes culturelles de culte peut ainsi être motivée par une « religion » commune sous-jacente : « différents rites sont célébrés par différents peuples liés entre eux par une seule et même religion. » Si une vraie religion pourrait exister en dehors des formes acceptées du culte catholique, à l’inverse, certains de ceux qui manifestent les formes extérieures de la religion catholique pourraient manquer de « la vertu invisible et spirituelle de religion »9.
Cette compréhension générale de la religion comme disposition intérieure persista jusqu’à la Renaissance. Le philosophe humaniste et platonicien Marsile Ficin (1433-1499) écrit de la « religion chrétienne » qu’elle est manifestée dans les vies orientées vers la vérité et la bonté.
« Toute religion – écrit-il dans un style rappelant Augustin – a quelque chose de bon en elle ; tant qu’elle est dirigée vers Dieu, le créateur de toutes choses, elle est une vraie religion chrétienne. » Ce que Ficin semble avoir à l’esprit ici est l’idée que la religion chrétienne est une piété christique – « chrétienne » se référant à la personne du Christ plutôt qu’à un système de religion –, « la religion chrétienne ». La suggestion d’Augustin que la vraie et la fausse religion pourraient être extériorisées par des chrétiens a été reprise par le protestant Ulrich Zwingli, qui écrivit en 1525 sur « la vraie et la fausse religion manifestée par des chrétiens ».
Il vaut la peine de signaler qu’à la différence de l’anglais, le latin n’a pas d’article : ni « un », ni « le ». Par conséquent pour traduire en anglais des expressions telles que vera religio ou christiana religio, le traducteur doit décider selon le contexte s’il doit ajouter un article ou pas. Comme nous l’avons vu, ces décisions peuvent faire une différence cruciale, car les connotations de « vraie religion » ou « religion chrétienne » sont assez différentes de celles de « la vraie religion » ou « la religion chrétienne ». Les premières peuvent signifier quelque chose comme « piété authentique » ou « piété chrétienne », et donc être en accord avec l’idée de religion comme qualité privée. L’ajout de l’article défini, cependant, suggère un système de croyances.
L’histoire de la traduction de l’Institutio Christianæ Religionis (1536) de Jean Calvin [en français Institution de la religion chrestienne, Lyon, 1565], donne un bon exemple de l’importance de l’article défini et du changement de sens du mot « religion » au XVIe siècle. Le livre de Calvin était un manuel destiné à inculquer la piété chrétienne, mais ce fait est masqué par la pratique moderne de traduire le titre en anglais par The Institutes of the Christian Religion. La page de titre de la première édition anglaise par Thomas Norton porte le titre plus fidèle The Institution of Christian Religion (1561). L’article défini est placé devant « Christian » dans l’édition de Glasgow de 1762 : The Institution of the Christian Religion.
Et le mot maintenant plus familier « Institutes » apparaît pour la première fois dans l’édition de John Allen en 1813 : The Institutes of the Christian Religion.
La traduction moderne suggère une entité « la religion chrétienne » constituée de propositions, les « institutes ». Ces connotations étayent l’intention de Calvin de « fournir une sorte de rudiments par lesquels ceux qui éprouvent quelque intérêt pour la religion pourraient être formés à la vraie dévotion ».
Avec la fréquence croissante des expressions « religion » et « les religions » depuis le XVIe siècle, nous assistons au commencement de la réification de ce qui était autrefois une disposition intérieure. Alors que, pour l’Aquinate, c’étaient les actes « intérieurs » de religion qui avaient la priorité, la balance a maintenant penché de façon décisive en faveur de l’extérieur. Ce fut un développement marquant que de faire de la religion une entité systématique et générique. L’apparition de cette nouvelle conception de la religion était la condition préalable d’une relation entre science et religion. Les causes de cette réification sont diverses, mais la Réforme protestante et la naissance de la philosophie naturelle expérimentale furent des facteurs-clés.
Histoire du mot « science »
Il est instructif de revenir à Thomas d’Aquin, parce que lorsque nous considérons ce qu’il a à dire de la notion de science (scientia), nous trouvons un parallélisme fascinant avec ses remarques sur la religion. Dans un long traitement des vertus dans la Somme, il observe que la science (scientia) est un habitus de l’esprit, une « vertu intellectuelle10 ». Le parallélisme avec religio tient au fait que nous avons maintenant l’habitude de penser à la religion et à la science comme à des systèmes de croyances et de pratiques, plutôt que d’y voir d’abord des qualités personnelles. Et pour nous aujourd’hui la question de leur relation est largement déterminée par leur contenu doctrinal respectif et par les méthodes qui ont mené à ces contenus. Pour Thomas d’Aquin cependant, à la fois religio et scientia étaient avant tout des attributs personnels.
Nous sommes habitués à penser que les vertus relèvent entièrement de la sphère de la moralité.
Mais, pour l’Aquinate, une vertu est comprise plus généralement comme un « habitus » qui perfectionne les pouvoirs que les individus possèdent. Cette conviction – que les êtres humains ont des capacités naturelles qui les meuvent vers des fins particulières – était reliée à l’approche du philosophe grec Aristote (384-322 av. J.C.), qui enseignait que toutes les choses naturelles sont mues par des tendances intrinsèques vers certaines fins (telos).
Pour Aristote, ce mouvement téléologique visait la perfection de l’entité ou de l’espèce à laquelle elle appartenait. Il se trouve que l’une des tendances naturelles des êtres humains est un mouvement vers la connaissance. Comme l’a écrit Aristote dans la célèbre première ligne de sa Métaphysique, « tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître » et ils sont aidés dans leur mouvement vers la connaissance par les vertus intellectuelles acquises.
Une des grandes révolutions de la pensée occidentale se produisit aux XIIe et XIIIe siècles, lorsqu’un vaste savoir grec, dont l’œuvre d’Aristote, fut redécouvert. Thomas d’Aquin joua un rôle essentiel dans cette récupération de la sagesse antique, faisant d’Aristote l’un de ses principaux interlocuteurs. Il ne suivait pas aveuglément les doctrines aristotéliciennes, mais accepta la prémisse du philosophe grec affirmant que les vertus intellectuelles perfectionnaient nos capacités intellectuelles. Thomas identifia trois de ces vertus : l’intelligence (intellectus), la science (scientia) et la sagesse (sapientia)11. Brièvement, l’intelligence concernait la saisie des premiers principes, la science la déduction des vérités de ces premiers principes et la sagesse la saisie des causes les plus élevées, y compris la cause première, Dieu.
Faire des progrès dans la science ne consistait donc pas à ajouter à la somme de connaissances du monde, mais à devenir plus compétent pour tirer des conclusions « scientifiques » à partir des prémisses. La « science » ainsi comprise était un habitus mental progressivement acquis par la répétition de démonstrations logiques : « …la science aussi peut avoir de l’accroissement en elle-même par addition ; ainsi lorsque quelqu’un apprend un plus grand nombre de conclusions de géométrie, l’habitus s’accroît en lui12. »
Ces connotations de scientia étaient bien connues de la Renaissance et elles persistèrent au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Le médecin anglais John Securis écrivit en 1566 que « la science est un habitus » et « une disposition fortifiée et obtenue par une longue étude, l’exercice et la pratique, à faire quelque chose ».
Scientia est ultérieurement défini par Thomas Holyoake dans son Dictionary (1676) comme, à proprement parler, l’acte du connaissant et secondairement, la chose connue. Cette entrée souligne aussi l’idée classique et scolastique de la science comme « un habitus de connaissance obtenue par démonstration ». Le philosophe français René Descartes (1596-1650) conserva quelques unes de ces connotations cognitives lorsqu’il définit scientia comme « l’habileté à résoudre tout problème13 ».
Cependant, pour saint Thomas, scientia, comme les autres vertus intellectuelles, ne s’intéressait pas seulement aux considérations rationnelles et spéculatives. Dans une dissociation remarquable d’avec Aristote qui avait donné les bases rationnelles d’une éthique fondée sur la vertu, Thomas chercha à intégrer les vertus intellectuelles dans un cadre comprenant les trois vertus surnaturelles (foi, espérance et charité), « les sept dons du Saint Esprit » et les neuf « fruits de l’Esprit »14. Alors que les diverses relations sont compliquées, surtout lorsque les béatitudes et les vices sont ajoutés à l’équation, le résultat de tout ceci est un chevauchement considérable des sphères intellectuelles et morales. Comme l’a écrit la philosophe Eleonore Stump, pour Thomas d’Aquin « toute véritable excellence de l’intellect – sagesse, intelligence et scientia – n’est possible qu’en connexion avec l’excellence morale ». De même, selon l‘Aquinate, les transgressions morales auront des conséquences négatives pour la capacité de l’intellect à rendre des jugements corrects : « les vices charnels conduisent à une certaine ignorance coupable et à une déchéance mentale ; et celles-ci, à leur tour, font obstacle à l’intelligence et à la scientia15. » Scientia, donc, n’était pas seulement une qualité personnelle, mais avait aussi une composante morale importante.
Le parallélisme entre les vertus de religio et de scientia, il faut le concéder, n’est pas du tout strict. Alors qu’au Moyen Âge il n’y avait pas de religions au pluriel (du moins pas de religions comprises comme des ensembles de doctrines), il y avait indéniablement des sciences (scientiæ) comprises comme des corps de connaissance distincts et systématiques. La vertu intellectuelle scientia avait ainsi une relation particulière avec la connaissance formelle. Selon une définition stricte, et suivant la lecture habituelle des Seconds Analytiques, un corps de connaissance était tenu pour scientifique lorsqu’il était le fruit d’un processus de démonstration logique. Mais en pratique, l’étiquette « science » était accordée à beaucoup de formes de connaissance. Les divisions canoniques du savoir au Moyen Âge – ce que nous désignons par les sept « arts libéraux » (grammaire, logique, rhétorique, arithmétique, astronomie, musique, géométrie) – étaient alors connues comme les sciences libérales. L’autre façon commune de diviser le territoire intellectuel provenait de la classification d’Aristote au sein de la philosophie théorique ou spéculative. Dans sa discussion de la division et des méthodes des sciences, l‘Aquinate nota que la classification officielle des sept sciences libérales ne comprenait pas les disciplines aristotéliciennes de philosophie naturelle, de mathématiques et de théologie. En conséquence, il plaidait pour que l’étiquette « science » fût accordée à ces activités également. Robert Kilwardby (1215 ?-1279) successivement régent de l’Université d’Oxford puis archevêque de Cantorbéry, étendit l’étiquette encore plus loin dans son livre sur l’origine des sciences, identifiant 40 scientiæ distinctes.
Le mot anglais « science » avait des connotations semblables. Comme c’était le cas avec le latin scientia, le mot anglais se référait habituellement aux sujets faisant l’objet des 7 arts libéraux.
Dans les catalogues de livres anglais publiés entre 1475 et 1700 nous trouvons les sciences naturelle et morale, la science « physick » (la médecine), la chirurgie, la logique et les mathématiques. Des applications plus larges du terme comprennent comptabilité, architecture, géographie, navigation, topographie, défense, musique et plaidoirie au tribunal. Moins couramment, nous rencontrons des ouvrages sur la science des anges, la science de la flatterie, et dans un cas remarquable, la science du boire, drôlement qualifiée par l’auteur de « huitième science libérale ». Au XIXe siècle à Oxford, « science » se référait encore aux éléments du curriculum de philosophie. Malgré les idiosyncrasies de l’anglais en usage à Oxford, le sens familier actuel de l’expression anglaise date du XIXe siècle, lorsque « science » commença à ne se référer presque exclusivement qu’aux sciences naturelles et physiques.
Revenant à la comparaison avec la religio médiévale, ce que nous pouvons dire est qu’au Moyen Âge les deux notions ont une dimension intérieure importante, et ce qui se produit au début de la période moderne est que le fléau de la balance entre l’intérieur et l’extérieur commence à pencher en faveur de ce dernier. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, nous assistons au commencement d’un processus dans lequel les idées de religion et de science comme vertus ou habitus de l’esprit commencent à être dominées par les entités systématiques modernes « science » et « religion ». Dans le cas de scientia, les qualités intérieures qui caractérisaient la vertu intellectuelle de scientia sont transférées aux méthodes et doctrines. L’entrée pour « science » dans l’Encyclopædia Britannica de 1771 dans son intégralité donne : « SCIENCE, en philosophie, dénote toute doctrine déduite de principes évidents et certains, par une démonstration régulière. » La rigueur logique, autrefois prioritairement une caractéristique personnelle, réside maintenant dans le corps de connaissances correspondant.
L’autre différence significative entre les vertus de religio et de scientia se situe dans la relation entre éléments intérieurs et extérieurs. Dans le cas de religio, les actes de culte sont secondaires en ce sens qu’ils sont motivés par une piété intérieure. Dans le cas de scientia, c’est la répétition des processus de démonstration qui renforce l’habitus mental concerné.
Il faut souligner que, parce que le but premier est l’augmentation des habitus mentaux, obtenue par la familiarité avec les corps de connaissance (« les sciences »), l’accent était moins sur la production de connaissance scientifique que sur la répétition de la connaissance scientifique existant déjà. De nouveau, comme indiqué plus haut, ceci parce que la « croissance » de la science était comprise comme prenant place dans l’esprit de l’individu. De nos jours, évidemment, les vestiges de l’habitus scientifique, pouvant encore rester dans l’esprit du scientifique moderne, sont dirigés vers la production de connaissances scientifiques nouvelles. Dans la mesure où ils [les habitus] existent encore – pour la plupart, ils ont été projetés dans les protocoles des expériences –, ils sont un moyen et non le but.
En exagérant un peu, au Moyen Âge la connaissance scientifique était un instrument pour inculquer les habitus scientifiques de l’esprit ; maintenant, les habitus scientifiques de l’esprit sont cultivés avant tout comme instrument de production de la connaissance scientifique.
L’atrophie des vertus de scientia et de religio et l’accent mis de plus en plus sur leur manifestation extérieure aux XVIe et XVIIe siècles, sera discutée avec plus de détails dans le chapitre 4. Mais, en anticipant, nous pouvons dire que, dans le royaume physique, vertus et pouvoirs furent retirés des objets naturels et remplacés par une notion de loi extérieure. L’ordre des choses sera désormais compris en termes de lois de la nature – une conception qui fit sa première apparition au XVIIe siècle – et ces lois prendront la place de ces tendances inhérentes aux choses qui aspirent à leur perfection. Dans la sphère morale, un développement analogue se produisit, et les vertus humaines seront subordonnées à une idée de lois divinement imposées, dans ce cas les lois morales. Les vertus, morales ou intellectuelles, seront comprises en termes de leur capacité à produire les comportements appropriés ou bien les corps de connaissance. Ce qui dirige ces deux changements est le rejet d’une téléologie aristotélicienne et scolastique, et la mort ultérieure de la compréhension classique de la vertu sera à la base de la transformation moderne des idées de scientia et de religio.
Science et Religion ?
Il devrait maintenant être clair que la relation entre science (scientia) et religion (religio) au Moyen Âge était très différente du questionnement moderne sur cette relation. Si la question avait été posée à Thomas d’Aquin, il aurait pu dire quelque chose comme ceci : la Science est un habitus intellectuel ; la Religion, comme les autres vertus, est un habitus moral16.
Il n’y aurait pas pu être question de conflit ou d’accord entre science et religion, parce qu’elles n’étaient pas le genre de choses permettant ces sortes de relation. Lorsque la question est posée à notre époque, des réponses très différentes se présentent, car la question de science et religion est censée concerner des contestations de connaissances spécifiques ou, moins souvent, les processus respectifs par lesquels la connaissance est produite dans ces deux domaines. Entre l’époque de Thomas et la nôtre, religio a été transformée d’une vertu humaine en quelque chose de générique constitué d’ensembles de croyances et de pratiques. Scientia a suivi le même chemin, car bien qu’elle se soit toujours référée à la fois à une forme de connaissance et à un habitus de l’esprit, la dimension intérieure a maintenant presqu’entièrement disparu. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, religion et science furent littéralement tournées à l’envers.
Il est vrai qu’il y aurait eu une autre façon de poser cette question au Moyen Âge. En me concentrant sur religio et scientia, j’ai considéré les deux concepts qui sont les plus proches linguistiquement de nos modernes « religion » et « science ». Mais il peut y avoir d’autres précédents anciens et médiévaux de nos notions modernes de « religion » et de « science », ayant des connexions linguistiques moins évidentes. On pourrait soutenir, par exemple, que deux activités sont plus parfaitement dans l’ascendance généalogique des deux objets qui nous intéressent : ce sont la théologie et la philosophie naturelle. Une meilleure façon de cadrer la question centrale, peut-on alors suggérer, serait de s’interroger sur la théologie (qui ressemble beaucoup à un corpus de connaissance religieuse exprimée en propositions) et sur la philosophie naturelle (qui était le nom donné à l’étude systématique de la nature jusqu’à la période moderne) et à leur relation.
Il ne fait aucun doute que ces deux notions sont pertinentes dans notre discussion, mais j’ai évité de les mentionner jusqu’à maintenant, d’abord parce que je n’ai pas souhaité discuter de trop de concepts à la fois, ensuite parce que nous retrouverons ces deux idées et la question de comment elles s’inscrivent dans la trajectoire de nos notions modernes de science et de religion, dans les chapitres suivants. Pour le moment il vaut la peine de noter brièvement que le terme « théologie » n’a guère été utilisé par les penseurs chrétiens avant le XIIIe siècle. Le mot theologia apparait pour la première fois chez Platon (428 ?-348 av. J.C.) et c’est Aristote qui l’utilise dans le sens formel en référence à la plus élevée des sciences spéculatives. Partiellement à cause de cela, pour les Pères de l’Église « théologie » était souvent compris comme ayant trait au discours païen sur les dieux. Les auteurs chrétiens étaient davantage concernés par l’interprétation de l’Écriture que par la « théologie » et l’expression « doctrine sacrée » (sacra doctrina) reflète leur compréhension du contenu de l’Écriture. Lorsque le terme devint utilisé au Moyen Âge ultérieur, « théologie » avait un double sens : l’un de science spéculative telle que décrite par Aristote, l’autre d’enseignement des Écritures chrétiennes.
Notablement, les philosophes scolastiques se sont demandés si la théologie (au sens de sacra doctrina) était une science. Ce n’est pas le moment d’une discussion complète de ce lieu commun, mais la question suggère une relation possible entre la science et la théologie : que la théologie soit une espèce du genre « science ». Inutile de dire que ceci est presque complètement contre-analogique à quelque relation entre science et religion telles que nous les comprenons aujourd’hui. Malgré cela, cette question nous offre l’occasion de revisiter la relation entre les vertus et les corpus de connaissance auxquels elles étaient associées. Dans la mesure où la théologie était considérée comme une science, elle était comprise à la lumière de la vertu de scientia décrite plus haut. En d’autres mots, la théologie était comprise comme étant, en partie, un habitus mental. Lorsque saint Thomas se demande si la doctrine sacrée est une science, sa réponse affirmative renvoie au fait qu’il n’y a qu’une seule faculté ou qu’un seul habitus impliqués17.
Son contemporain, le théologien franciscain Bonaventure (1221-74) devait dire que la science théologique était un habitus ayant pour fin principale « que nous devenions bons18 ». Le « docteur subtil », Jean Duns Scot (1265 ? – 1308) écrivit plus tard que « la science de la théologie perfectionne l’intellect et encourage l’amour de Dieu : L’intelligence parfaite par l’habitus de théologie perçoit Dieu comme quelqu’un qui devait être aimé19 ». Alors que ces trois penseurs se distinguaient les uns des autres sur leurs idées des buts de la théologie, ils partageaient la conviction commune que la théologie était, pour utiliser une expression courante hors contexte, formatrice d’habitus.
Quant à la « philosophie naturelle » (physica, physiologia) les historiens des sciences prétendent depuis quelques années qu’elle est l’analogue ancien et médiéval le plus proche de la science moderne, tout en étant de plus en plus sensibles aux différences entre les deux activités. Spécifiquement, ces différences sont estimées se situer dans le sujet de la philosophie naturelle, laquelle inclut traditionnellement des sujets tels que Dieu et l’âme, mais exclut les mathématiques et l’histoire naturelle. Sur ces deux points, la philosophie naturelle semble différente de la science moderne. Ce qui a été moins bien compris, cependant, ce sont les implications du fait que la philosophie naturelle soit une partie intégrante de la philosophie. Ces implications sont liées au fait que la philosophie, telle que pratiquée dans le passé, consistait moins à affirmer certaines doctrines ou propositions qu’à poursuivre un genre de vie particulier20. Ainsi la philosophie naturelle était censée servir les fins philosophiques générales, lesquelles étaient elles-mêmes orientées vers l’obtention d’une bonne vie. Ces traits de la philosophie naturelle seront discutés plus en détail dans le chapitre suivant. Pour le moment, cependant, ma suggestion est que de porter notre attention sur les catégories alternatives de théologie et de philosophie naturelle n’apportera pas une vue substantiellement différente des genres de transitions historiques que je cherche à élucider.
1 Source: The Territories of Science and Religion, The University of Chicago Press, 2015. Extraits du chapitre 1. Traduction Claude EON
2 Derrick PETERSON, autre spécialiste fascinant des relations science / religion, a écrit une recension détaillée (25 pages 21×27) de ce livre, accessible sur internet.
3 St Thomas, ST, IIa-IIæ, q. 81, a. 5 & 6.
4 Ibid., ST, IIa-IIæ, q. 92, a. 1.
5 TERTULLIEN, Apologeticus, 24.1
6 LACTANCE, Divine Institutes, 1.1, 2.1
7 NdT. La Bible Crampon traduit : « La religion pure et sans tache devant notre Dieu et Père, n’est pas autre qu’avoir soin des orphelins et des veuves dans leur détresse, et se préserver pur des souillures de ce monde. »
8 AUGUSTIN, Lettre 102 à Deogratius, 19.
9 AUGUSTIN, Sermon 71, 32.
10 ST, Ia-IIæ, q. 49, a. 1 ; q. 50, a. 3 ; q. 52, a. 2 ; q. 53, a. 1.
11 ST, Ia-IIæ, q. 55, a. 1 ; q. 56, a. 3 ; q. 57, a. 1.
12 ST, Ia-IIæ, q. 52, a. 2 & q. 54, a. 4.
13 Lettre à Hogelande, 8 février 1640.
14 Les fruits de l’esprit : charité, joie, paix, patience, mansuétude, bonté, fidélité, douceur et tempérance (Ga 5, 22-23).
15 Eleonore STUMP, Aquinas, Londres & New York, Routledge, 2003. S. THOMAS d’Aquin, ST, Ia-IIæ q. 52, a. 2².
Lettre à Hogelande, 8 février 1640.
E. STUMP, Aquinas, op. cit., p. 360 & 352.
16 ST, IIa-IIæ, q. 1, a. 5.
17 ST, Ia, q. 1, a. 3.
18 BONAVENTURE, Commentaria in Quatuor Libros Sententiarum, I, 13.
19 DUNS SCOT, Ordinatio, prol. 5. 1-2, n. 314, 332.
20 Cf. Pierre HADOT, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001.