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Par Bruckberger, R.-L. (père)
Égalité : un mot absurde. De l’importance des mots1
P. Bruckberger2
Je suis content. Voilà plus d’un demi-siècle que je cherche la référence exacte d’une histoire chinoise qui m’a toujours impressionné. Grâce à La Nouvelle Revue de Paris et à Keyserling, je viens de tomber sur la citation qui me hante depuis cinquante ans : « De quoi vous occuperez-vous en priorité, demanda-t-on à Kong-Fou-Tseu [Confucius], lorsqu’on vous confiera les affaires de l’État ?
Ce qui est nécessaire, répondit-il, c’est la mise au point des définitions. Si les définitions ne sont pas justes, les mots ne s’adaptent pas à la signification des choses. Si les mots ne s’adaptent pas, les affaires de l’État ne prospèrent pas. Si les affaires ne prospèrent pas, les rites et la musique ne sont plus en honneur, les châtiments de la loi ne sont plus pertinents, le peuple ne sait plus où assurer sa main et son pied. L’honnête homme choisit ses définitions de telle sorte qu’elles puissent sans équivoque se transformer en actes. Si les définitions sont justes, l’ordre règne. Si elles sont erronées, le désordre. S’il n’y a point de définition, c’est la mort qui règne. »
Du coup, voici révélée l’osmose consubstantielle entre politique et culture. La tâche prioritaire de la politique est de définir les mots, de dire sans équivoque ce qui doit être fait et ce qui doit être défait ; de sanctionner l’acte bon par la récompense, le crime par le châtiment, afin que chaque citoyen puisse assurer sa prise sur la réalité nationale et que, des activités de tous, naisse une harmonie, une musique. Quand les mots ne sont pas définis, tout sonne faux3. Si, personnellement, je suis viscéralement antisocialiste, ce n’est pas que le socialisme lèse mes intérêts matériels, qui sont d’ailleurs insignifiants, c’est d’abord parce que le socialisme est un univers sans repères objectifs, sans définitions précises, où il n’y a plus de sanction, où chacun lâche prise, où les esprits sont faux, où illusions et chimères remplacent les réalités ; bref c’est une cacophonie, le chaos, cette seconde mort dont parle saint Jean qui est un univers de discordances irrémédiables.
Dans toute l’histoire de la France, notre plus grand ministre de la Culture est incontestablement Richelieu : il a fondé l’Académie française en lui assignant pour tâche essentielle le dictionnaire, c’est-à-dire la définition des mots. Il ne faudrait pas que la tâche du dictionnaire divertisse l’Académie de nécessités ponctuelles qui peuvent se révéler plus urgentes et proprement salvatrices. Dans l’histoire d’une nation, il y a des moments où certains mots ont un effet ravageur : il faut s’en libérer.
Pour détourner les désastres qu’ils sont susceptibles de provoquer, il importe au plus haut point de les redéfinir, de révéler clairement leur sens ou leur non-sens.
Rien ne vaut un exemple concret. Prenons le mot « Égalité » qui est le second dans la devise républicaine : il est évident que l’égalité est contradictoire et exclusive de la liberté et de la fraternité. L’égalité est une notion quantitative et de l’ordre matériel, alors que liberté et fraternité relèvent de ce qui en l’homme est strictement spécifique. Croire à l’égalité des hommes entre eux, ou même laisser supposer qu’elle soit possible, est une erreur réductionniste, scientifiquement absurde, biologiquement insoutenable. Réduire l’homme à l’échelon quantitatif est une insulte intolérable à sa dignité originelle. Même dans la perspective judéo-chrétienne de la création, chaque homme est objet d’amour, c’est-à-dire unique. S’il y a une vérité que la biologie moderne a établie de manière irréfutable, c’est la singularité, donc le caractère unique, donc non comparable, de chaque organisme vivant. Le Pr Jean Dausset, biologiste français, a obtenu le prix Nobel pour avoir découvert dans l’organisme les stigmates de la singularité du vivant4. Jean Dausset est aussi membre de l’Institut de France. En faisant appel à la collaboration des autres académies, dont elle est l’aînée, l’Académie française serait tout à fait dans sa vocation si, pour le deuxième centenaire de notre Révolution, elle proposait la modification de notre devise républicaine. Concernant des hommes et des citoyens, le mot « Égalité » est frappé d’absurdité et d’archaïsme scientifique. D’ailleurs, en n’importe quelle circonstance, si vous voulez réduire un homme politique au bafouillage, exigez de lui une définition claire de l’égalité républicaine.
1 Le Figaro, avril 1986.
2 Raymond-Léopold BRUCKBERGER (1907-1998). Dominicain, un moment directeur de la Revue Thomiste, il s’engage en 1941 dans la Résistance. Arrêté par la Gestapo, il est libéré au bout de cinq mois, sans doute sur intervention de Darnand dont il avait rejoint le Corps franc en 1940 et qu’il assistera dans sa cellule de Fresnes en 1945. Médaillé de la Résistance, il obtiendra du Général De Gaulle la grâce d’une douzaine de condamnés. Jugé trop remuant, il est nommé aumônier de la Légion étrangère dans l’Atlas algérien. À sa retraite, en 1962, il collabore à divers journaux, dont Le Figaro. Élu en 1985 à l’Académie des Sciences morales et politiques.
3 Équivalent dans l’Évangile : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non ; tout le reste vient du malin » (Mt 5, 37).
4 Ndlr. Il s’agit du système HLA (Human Lymphocite Antigen), caractéristique de chaque système immunitaire individuel – raison pour laquelle les greffes peuvent être rejetées, quand le greffon est analysé comme un « non-soi ». Cette découverte majeure explique aussi pourquoi la prescription d’un vaccin, qui agit sur le système immunitaire, doit être individualisée et ne peut relever d’une décision administrative indifférenciée.