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Par Paul Claudel
Du sens de l’Ecriture Sainte1
Résumé : Après l’encyclique Divino Afflante Spiritu (1942), certains auteurs catholiques se crurent autorisés à utiliser toutes les méthodes de l’exégèse « historico-critique », considérant la Bible comme une compilation tardive de traditions largement empruntées par les Hébreux aux littératures des peuples environnants, et relativisant ipso facto l’inspiration de l’Ecriture.
De là un article publié par un certain Abbé Steinmann dans la revue catholique La Vie Intellectuelle, en mars 1949. Dans les lettres qui suivent, Paul Claudel réagit au nom des fidèles qui, avec toute une tradition héritée de saint Paul, croient à la fois dans l’historicité de la Bible et dans son caractère prophétique, signature de son Auteur divin. Le Directeur de la revue refusa de publier ces deux lettres de l’académicien.
Deux lettres au Révérend Père Maydieu, Directeur de La Vie Intellectuelle
Paris, le 11 mars 1949
Mon Révérend Père,
J’ai lu avec la plus grande attention l’article de M. l’Abbé J. Steinmann, paru dans le numéro de ce mois de La Vie Intellectuelle, où l’auteur, sous le couvert d’une conversation fictive entre Pascal et l’oratorien Richard Simon, expose d’une manière enveloppée ses idées sur le sens littéral et le sens figuré de l’Ecriture.
Le sujet est d‘une telle importance, il touche à des questions fondamentales qui intéressent à si haut point la formation d’un cœur et d’une intelligence catholiques, qu’il aurait gagné à être traité en détail et en pleine lumière, sur un terrain débarrassé des circonlocutions.
Il est visible que, dans le dialogue imaginé, toutes les sympathies de l’auteur sont pour l’exégète téméraire du XVIIe siècle, si sévèrement, et, à mon avis, si justement réprimandé, par Bossuet.
Je passe sur les doutes émis par M. Steinmann sur l’authenticité textuelle des Livres sacrés. « Nierez-vous », dit-il par la bouche de son porte-parole, « que ce texte, une fois issu de la plume des scribes inspirés, nous ait été transmis par des générations de copistes sujets à l’erreur comme vous et moi? ». Pas d’autre moyen que de les dépister et rectifier, comme s’il s’agissait d’auteurs non inspirés.
M. Steinmann ne dit rien de l’Eglise qui a tout de même son mot à dire sur la question.
Il ne paraît pas se rendre compte de l’énorme danger qu’il y a pour les âmes à introduire un principe de critique libre et individuelle dans l’examen des textes que l’Eglise nous donne à lire en tant que l’authentique parole de Dieu. On ne fait pas au doute sa part.
Mais ces remarques ne constituent qu’un préambule : l’intérêt, l’intérêt poignant, qui m’a obligé de mettre la main à la plume est ailleurs. Toucher à l’Ecriture, pour un chrétien, c’est comme si on touchait à l’Eucharistie.
Or, que veut dire M. Steinmann, quand il déclare, par la bouche de son porte-parole, à propos de Pascal, affirmant avec tous les Pères, et avec le Voyageur d’Emmaüs Lui-même, la présence de Jésus-Christ annoncé, prévu et figuré, d’un bout à l’autre de l’Ancien Testament : qu’il enrichit ces textes d’une richesse qu’ils n’avaient pas ? Faut-il entendre par là qu’il leur dénie toute intention Messianique ?
M. Steinmann pense-t-il que les rédacteurs de l’Ancien Testament n’avaient aucune idée des grands événements dont Dieu les avait faits annonciateurs, je veux dire de l’Incarnation et de la Rédemption ? Et que c’est par une disposition spéciale de la Providence que le Nouveau Testament est venu tant bien que mal coiffer les substructions de l’Ancien, dont les rédacteurs ne prévoyaient nullement l’avenir ?
Que fait-il en ce cas de textes comme Abraham vidit et gavisus est (Abraham a vu (mon Jour) et il s’est réjoui, Jn. 8,56) ? Que fait-il de la prophétie d’Isaïe ? Que fait-il des interventions continuelles de la Divinité, par Elle-même ou par Ses Anges, tout au long de l’Histoire Sainte ? Etc.
Que fait-il de la proclamation de l’Eglise affirmant, avec saint Paul, que toute l’Ecriture, et non pas certaines de ses parties seulement, est divinement inspirée ? Que fait-il de cet article du Credo que nous récitons à haute voix tous les dimanches ? Les prophètes sont-ils pour lui comparables à l’ânesse de Balaam proférant des paroles dont le sens vrai leur échappe ? Des gens en somme qui ne savent pas ce qu’ils disent.
Quand Dieu dit à David de s’asseoir à Sa droite, est-ce pour lui personnellement et exclusivement que le Saint-Roi a pris cette injonction ?
Et que pense M. Steinmann affirmant avec sérénité que l’Ancien Testament n’a qu’un sens, le sens littéral, entendu au sens le plus bas et le plus grossièrement trivial possible, que pense-t-il de cette énorme littérature patristique, inspiratrice de tant de beauté et de dévotion, qui, pendant je ne sais combien de siècles, a prétendu le contraire ? Est-ce un démenti qu’il entend donner à toute cette auguste tradition ? Non seulement aux Pères, mais au Pape parlant dans l’Encyclique Providentissimus, mais à la liturgie catholique tout entière ?
M. Steinmann témoigne une condescendance amusante pour la clientèle de primitifs à laquelle, suivant lui, aurait été réservé le bénéfice des documents les plus profonds et les plus sublimes qui aient honoré l’Humanité. Oserons-nous lui demander si dans son opinion c’est à cette clientèle seule que d’adressait la Révélation, ou si le message de Moïse et des prophètes continue encore aujourd’hui à concerner tous les pays et tous les temps ?
Je vous serais vivement reconnaissant s’il vous était possible d’insérer ma lettre dans le prochain numéro de La Vie Intellectuelle2.
Agréez mes hommages respectueux, Paul Claudel
P.S. : Mr Steinmann nous dit que « l’inventeur de l’interprétation figurée » était Origène. J’avais cru jusqu’à ce jour que c’était saint Paul.
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Le 3 mai 1949
Mon Cher Père,
J’ai pris connaissance de la lettre de M. l’abbé Steinmann3 que vous avez eu l’amabilité de me communiquer, et j’ai à faire à ce sujet les observations suivantes :
1° M. l’abbé Steinmann prétend que, dans la conversation qu’il imagine, ce n’est pas Richard Simon qui exprime sa pensée (un quasi hérétique), ni Pascal (hérétique), mais bien M. de Sacy (autre hérétique). Ce dernier n’a rien à opposer aux thèses étranges de Richard Simon qui touchent la Foi. Il se rejette sur le domaine de la « Charité ». « L’Ecriture, c’est, dit-il, le royaume du cœur et du sentiment qui saisissent, sans explication, la beauté… On quitte le royaume de la raison du critique… pour entrer dans l’empire de la prière. La Bible, depuis le premier mot de la Genèse jusqu’au dernier de l’Apocalypse, a été écrite pour nous révéler la charité divine. L’Ecriture pour nous parler a dû se faire enfant avec les enfants et balbutier pour ne pas trop nous éblouir. »
J’avais toujours cru jusqu’à ce jour qu’il s’agissait d’autre chose que de sentiment : je veux dire de prédictions précises du Sauveur et des circonstances de Sa mission, suivant ce texte de saint Jean : Scripturae sunt quae testimonium perhibent de Me (Ce sont les Ecritures qui me rendent témoignage, Jn 5, 39).
2° M. l’abbé Steinmann veut bien reconnaître d’ailleurs dans la lettre à vous adressée qu’il existe des prophéties de ce genre : mais il distingue entre les textes « évidemment messianiques » et ceux qui ne le sont pas. On aimerait savoir sur quel critérium il s’appuie pour faire cette distinction.
3° Mais le Richard Simon de M. l’abbé Steinmann va beaucoup plus loin, jusqu’à la négation du sens spirituel. Il écrit en effet : « La Bible, ce sont des textes, et ceux-ci n’ont qu’un sens, le sens premier littéral, celui qu’entendait l’écrivain sacré. » C’est là une affirmation catégorique qui mène son auteur très loin, à ce qu’il me semble.
4° M. l’abbé Steinmann paraît maintenir son affirmation que « l’inventeur de l’interprétation figurée » est Origène. D’autres parlent de saint Paul et du Sauveur Lui-même.
5° Où l’abbé Steinmann a-t-il vu que « Pascal et M. Claudel affirment que le seul vrai sens de l’Ancien Testament est le sens spirituel ». J’ai dit nettement le contraire et affirmé mon respect pour le sens littéral, qui n’est pas toujours le seul. Ni Pascal ni moi n’avons jamais prétendu que « le sens littéral est le plus bas et le plus grossièrement trivial possible ». Cette affirmation, à laquelle Pascal n’a rien à voir, s’applique de ma part, non pas au sens littéral proprement dit, mais à la manière dont un grand nombre d’exégètes modernes, protestants et hélas ! catholiques, l’entendent. Ce ne sont pas les preuves et illustrations qui me font défaut. Il n’y a qu’à ouvrir la Bible de Crampon, la seule malheureusement qui soit actuellement entre les mains du grand public.
6° M. l’abbé Steinmann me gratifie d’abondantes citations de l’Encyclique Divino afflante Spiritu. Je m’incline avec respect devant l’autorité du Saint-Père. Mais il ne faut tout de même pas en abuser et lui faire dire que cette espèce d’épouillement textuel et grammatical, qui de toute évidence est seul dans Sa pensée, équivaut à une liberté totale d’interprétation individuelle laissée à la critique moderne ou moderniste. De quels abus cette liberté est capable, je me propose d’en donner ci-dessous quelques exemples.
7° Je voudrais savoir ce qui donne le droit à M. l’abbé Gélin, traducteur du prophète Zacharie dans la plus récente version de la Bible, de substituer dans un texte, que beaucoup d’esprits arriérés considèrent encore comme Messianique (Zach., 13,6), le mot « corps » au mot « mains » et cela sans aucune espèce de note ou d’avertissement au public.
-Je voudrais savoir si l’Encyclique en question autorise le P. Dubarle dans son livre sur les Sages d’Israël (Editions du Cerf p. 15) à s’exprimer ainsi, sur l’un des textes les plus fondamentaux de l’Ecriture : « C’est la raison pour laquelle d’anciennes versions, précisant à la lumière des interventions ultérieures de la Grâce divine les suggestions incertaines de la Genèse, ont vu dans ce passage l’annonce positive d’une défaite totale du tentateur par un sauveur individuel, voire même la participation d’une femme à ce triomphe : dépassement justifié, mais dépassement du texte original. »
-Dans un passage où M. l’abbé Steinmann relate à sa manière l’idée que Pascal se ferait selon lui du rôle figuratif des personnages de l’Ancien Testament : « Jésus-Christ père en Abraham, Jésus-Christ législateur en Moïse, et Jésus-Christ roi en David », M. l’abbé Steinmann ajoute : « Oui, mais à condition de bien savoir que vous enrichissez par là les textes du Vieux Testament d’une richesse qu’ils n’avaient pas» : en bon français que vous commettez un faux. Et cependant Notre Seigneur déclare dans l’Evangile que c’est « animé par l’Esprit » (Mt., 23-44) que David prophétiquement Lui a décerné les titres de Seigneur et de Fils.
8° M. l’abbé Steinmann me rappelle que l’Encyclique Divino réduit strictement le sens spirituel à ce qu’enseigne à son sujet le Nouveau Testament. C’est entendu, mais cette autorisation va très loin. Que lisons-nous en effet dans saint Matthieu (5,18) ? Je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la Loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. C’est donc la valeur spirituelle de la Loi de Moïse dans tous ses détailsqui est ainsi affirmée et garantie.
Or, que dit l’abbé Steinmann, répondant à Pascal par la bouche de son truchement : « Les rites de l’Ancien Testament sont symboliques, me direz-vous, et vous voyez en eux des images de Jésus-Christ. Vous êtes sorti du royaume de la Bible proprement dite. Car la Bible, ce sont des textes, et ceux-ci continuent de n’avoir qu’un sens, le sens premier, littéral, celui qu’entendait l’écrivain sacré. »
Mais il y a un autre texte du Nouveau Testament, car saint Paul fait tout de même partie du Nouveau Testament, d’une portée encore plus étendue, ou comme on dit en anglais sweeping. C’est le fameux verset de la première Corinthienne 10,11 : Haec omnia4 contingebant illis in figura5. Oui, Monsieur l’abbé, il y a bien écrit : omnia, et il y a bien écrit in figura : typicôs, typice, et aussi omnia.
-Enfin un dernier exemple. M. l’abbé Steinmann s’attaque cette fois, après le P. Dubarle (op.cit. p.79), à un texte formidable que l’Eglise a consigné dans sa liturgie et qui a donné réconfort et consolation à je ne sais combien d’âmes : « Je crois que Mon rédempteur vit, etc (Job, 19,25-27). » « On fait tenir à Job, dit l’abbé Steinmann, sur la résurrection des propos qui sont nés d’une erreur de traduction. » Or, presque tous les Pères ont reconnu dans ces paroles de Job une profession de foi très claire à la résurrection des corps, et dans les premiers siècles de l’Eglise, de pieux chrétiens ont fait graver sur leurs tombeaux cet acte de foi, comme une expression de leurs propres croyances. Saint Jérôme résume admirablement l’interprétation traditionnelle dans ces lignes si claires : Resurrectionem corporum sic prophetat, ut nullus de ea vel manistestius vel cautius scripserit (« Il prophétise ainsi la résurrection des corps, de telle manière que nul n’a écrit à ce sujet plus clairement ni plus sûrement », Epist., 53,8).
Moi, ignorant, simple fidèle, je demande : Est-ce l’Eglise, est-ce saint Jérôme, est-ce les Pères que nous devons croire ? Ou sont-ce l’abbé Steinmann et le P. Dubarle qui leur donnent un démenti aussi net et aussi cinglant ? Croient-ils vraiment qu’ils ont le droit, pour s’autoriser de cette attitude, d’invoquer l’Encyclique Divino afflante spiritu ?
J’ai encore dans les oreilles les propos d’Auguste Rodin vitupérant avec quelle énergie ! les restaurateurs de son temps qui n’hésitaient pas à détruire des monuments inestimables de l’art antique, pour y substituer des productions personnelles à la mode de Louis-Philippe et de Napoléon III.
Ici il ne s’agit pas de verre ou de pierre inerte, il s’agit de textes vivants, et de quelle vie ! Il s’agit de la parole de Dieu elle-même. Je demande si aucune voix autorisée ne s’élèvera pour protester contre l’audace sans frein et sans goût des Viollet-le-Duc de l’exégèse !
En réalité, il s’agit, en ce qui concerne l’Ancien Testament, et par là même le Nouveau, de deux conceptions antagonistes :
- Ou bien la Bible est une œuvre humaine, où se trouvent insérés, on ne sait comment, à peu près comme les raisins secs dans un plum-cake, des textes messianiques dont on s’efforce de réduire, autant que l’on peut, le nombre et la portée.
- Ou bien l’Ecriture est une œuvre divine dont l’inspirateur est le Saint-Esprit, qui la pénètre tout entière dans toutes ses parties, et dont le sens est Jésus-Christ, notre Rédempteur, vraiment Fils de Dieu et vraiment fils de l’homme.
Suivant que l’on adopte l’une ou l’autre de ces vues, la critique des textes est conduite suivant de tout autres principes et aboutit à de tout autres résultats.
Je constate avec regret et, pourquoi ne pas le dire ? avec indignation, que ce n’est pas la seconde, mais la première de ces conceptions qui paraît jouir aujourd’hui de la faveur générale.
Agréez nos respectueux hommages,
Paul Claudel
1 Repris de J’aime la Bible (Fayard, 1955, pp. 59-67)
2 Cette insertion a été refusée.
3 L’insertion de la réponse de M. l’abbé Steinmann a été refusée.
4 Ndlr. Omnia (παντα) ne figure pas dans tous les manuscrits.
5 Traduction : Tous ces événements (de l’Exode) se produisaient en allégorie pour ces faits (les agissements de notre temps).