Partager la publication "Du Voile de Manoppello au Soudarion"
Par Rebeillard Laurent (dr)
Résumé : La relique conservée depuis des siècles à Manoppello, en Italie, pourrait bien être le soudarion, ce suaire déposé sur la tête du Christ lors de sa mise au tombeau. Cette hypothèse fut reprise par Lorenzo Bianchi dans le mensuel 30Jours d’avril 2009. Outre son tissu très ancien et certaines indications données par la bienheureuse Catherine Emmerich dans ses Visions, on peut invoquer en sa faveur un grand nombre d’arguments iconographiques, en particulier Le Christ bénissant de Giovanni Bellini, dont les traits ressemblent si précisément au Volto Santo [Sainte Face du Christ] que le modèle inspirant le peintre est vraisemblablement passé par Venise avant d’aboutir à Manoppello. À cette occasion est retracée ici l’histoire du soudarion, ce linge funéraire bien attesté dès les origines du christianisme et qui se trouvait à Constantinople lors du pillage de la ville par les croisés en 1204.

«Les anges, ses témoins, le suaire et les vêtements»
«Dis-nous, Marie,
qu’as-tu vu en chemin ?
Le Sépulcre du Christ
et la gloire de sa Résurrection,
les anges, ses témoins,
le suaire et les vêtements.»
Louanges de la Victime pascale
(séquence de la liturgie pascale de l’Église)
Éléments historiques
Manoppello, petite bourgade des Abruzzes, dont le nom signifie « à pleine main », a célébré en 2006 le cinq-centième anniversaire de l’arrivée dans son église d’un voile porteur d’une image acheiropoïète de la Sainte Face du Christ : « Au temps de Jules II, pontife romain, en l’année 1506 du Seigneur, écrit Lorenzo Bianchi dans le mensuel 30Jours, le docteur Giacom’Antonio Leonelli vivait à Manoppello, terre opulente et riche de toutes les choses nécessaires à la vie des hommes, située dans les Abruzzes, alors province du royaume de Naples. Un jour, alors que Giacom’Antonio Leonelli se trouvait sur la place publique, non loin de la porte de l’église majeure dénommée Saint-Nicolas-de-Bari, en honnête conversation avec ses pairs, arriva un pèlerin inconnu de tous, d’aspect religieux et fort vénérable, qui demanda à s’entretenir à part avec lui d’une chose secrète qui lui serait utile et profitable. Lui faisant franchir le seuil de l’église Saint-Nicolas, il lui donna un petit ballot et, sans le déballer, lui recommanda une grande dévotion pour l’objet qu’il contenait, qui lui assurerait la prospérité matérielle et spirituelle. Ayant pris le ballot, Giacom’Antonio se retira près du bénitier et, en l’ouvrant, découvrit la sainte image du visage du Christ Notre-Seigneur. À cette vue, il éclata en sanglots, qu’il étouffa ensuite pour ne pas paraître ainsi aux yeux de ses amis. Remerciant Dieu d’un si grand don, il remit l’image dans le ballot et voulut inviter chez lui le mystérieux pèlerin, mais celui-ci avait disparu. Ses amis affirmèrent l’avoir vu entrer dans l’église, mais non en ressortir. Toutes les recherches entreprises pour le retrouver dans Manoppello restant vaines, on supposa que ce pèlerin devait être un ange du ciel ou un saint du paradis. »
Tel est le récit de l’arrivée à Manoppello du voile de la Sainte Face dans la Relatione historica du P. Donato Da Bomba, composée entre 1640 et 1646, avec des éléments peut-être légendaires, mais aussi des faits historiques avérés.
En 1618, Marzia Leonelli, héritière de Giacom’Antonio, vendit le voile à Donat’Antonio De Fabritiis, homme très pieux, lui-aussi habitant de Manoppello, qui, à son tour, le donna en 1638 aux capucins de cette ville.
En 1646, un acte notarié authentifia cette donation. Le voile, très abîmé et effiloché, fut nettoyé, égalisé dans ses contours, puis fut tendu «sur un châssis de bois avec un verre de chaque côté» et «orné par frère Remigio Da Rapino», frère capucin qui avait déjà fait certains petits cadres en bois de noyer, selon la Relatione.
Aujourd’hui encore, l’ostensoir qui contient le voile de la Sainte Face, protégé par ces mêmes verres et tenu sur ce même cadre, est exposé à l’intérieur du Sanctuaire qui l’abrite depuis 1638, l’église Saint-Michel-Archange, située près de Manoppello, dans la province de Pescara, sous l’autorité du diocèse de Chieti. Les caractéristiques du voile et de l’image qui s’y dessine (en recto-verso) sont vraiment uniques.
Un voile de byssus
Le voile, qui mesure 17,5 x 24 centimètres (mais qui était originellement plus grand) est fait d’un tissage extrêmement fin avec des fils d’environ un millimètre et des intervalles entre deux fils d’environ deux millimètres. Il apparaît de couleur brun doré, mais il peut être transparent selon la perspective et l’éclairage sous lesquels il est examiné. Cette couleur et cette transparence ont fait penser qu’il avait été fabriqué avec du byssus ou «soie marine»,c’est-à-dire formé des filaments tirés d’un mollusque appelé Pinna nobilis. Le byssus est un tissu extrêmement finqui brille comme de la soie et lui ressemble aussi au toucher, d’une légèreté qui le rend presque impalpable. Cette hypothèse sur l’origine du tissu a été soutenue en 2004 par Chiara Vigo, l’une des dernières tisseuses à savoir utiliser ce type de fibre ». Le byssus était utilisé dans l’antiquité, et spécialement en Israël, pour la confection des habits des grands prêtres et des personnages politiques de haut rang. Un tel tissu existait au temps de Jésus-Christ.
Au fond, le voile de Manoppello est authentifié à la fois par sa texture en byssus, qui lui donne sa finesse et sa transparence et qui signe son origine antique, et par l’image de la Sainte Face qu’il porte, parfaitement superposable à celle – en négatif – du Linceul de Turin, acheiropoïète « non faite de maind’homme » comme elle, puisqu’aucune peinture ne peut être appliquée sur un tel tissu.
Cette image restitue le vrai Visage du Christ, qui semble tout à la fois vivant et impalpable, non pas irréel mais surréel, procédant d’une autre réalité, céleste.

Le voile de Manoppello dans son cadre
«Ce voile pourrait êtrele soudarion, le « suaire » que Pierre et Jean virent dans le sépulcre, “qui avait été posé sur la tête” et qui apparut aux deux apôtres “non pas déployé avec les linges (c’est-à-dire avec le Linceul), mais au contraire enroulé à part” (Jn 20, 7)» conclut Lorenzo Bianchi.
Dans ses célèbres visions de la Passion, la bienheureuse Catherine Emmerich, apporte des précisions très intéressantes sur l’ensevelissement de Jésus et sur sa Résurrection : elle nous éclaire sur la nature du soudarion [en grec σουδάριον « suaire »]décrit par saint Jean.
Le voile de Manoppello correspond très bien au soudarion johannique
Catherine Emmerich décrit de quelle manière le corps de Jésus fut lavé et embaumé : « La Sainte Vierge, raconte-t-elle, ne pouvant pas laisser le corps de son Fils couvert de sang et de souillures, se mit à le laver et à le purifier avec un empressement infatigable. » Marie enleva une à une les épines de la couronne : «Le visage de Jésus était méconnaissable et tout couvert de plaies; la barbe, les cheveux étaient collés ensemble par le sang. Marie lava d’abord le visage et enleva avec des éponges mouillées le sang desséché sur les cheveux.»
Elle ajoute plus loin: «Dès que la tête eut été lavée, la Sainte Vierge, après avoir baisé les joues, la couvrit d’un voile. » C’était à titre transitoire, pendant que le reste du Corps allait être lavé et embaumé. Le Suaire d’Oviedo est peut-être ce voile placé environ une heure sur le visage préalablement lavé de Jésus, qui a dû recueillir des écoulements sanglants résiduels. Une fois enlevé, il a peut-être été conservé dans le Sépulcre mais certainement pas placé sur le visage du Christ.
Décrivant la suite des soins, Catherine précise que le visage de Jésus est alors découvert :
«Lorsque la Sainte Vierge eut oint de parfum toutes les plaies, elle enveloppa la tête de Jésus avec des bandelettes, mais elle ne couvrit pas encore le visage. Elle ferma les yeux entrouverts de Jésus en y laissant reposer quelque temps sa main. Elle ferma aussi la bouche, puis elle embrassa le saint corps et laissa tomber son visage tout baigné de larmes sur celui du Sauveur».
Elle décrit ensuite un autre suaire, que la Sainte Vierge ne plaça sur le visage de son divin Fils qu’à la toute fin de l’embaumement :
«Marie se jeta à genoux auprès de la tête du Seigneur, plaça au-dessous un linge fin qu’elle avait reçu de la femme de Pilate, et qu’elle portait autour du cou sous son manteau, puis, aidée des Saintes femmes, elle répandit depuis les épaules jusqu’aux joues des parfums et de la poudre odoriférante. Marie enveloppa toute la tête et les épaules avec le linge finet Madeleine répandit un flacon de baume dans la plaie du côté.
Les Saintes femmes mirent aussi des herbes dans celles des mains et des pieds. Les hommes entourèrent tout le reste du corps avec des herbes odoriférantes, croisèrent sur son sein ses bras raidis et enveloppèrent le corps jusqu’à la poitrine dans un grand linge blanc, comme on emmaillote un enfant. Enfin, ils placèrent le corps dans un grand drap de six aunes que Joseph [d’Arimathie] avait acheté et l’en enveloppèrent encore. Il était couché en travers ; un coin du drap était relevé des pieds à la poitrine, le coin opposé rabattu sur la tête et les épaules ; les deux autres étaient repliés autour du corps.»
Plus loin, en décrivant l’arrivée de saint Jean et de saint Pierre au Sépulcre, le jour de la Résurrection du Seigneur, Catherine confirme que le «linge très fin» offert par la femme de Pilate à Marie, qui recouvrit ensuite le visage du Christ, est bien le soudarion de l’évangile de saint Jean :
«Il ne pénétra pas dans le sépulcre, seulement, s’étant penché, il regarda par la porte entrouverte et vit les linges posés à terre. Pierre vint aussi et entra dans la grotte, où il vit les linges roulés et le suaire qui couvrait la tête de Jésus, non point parmi les autres linges, mais plié à part. Alors Jean vint à son tour et, à cette vue, il crut à la résurrection. Maintenant, ils comprenaient les paroles du Seigneur que nous lisons dans l’Écriture et qu’ils n’avaient pas saisies jusqu’alors. Pierre prit les linges sous son manteau et ils s’en revinrent en toute hâte à la ville par la porte de Nicodème.»
Catherine Emmerich décrit donc le soudarion comme un long voile très fin qui appartenait à la femme de Pilate. Cela s’accorde tout à fait avec un voile de byssus, tissu précieux qui, dans l’antiquité, était réservé « aux personnages des plus hauts rangs, religieux ou politiques ». Cette correspondance entre le voile très fin décrit par Catherine et la texture en byssus du voile de Manoppello nous conforte dans l’idée que celui-ci peut très bien être le soudarion johannique. Suivons donc la trace historique du soudarion, depuis sa découverte dans le Sépulcre, et voyons si nous pouvons parvenir jusqu’à Manoppello.

Saint Pierre et saint Jean au Sépulcre, avec les linges et le soudarion, à part
Le soudarion est mentionné à partir du IVe siècle
Il n’est pas fait mention du soudarion durant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne, siècles de persécutions, mais on retrouve sa trace au tout début du IVe° siècle, grâce à sainte Nino, évangélisatrice de la Géorgie. Selon Ian Wilson, elle communiqua, peu avant sa mort, «certains renseignements sur la Passion que son maître Niaphore et d’autres chrétiens lui auraient confiés pendant sa jeunesse à Jérusalem. Selon elle, le Linceul [en grec σινδών, sindôn « tissu de lin », cf. Mt 27, 59 ; le mot « linceul » vient du lat. linteolum « morceau de toile de lin »] se serait d’abord trouvé entre les mains de la femme de Pilate puis il serait passé à saint Luc», tandis que «le sudarium [le soudarion, en grec] aurait eu un sort différent : trouvé par Pierre, ce dernier le prit et le garda, mais nous ne savons pas si on l’a jamais découvert».
Sainte Nino distinguait bien le soudarion du sindôn, mais en inversant les rôles : c’est le sindôn qui a été trouvé et conservé par saint Pierre, et c’est le soudarion, voile très fin ayant appartenu tout d’abord à la femme de Pilate, qui servit ensuite à recouvrir la Sainte Face du Christ dans le sépulcre, comme l’a vu Catherine Emmerich.
Au Ve siècle, l’Évangile de Nicodème (XV, 6)1 fait lui-aussi une distinction très nette entre sindon et soudarion :
«Je suis Jésus dont tu as demandé le corps à Pilate et tu m’as revêtu avec un linceul propre et tu as mis un soudarionsur ma Face. »
Un peu plus loin, le texte poursuit :
«Il [Jésus] m’a montré l’endroit où je l’avais placé, sur lequel était étendu le linceul et le soudarion qui avait été sur son visage».
Mark Guscin cite un autre texte du Ve siècle, celui de Nonnos de Panopolis :
«Simon est arrivé et il est entré tout de suite. Il a vu les linges conjointement sur le sol vide, et le linge qui entourait la tête avec un nœud à la partie arrière des cheveux. Dans la langue autochtone de Syrie, on l’appelle « soudarion ». Il n’était pas avec les linges funéraires, mais il était bien enroulé tout seul lui-même, tordu dans un lieu à part. »
Mark Guscin cite aussi «le récit d’un pèlerinage d’Italiennes en Palestine d’Antoine de Piacenza au VIe siècle : lorsqu’elles passent près du Jourdain, elles trouvent une grotte où vivent sept vierges : «On dit que le soudarion qui a été sur la Face du Seigneur est là-bas».
Au VIIe siècle, le soudarion est visible à Jérusalem
L’encyclopédie Wikipédia, dans un article consacré au «Saint Suaire», cite le même récit à propos du «suaire ayant recouvert le visage de Jésus» :
«Le pseudo-Antonin de Plaisance, vers 560-570, rapporte une tradition selon laquelle le suaire ayant recouvert le visage de Jésus serait gardé par sept vierges dans une grotte de l’embouchure du Jourdain. Et au VIIe siècle, Adamnan rapporte dans son De locis sanctis qu’Arculfe, un pèlerin gaulois, dit avoir vu à Jérusalem, outre une relique de la sainte Lance et une image tissée par la Vierge Marie représentant le Christ et les douze apôtres, le suaire ayant recouvert la tête de Jésus. Selon Arculfe, le linge, retrouvé trois ans auparavant, aurait été enlevé du tombeau de Jésus par un juif chrétien dont l’héritage fut partagé entre ses deux fils : celui qui hérita de tous ses biens fut finalement ruiné, et celui qui n’hérita que du seul suaire y gagna, avec sa descendance jusqu’à la cinquième génération, richesses sur terre et salut dans les cieux. Au cours des générations, des juifs non-chrétiens héritèrent du Suaire, ce qui déclencha une dispute avec les chrétiens. Le calife Muawiya Ier aurait appelé les deux parties et jeté le tissu aux flammes pour les départager : celui-ci serait resté suspendu et aurait volé vers le parti des chrétiens. Le Suaire aurait été gardé dans un écrin et vénéré par la population. Arculfe l’aurait embrassé. Il mesurait, selon les manuscrits, huit pieds ou huit coudées de long.»
À deux reprises, il est bien question du soudarion. Nous apprenons ici que le suaire «aurait été enlevé du tombeau par un juif chrétien» : effectivement, Pierre n’ayant pris que «les linges», mais pas le suaire, c’est donc un disciple ou un juif converti anonyme qui se rendit dans le Sépulcre peu après le passage de Jean et de Pierre et, trouvant le suaire posé par terre, replié, le prit, le conserva et le transmit à sa descendance. Ce linge sacré avait une telle valeur qu’il assura aux générations qui en héritèrent prospérité matérielle et salut spirituel. À la fin du VIIe siècle, sous le règne de Muawiya Ier, calife à Damas entre 661 et 680, le suaire échappe miraculeusement aux flammes, et les chrétiens de Jérusalem peuvent lui rendre un culte public, le conservant dans un écrin.
Arculfe l’a sans doute vénéré en pensant qu’il se trouvait en présence du Saint Suaire, mais, alors que le Linceul de Turin mesure 4 mètres, ce linge ne mesurait que «huit pieds ou huit coudées de long», soit 2m 36 s’il s’agissait de pieds romains2.
Le transfert du soudarion à Constantinople
Le soudarion est peut-être resté – au plus tard jusqu’à la fin du IXe siècle – à Jérusalem, mais il a fini par rejoindre Constantinople, où parvenaient tôt ou tard toutes les reliques sacrées. L’empereur Léon VI, dit le Sage (866-912), père de Constantin VII Porphyrogénète, est représenté sur une mosaïque de la basilique Sainte-Sophie prosterné aux pieds de Jésus-Christ. Si cette mosaïque est contemporaine de son règne, elle date donc de la fin du IXe siècle ou du début du Xe siècle, et le visage du Christ qu’elle donne à voir est remarquable.
Si nous considérons avec attention l’agrandissement du visage du Christ, nous lui trouvons une grande ressemblance avec le Volto Santo de Manoppello : même toupet de cheveux en haut du front, même esquisse d’un sourire, même ouverture des yeux. C’est donc le soudarion quia dû, au moins en partie, influencer cette représentation.

Le Christ «de la Sainte Sagesse»
(devant lequel se prosterne Léon VI)

La Sainte Face du Voile de Manoppello
À la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, nous possédons deux témoignages écrits de la présence du soudarion à Constantinople :
– Dans un article de la revue Le Cep (n°31, Ier trimestre 2005), Raymond-Charles Fiessinger écrit qu’en 1150, « un pèlerin anglais parle d’un Sudarium quod fuit super caput ejus »(cité par Vignon). Il ne peut s’agir ici que du soudarion, qui a recouvert la Face et la Tête du Christ.
– En 1201, décrivant les reliques conservées à Sainte-Marie-du-Phare, Nicolas Mésaritès distingue le soudarion des autres linges sépulcraux :
« Ici, il [Jésus] ressuscite, et le soudarion, avec les linges sépulcraux, en sont la manifestation. Ils sont en lin… ils sentent encore les parfums, ils bravent la corruption parce qu’ils ont enveloppé l’ineffable mort, nu et embaumé, après la Passion. »
« Qui était ce personnage ? En quoi joue-t-il un rôle particulier dans la définition des linges sépulcraux de Jésus ?», écrit Robert Babinet dans RILT n° 26, p. 34-47.
Il poursuit : «Gardien des reliques amassées dans la chapelle du Pharos à Constantinople, Nicolas Mésaritès s’est opposé en 1201 aux factieux d’une tentative d’usurpation de Jean le Gros sous le règne d’Alexis III Ange. L’église du Pharos était située au sud-est de la ville, dans l’enceinte du vieux Palais impérial. Mésaritès a consigné par écrit son discours, véhément et instructif à la fois, sur la haute estime théologique des reliques dont il avait la charge : « Ici même, il [Jésus] ressuscite, et le soudarion avec les linges [en grec oθόνια, othonia «morceaux delinges »; cf. Jn 20, 5] sépulcraux en sont la manifestation ! »
Cette phrase, prononcée avec conviction et foi dans la langue grecque des Evangiles, ne pouvait à elle seule faire reculer les séditieux attirés par le précieux dépôt des reliques. Elle concluait une longue tirade sur «la nouvelle arche, qui renferme aussi un décalogue», les dix reliques du supplice et de l’ensevelissement du Sauveur.
Le lecteur est mis en présence d’une ultime relique : le soudarion. De quoi s’agit-il ? Serait-ce « le soudarion qui était sur la tête de Jésus » à son ensevelissement et que les apôtres Pierre et Jean observent « enroulé à la même place », dans le tombeau, comme le rapporte le IVe évangile : Jn 20, 7 ? Mésaritès est avare de précisions, mais le fait d’associer le soudarion aux « linceuls sépulcraux » est une indication de sérieuse probabilité d’un deuxième linge sépulcral dans la chapelle du Pharos. On en resterait là si je n’avais eu la preuve matérielle de l’existence de cet autre linge à Constantinople durant la seconde moitié du XIIe siècle.
La Pierre détachée du Sépulcre – la 10e relique invoquée par Nicolas Mésaritès à Constantinople, puis conservée dans le trésor de la Sainte Chapelle – était remisée dans un reliquaire qui fut démonté à la Révolution française en deux éléments : la «Plaque » et le couvercle. Actuellement au Musée du Louvre, la «Plaque » en bois peint, de 42,6 cm de hauteur, 31 cm de largeur et 3 cm d’épaisseur, est recouverte sur un côté par une plaque d’argent doré, qui représente la Résurrection du Christ sous la forme, habituelle dans l’art byzantin, de deux saintes femmes accueillies par l’ange devant le sépulcre vide.
Les inscriptions grecques et le style de la gravure sur la «Plaque » démontrent que le travail d’orfèvrerie fut réalisé par les ateliers de Constantinople dans la seconde moitié du XIIe siècle. À l’intérieur du tombeau du Christ, le linceul n’est pas visible, mais on le devine sous l’entrecroisement des bandes qui liaient le cadavre [le corps sans vie du Christ]. À l’emplacement de la tête, on voit, exposée de face, une coiffe en tissu qui est ouverte sur le devant et fendue à l’arrière en deux pointes allongées : ce linge est le soudarion de l’Évangile selon Jean 20, 7, « qui était sur la tête de Jésus » à son ensevelissement et que l’artiste a dessiné « enroulé à la même place » dans le tombeau libéré du corps. »

Dans l’art byzantin du XIIe siècle, le soudarion du tombeau du Christ n’est pas uniquement représenté sur la « Plaque » du reliquaire, qui se trouvait dans la chapelle du Pharos à Constantinople et que conserve actuellement le Musée du Louvre. À Venise, sur la Pala d’Oro [retable en or] de la basilique Saint-Marc, une fresque montre deux saintes femmes contemplant les « linges » sépulcraux et, à part, le soudarion sous la forme d’une coiffe.

Ensuite, le sindôn et le soudarion furent transférés de la chapelle du Pharos « dans l’église des Blachernes ou un autre sanctuaire de Constantinople et pillés en avril 1204 par les conquérants latins », conclut Robert Babinet, qui fait allusion ici au sac de Constantinople, en 1204, dont les maîtres d’œuvre furent les Vénitiens. En 1205, dans une supplique adressée au pape Innocent III, Théodore Ange écrit :
« Les Vénitiens ont pris, dans le partage du butin, les trésors en objets d’or, d’argent, d’ivoire ; les Francs, les reliques des saints et, parmi elles, l’objet sacré entre tous, le Linceul dans lequel, après sa mort et avant sa résurrection, Notre Seigneur fut enveloppé. Nous savons que ces objets sacrés sont recelés à Venise, en France, et en tous autres lieux d’où venaient les pillards, et que le Linceul l’est à Athènes » («Sacrum Linteum in Athenis »).
Le Linceul, dérobé en 1204 lors du sac de Constantinople, a été retrouvé en France, à Lirey, au siècle suivant, après un passage semi-clandestin à Athènes. Le soudarion a sans doute été volé en même temps et recelé à Venise, car c’est là que nous retrouvons des représentations du Christ d’une grande ressemblance avec le Volto Santo de Manoppello.
Le Christ Pantocrator de la Pala d’oro de Venise
Robert Babinet a déjà évoqué l’image des saintes femmes au Sépulcre, visible sur le retable d’or, la Pala d’Oro, qui témoigne de l’existence du soudarion à Constantinople au XIIe siècle. Ce retable de la basilique Saint-Marc de Venise a d’abord été exécuté à Constantinople à l’époque du doge Pietro Orseolo Ier (976-978), puis fut enrichi et modifié sous les règnes des doges Ordelafo Falier (1105) et Pietro Ziani (1209), avec des éléments provenant du sac de Constantinople en 1204. Cette plaque d’or, qui mesure 3,48 m sur 1,40 m, se compose d’environ 80 émaux harmonieusement enchâssés au milieu de nombreuses pierres précieuses, la plupart d’origine byzantine. L’image centrale du Christ Pantocrator de ce retable a retenu toute l’attention de la RILT n° 21.

« Le centre, le cœur de la Pala d’Oro est constitué d’un Christ en majesté, Pantocrator, à l’intérieur d’un cercle polylobé, écrit Maxence Hecquard dans la Revue Internationale du Linceul de Turin. Le visage de ce Christ présente plusieurs des caractéristiques de celui du Linceul de Turin, que Ian Wilson a relevées dans l’ensemble de l’iconographie byzantine de cette époque : un sourcil plus relevé que l’autre (en général, le gauche, ici, le droit), les joues accentuées, la narine droite légèrement ressortie, le sillon entre le nez et la lèvre supérieure (qui est marqué sur la barbe), la grosse ride sous la lèvre inférieure, la barbe en fourche, les rides en travers de la gorge (mais qui ne sont peut-être que des craquelures de l’émail), les yeux de hibou fortement accentués et regardant légèrement vers la droite, les deux mèches sur le front (interprétation erronée des coulées de sang dues à la couronne d’épines).
Manquent certes certaines caractéristiques du Linceul que montrent d’autres représentations du Christ de l’époque : le sillon transversal du front, les rides en forme de triangle entre les sourcils et le V sur l’arête du nez, la zone glabre entre la lèvre inférieure et la barbe. On peut toutefois conclure des caractéristiques concordantes précédentes que le Christ de la Pala d’Oro reproduit la morphologie du visage de l’homme du Suaire. »

En réalité, ce visage évoque davantage celui du Christ Pantocrator de la basilique Sainte-Sophie devant lequel se prosterne Léon VI et renvoie au visage du soudarion. Il n’a pas deux longues mèches descendant sur le front, qui pourraient évoquer des coulées de sang, comme sur le Linceul, mais un petit toupet central, comme sur le soudarion.
Dans l’ensemble, le visage n’a pas la crispation des visages inspirés par la Sainte Face du Linceul : au contraire, les traits sont sereins, détendus. Les yeux grands ouverts et les sourcils un peu relevés sont également caractéristiques de la Sainte Face du soudarion.
Le Christ bénissant de Giovanni Bellini
Vers 1460, un des maîtres de l’école vénitienne, Giovanni Bellini, réalise une œuvre qualifiée plus tard de « rarissima per la devotione et per la diligenza ». Ce tableau, intitulé Le Christ bénissant les apôtres, conservé depuis 1912 au musée du Louvre, représente le Christ tout juste ressuscité, encore marqué par les sévices endurés lors de sa Passion, bénissant les apôtres à qui il apparaît alors.

Le Christ bénissant, tableau de Bellini
Il est frappant de voir les plaies de ses mains encore saignantes. De même, Bellini le représente encore couronné d’épines, ce qui est anachronique, le front ensanglanté. Le visage émacié témoigne des mauvais traitements endurés, mais les yeux ont une expression de douceur et de paix surnaturelles.
Quand on observe avec attention le visage du Christ bénissant, on ne peut que remarquer sa très grande ressemblance avec le Volto Santo de Manoppello : même finesse des sourcils, même expression de douceur des yeux, dont les prunelles sont dirigées vers le haut, même bouche légèrement entrouverte, esquissant un sourire, même fine barbe, divisée en deux à la base du menton, même chevelure tombant en boucles sur les épaules. L’artiste a estompé l’asymétrie très nette du visage en le représentant vu de trois quarts, mais l’œil gauche apparaît plus haut que l’œil droit, comme sur le soudarion. Enfin il a dessiné la couronne d’épines à l’endroit même où, sur le front, les cheveux sont manquants, ayant dû justement être arrachés lors du couronnement d’épines.

La Sainte Face du Volto Santo, modèle du tableau de Bellini
Il semble donc que Giovanni Bellini ait vu et copié le Volto Santo. Celui-ci n’arriva officiellement à Manoppello qu’en 1506 : il se trouvait donc à Venise, où Bellini résida toute sa vie, en 1460, au moment de la réalisation du tableau. Cela conforte notre hypothèse selon laquelle le soudarion a dû être volé en même temps que le Linceul en 1204, lors du sac de Constantinople, les principaux acteurs du pillage des richesses et des reliques de la ville ayant été les Vénitiens. Le soudarion a dû parvenir à Venise à partir de 1204, et y rester caché, toute exposition publique risquant de révéler le larcin.
Il y a un autre indice, purement artistique, qui va dans le sens de cette hypothèse. Bellini a, dans un style qui n’a rien de byzantin, représenté un Christ Pantocrator, tenant de sa main gauche un grand livre et bénissant de sa main droite. Sur le fond, son tableau s’apparente donc à la grande série des Christ Pantocrator inaugurée au VIe siècle par l’icône du monastère Sainte-Catherine du mont Sinaï et bien représentée à Constantinople du Xe au XIIIe siècle.Tout se passe comme si Bellini, par cette seule représentation du Christ bénissant, avait voulu suggérer que son inspiration était byzantine et que son modèle provenait de Constantinople. Remarquons aussi qu’il représente le Christ tout juste ressuscité – et non encore remonté au Ciel – bénissant ses apôtres : c’est encore un point commun essentiel avec la Sainte Face du soudarion, témoignant du premier instant de cette résurrection.
Anchise Tempestini, spécialiste de Giovanni Bellini, lui a consacré une biographie avec une analyse détaillée de tous ses tableaux3. Voilà ce qu’il écrit du tableau Le Christ bénissant à la page 56 :
«Cette œuvre joue un rôle important dans l’opus de Giovanni Bellini en tant qu’image de dévotion réunissant un ensemble de symboles. Il s’agit d’un Christ vivant, portant la couronne d’épines, mais représenté post mortem, comme en témoignent les stigmates sur les mains et le flanc. La main gauche porte un livre qui certainement contient sa doctrine, alors que la droite est levée pour bénir.
On ne retrouvera ce type d’image qu’une quinzaine d’années plus tard, dans l’école florentine, chez Jacopo del Sellaio, dans une Florence alors dominée par la prédication de Savonarole (qui aujourd’hui pourrait être qualifiée de fondamentaliste). Tous les spécialistes s’accordent pour penser que Giovanni Bellini avait à l’esprit un modèle flamand qui nous est inconnu. La tunique fait penser à une iconographie christologique du type de celle de la «Sainte Face» qui, en raison de son origine orientale, était certainement connue à Venise».
Ce « modèle inconnu » devait être le soudarion : lorsqu’Anchise Tempestini évoque une « iconographie christologique » d’origine orientale – donc byzantine – du type de celle de la « Sainte Face », on pense aussitôt à la Sainte Face du soudarion, transférée de Constantinople à Venise. Pour réaliser un tel tableau, d’une si parfaite ressemblance avec la Sainte Face du soudarion, il fallait que Bellini ait eu son modèle « à demeure », qu’il ait pu rester plusieurs jours de suite auprès de lui afin d’en retranscrire tous les détails avec précision.
Le Christ bénissant de Bellini, d’une ressemblance frappante avec le Volto Santo, est le complément du Christ Pantocrator du retable d’or de la basilique Saint-Marc de Venise : tous deux indiquent les liens étroits entre Venise et Constantinople et renforcent la thèse du transfert du soudarion de Constantinople à Venise en 1204. Le soudarion était suggéré, sous-entendu, par les artistes byzantins : il apparaît soudain au grand jour avec le tableau de Bellini, faisant alors office de révélateur, en 1460, alors qu’il devait être protégé jusque-là, tenu au secret. Au moment où il risquait d’être reconnu, à la fin du XVe siècle, il fut transféré – par un mystérieux pèlerin (« ange du ciel ou saint du paradis » d’après la chronique locale) – à Manoppello, qui représentait un havre de paix et un endroit sûr où son secret serait encore protégé pour quelques siècles. Peut-être sommes-nous parvenus aujourd’hui à l’époque de la révélation de son mystère…
Conclusion
L’étude du voile de Manoppello est d’abord l’occasion de nous pencher sur le soudarion dont parle saint Jean lorsqu’il le découvre, dans le tombeau vide, roulé à part, bien distinct des autres linges sépulcraux, linceul et bandelettes. Cette distinction est nécessaire, car jusque-là, le soudarion a été assimilé au « Saint Suaire », alors que ce dernier est un linceul, sindôn en grec, et que les Italiens le nomment justement « Santa Sindone ».
Le journaliste Paul Badde a largement contribué à faire connaître le voile de Manoppello avec son livre intitulé L’autre Suaire4. Pour lui, comme pour le père jésuite Heinrich Pfeiffer, dont il reprend les thèses, « la Sainte Face de Manoppello est très probablement l’un des deux modèles fondamentaux de l’image du Christ, l’autre modèle étant le Saint Suaire de Turin », mais, justement, ce dernier est un linceul et non un suaire.
Que savons-nous du soudarion que vit saint Jean dans le Sépulcre, au matin de Pâque ? D’après le témoignage d’Arculfe, qui put le vénérer au VIIe siècle à Jérusalem, il aurait été dérobé par un disciple du Christ dans le Sépulcre, après le passage de Pierre, qui avait emmené avec lui « les linges » – le linceul et les bandelettes. Le soudarion aurait été transmis à ses descendants, puis vénéré par « sept vierges » dans une grotte près du Jourdain, avant de réapparaître à Jérusalem, et d’échapper miraculeusement aux flammes. Nous le retrouvons plus tard à Constantinople : en 1201, Nicolas Mésaritès veille sur « le soudarion et les linges sépulcraux », qui seront dérobés trois ans plus tard, lors du sac de la ville opéré par les croisés francs et les Vénitiens. Tandis que le linceul part en France, le soudarion se retrouve sans doute à Venise, où il est recelé en secret. Il est suffisamment connu, cependant, pour que l’image de la Sainte Face qu’il porte inspire les artistes de la Pala d’Oro de la basilique Saint-Marc et, surtout, en 1460, le peintre Giovanni Bellini, pour la réalisation de son tableau Le Christ bénissant. Il se retrouve enfin à Manoppello, au sud de Venise, en 1506. Il aura laissé des témoignages écrits de son passage à Jérusalem et Constantinople, et des traces picturales de son passage à Constantinople et à Venise.
Dans la RILT n°26 consacrée au « soudarion johannique », deux thèses s’affrontent : celle de Robert Babinet, pour lequel il s’agit de la sainte Coiffe de Cahors, et celle de Mark Guscin, pour lequel il s’agit du Suaire d’Oviedo. En fait, la sainte Coiffe était présente à Cahors dès le XIe siècle, alors que le soudarion est resté à Constantinople jusqu’en 1204. Le Suaire d’Oviedo est arrivé en Espagne au VIIe siècle, et s’il a recouvert la Sainte Face du Christ, ce serait plutôt au moment de la toilette funéraire que dans le Sépulcre. Le vrai soudarion johannique ne peut être que le voile de Manoppello, d’autant plus que, selon une antique tradition, c’est un voile ayant appartenu à l’épouse de Ponce Pilate qui recouvrit le visage et enveloppa la tête du Christ. Catherine Emmerich, confirmant cette tradition, a même précisé qu’il était « très fin », ce qui est exactement le cas d’un voile de byssus.
Or si le soudarion est resté jusqu’en 1204 à Constantinople, il n’a pas pu arriver à Rome en 705, comme le suppose le père Pfeiffer, qui l’assimile au voile de Véronique. La Sainte Face du voile de Véronique est un visage souffrant, contracté par la douleur, alors que celle du voile de Manoppello est un visage encore marqué par les coups, mais serein, détendu. « C’est un visage de compassion, sans colère ni désespoir, sans douleur même. Les lèvres entrouvertes sur les dents semblent souffler un « ah ! » de satisfaction, comme pour saluer une aube nouvelle », ainsi que l’écrit très bien Paul Badde. Il n’y a pas de confusion possible entre les deux voiles.
En 1750, le chevalier Claude-François de Beaumont, chargé par le roi Charles Emmanuel III de comparer les deux images : celle du Linceul de Turin et celle du voile de Véronique, conclut à leur parfaite similitude. Et sœur Blandina Schlömer a démontré que le Volto Santo de Manoppello est parfaitement superposable à la Sainte Face en négatif du Linceul de Turin. Bien que distinctes, ces trois images acheiropoïètes de la Sainte Face proviennent d’une unique Source, d’un unique Modèle.
1 Texte cité par Mark GUSCIN dans son article « Quel est le soudarion johannique ? », in Revue Internationale du Linceul de Turin [abrév. RILT], n° 26, août 2004, p. 22-33.
2 Ndlr. Pour 8 pieds, ce pourrait être le Linceul plié en deux, mais, la coudée romaine valant 1,5 pied, ce passage fait néanmoins difficulté.
3TEMPESTINI Anchise, Bellini, Paris, Gallimard, 2000.
4 Enquête sur le secret de Manoppello, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2010, 360 pages.