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Par Lauria Philippe

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SOCIÉTÉ

«Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant »

(P. Léon Le Prévost).

Résumé : Qui ne connaît la distinction pascalienne entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse ? Le présent article en élargit l’application à nos sociétés complexes où le pouvoir s’exerce au travers de catégories sociologiques plus encore qu’à travers les qualités individuelles. Il sera donc question de pédagogie, pour la sélection des élites, et de répartition collective des tâches professionnelles. Car si le système technocratique recrute des cadres « géomètres », la haute politique doit demeurer l’apanage des « fins ».

Quand le matérialisme sévit, la magie se lève.

Huysmans, Là-bas

Qui ne connaît – ou ne croit connaître – la fameuse distinction pascalienne entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse si souvent citée ?

Ici, la rigueur des déductions à partir de définitions et de règles univoques, et un cheminement inflexible ; là, l’esprit délié du littéraire, du dialecticien, de l’artiste, qui embrassent une foule de choses « d’un seul regard » et saisit les fines nuances dans leurs multiples relations. Ce sont les qualités.

Ici, la rigidité et l’étroitesse d’un cerveau qui ne voit pas « les nuances infinies du monde moral » (Ch. Lahr s.j., in Manuel de Philosophie, Éd. Beauchesne, 1924) ; là, une légèreté qui en reste aux approximations ou à la surface, une tête « impropre aux spéculations de la science » (idem). Ce sont les défauts de ces mêmes qualités.

Image du manuscrit

Ces « tournures d’esprit » sont-elles innées ou acquises, conséquences de l’éducation et de l’enseignement ?

La question a été controversée et la distinction niée par des géomètres ou par de fins esprits. Toutefois, nous sommes avertis quant aux limites de leur objectivité respective et il est peu douteux que cette différence si souvent aperçue n’ait des racines profondes : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » était déjà gravé au fronton de l’Académie de Platon.

A-t-elle des causes physiques : cerveau droit, cerveau gauche, dont parle la neurologie, ou autres dispositions de nerfs – un bon café peut aider à résoudre un problème de maths… ? Des raisons socio-psychologiques : habitudes nées de l’éducation ou de l’instruction qui font naître le désir d’imiter et impriment durablement les préférences ?

Ou encore métapsychologiques et spirituelles : dons de Dieu ? Ces facteurs se combinent vraisemblablement avec autant de variations et de degrés qu’il y a d’êtres humains.

Mais laissons la question aux psycho-physiciens pour nous demander si ce problème n’a pas son volet politique. Dans l’un de ses livres Augustin Cochin écrit :

« La force colossale du régime qui triomphera en 1793, n’est autre que la force d’inertie canalisée par la machination des sociétés occultes. Les adeptes le sentent plus ou moins obscurément. Ce n’est pas qu’ils comprennent ; ils sont les derniers à comprendre, car l’entrée de la Machine leur ôte cet “esprit de finesse”, ce sens du réel qui corrige l’esprit de géométrie chez le commun des hommes et les éloigne des grosses bêtises, toutes d’ordre logique1. »

Ce que dit Cochin, c’est que la « machine révolutionnaire » tend à supprimer l’esprit « fin », car il est mieux à même de juger de la valeur et des finalités d’une société au-delà des apparences de bon fonctionnement ou d’efficacité pratique. Il laisse également entendre que la « Machine » requiert plutôt des « esprits géomètres » dont la rigueur logique est très utile à la progression dissolvante de la subversion :

« La machine a besoin de beaucoup de zèle et d’intelligence, de « vertus » et de « talents », comme disaient les orateurs de 1789. Plus les rouages sont forts et précis et plus elle est puissante2. »

Fort bien, mais qui pilote la machine, qui a besoin de ce zèle et de cette intelligence géométrique ?

Nous n’allons pas entreprendre ici une fresque, pas même une ébauche, pour étayer ces propos et tenter d’y répondre, simplement observer que cette polarité intellectuelle, bien réelle, s’est changée en fossé artificiellement creusé par la logique technocratique des sociétés modernes. Cela sur les plans pédagogique (I), social et professionnel (II), avec un effet de sidération qui fait croire aux « géomètres » qu’ils gouvernent quand ce sont des « fins » qui les pilotent gentiment (III). Survolons le « paradoxe », c’est-à-dire, d’après l’étymologie grecque : παράδοξος paradoxos, « contraire à l’opinion commune, merveilleux ».

Le problème pédagogique

On niera peut-être la fameuse différence des « esprits », merveilleusement décrite en deux pages admirables des Pensées, on niera plus difficilement le fait de l’échec scolaire en mathématiques, observé depuis longtemps en France, et renforcé à ce qu’il semble depuis l’introduction des « maths modernes » après 1950.

Plus récemment, le rapport PISA (Programme international de suivi des acquis, mis en place par l’OCDE3) classe la France entre le 15e et le 26e rang pour l’enseignement des mathématiques, alors que sa tradition de grandes écoles scientifiques est réputée et que ses mathématiciens sont renommés dans le monde.

Ceci (l’élitisme) explique peut-être cela, mais cette concomitance renvoie aussi à une pédagogie et à un système scolaire qu’on a tout lieu de croire désastreux, comme le prouve à lui seul le nombre d’ouvrages intitulés  Comprendre les mathématiques  et divers livres – un des plus connus étant celui de Stella Baruk, Échec et Maths, Éd. du Seuil, 1977 –, montrant que les difficultés des élèves sont moins dues à la malchance de ceux qui seraient nés sans la « bosse des maths » (l’esprit de géométrie ?) ou à leur bêtise native, qu’à la manière dont on enseigne, le plus souvent sans évoquer la raison de la création ou l’intérêt pratique des formules, le tout dans une langue hermétique où les mots conservent ou perdent leur sens usuel suivant les cas. Exemples : les termes « continuité », « infini », « tangente » ont plusieurs sens, en mathématiques même, auxquels se mêlent le sens usuel et le sens philosophique d’où ils proviennent ; autant de significations qui se recouvrent sans qu’on n’en pipe mot…

C’est que la pédagogie est une science délicate et que les enseignants, écrit Pascal, ne sont souvent que « des géomètres qui ne sont que géomètres […], qui ne voient pas ce qui est devant eux » et sont « insupportables », quand ils veulent appliquer la méthode géométrique aux choses de finesse. En voilà assez pour rebuter surtout les « cœurs » qui ne se contentent pas d’appliquer « l’art pour l’art », mais veulent comprendre les raisons d’un procédé. À bon droit, puisqu’un concept rigoureusement défini, en mathématiques comme ailleurs, est le début de la science.

Il faut bien le dire, l’obscurité des mathématiques, c’est le plus souvent l’obscurité du discours de ceux qui les enseignent – pour être juste, n’oublions pas dans l’addition ce qu’y apporte la paresse des élèves… Il est vrai que les professeurs sont eux-mêmes formés ou déformés par cette polarité devenue institutionnelle, présumée intangible par les conformistes et les pédants du « pont-aux-ânes » étalant leurs formules magiques, ceux qui – après avoir compris – tirent le « pont » et laissent bravement les « ânes » sur l’autre rive ; la métaphore, qui remonte au XVIe siècle, a servi pour désigner le théorème d’Euclide, mais aussi ceux de Pythagore et de Thalès.

Les « ânes » ne sont pas forcément ceux que l’on croit car, pour le dire avec Cochin, c’est le propre du régime démocratique de refouler ceux qui réfléchissent pour auréoler les bons utilisateurs de recettes pratiques, d’algorithmes (ce que sont déjà les opérations de l’arithmétique), et guère même les « bons en calcul » désormais remplacés par les ordinateurs.

Ainsi, le « système », comme on dit, fabrique des enseignants « brillants », inaptes à enseigner les mathématiques, si ce n’est à ceux qui leur ressemblent – « les géomètres qui ne sont que géomètres » –, les moins brillants ou les plus fins étant souvent bien meilleurs pédagogues, concepts et littérature obligent. CQFD.

Le clivage n’est donc qu’en partie dû à la réforme dite des « mathématiques modernes » – elle tente de se déployer de 1960 à 1973 et sera abandonnée après 1980 – par laquelle on a prétendu rendre cet enseignement plus ludique : fini Euclide où les vieux problèmes de baignoire qui se vident ou les hauteurs de maison de la trigonométrie. En fait, le clivage est plus ancien, plus social et institutionnel.

S’il est vrai que les élèves ne se sont jamais autant ennuyés depuis qu’on a voulu leur vendre les mathématiques comme un « jeu », le problème paraît davantage tenir de l’idéologie d’une fausse démocratisation, qui a pratiqué le gavage scolaire à grande échelle à des fins illusoires de bachotage pour des masses d’élèves non préparés par des professeurs qui ne le sont guère plus, en particulier en mathématiques, discipline qui exige d’eux un bagage très complet ; à commencer par la langue, des connaissances historiques et une bonne dose de psychologie en sus des techniques opératoires.

Le clivage social et professionnel

Ce système clivé et cette conception sotte consistant à croire que l’intelligence se réduit au calcul ou à la « pensée véloce » de la connectivité neuronale – alors qu’elle se manifeste plutôt dans la « pensée lente » (H. Bergson), slow thinking disent les Anglais, ou plus justement dans l’intuition intellectuelle des scolastiques4 –, ont la vie dure.

La raison tient, certes, à la nature humaine toujours encline à préférer la matière à l’esprit ; elle procède aussi des conditions sociales et professionnelles qui la renforcent par un effet « retour » typique des processus sociaux.

La segmentation et la sous-segmentation des professions et des disciplines, dues à la division sociale du travail, créent un besoin de « géomètres » un peu partout, jusque dans les sciences humaines et les Lettres où l’on dissèque et analyse, tout en ignorant ce que font les confrères, là où le regard ample et la synthèse sont nécessaires et féconds.

Les professions intellectuelles en perdent parfois l’intellection de tout ou partie de leur domaine : des milliers de petits Descartes « dans leur département » (suivant la formule de Leibniz) se lèvent pour faire table rase du passé et réinventer la science – et « l’eau chaude » par la même occasion ! –, à l’instar de ce qui s’est passé en philosophie.

Toutes les sciences sont touchées, mais le métier d’économiste, qui requiert idéalement les deux formes d’esprits pascaliennes, a, je crois, la palme de la cacophonie –- disons même « cacaphonie » –, conformément à son objet tout à la fois hautement politique et quantitatif : quel est le juste prix, le juste salaire ?, sont à la fois des questions de justice sociale et de mesures chiffrées.

Sont enracinés, ici, les préjugés sur la primauté des mathématiques, ou leur inutilité, et le débat sur ce faux problème, récurrent. Aussi a-t-il fallu qu’un Nobel d’économie, esprit géomètre faisant autorité dans cette discipline, ait déclaré que les mathématiques peuvent n’être qu’une vaniteuse boursouflure en science économique, exercice dans lequel le courant libéral s’est spécialement illustré en « épatant le bourgeois » par son économie mathématique : école néoclassique entre autres.

Hélas, ce même Maurice Allais (X, médaille d’or du CNRS en physique) – qui fut longtemps considéré comme un libéral avant de porter de sévères coups à cette école quant au commerce international – s’était un peu fourvoyé en niant5 qu’il y ait des fins et des géomètres, arguant que l’intelligence est une, et imputant l’écart et la faute à l’enseignement.

Que l’intelligence soit « une » n’implique pas qu’elle ne puisse être exiguë ou mal « tournée », ou encore matérielle et trop fascinée par l’utile et le pratique, ce que là aussi les scolastiques savaient. M. Allais nous paraît donner une preuve a contrario et in persona de l’intuition de Pascal, intuition peut-être trop fine pour notre époque ?

Il faut dire à sa décharge qu’entretemps Descartes est passé par là – par la civilisation, je veux dire –, et qu’en bon esprit sûr de lui, il a foulé avec ses sabots de géomètre quelques vérités philosophiques qui ne pouvaient pas exister, évidemment, puisqu’il ne les voyait pas : fini le triptyque de l’intuition intellectuelle, de la raison et de l’estimative, finis les profondeurs ou les recoins de l’âme, ne reste plus que ce bon gros « cogito », supposé tout clair et transparent, qui nous a valu dans la suite cette bonne « cogitative », si efficace pour fabriquer des machines, des robots, et si stupide lorsqu’elle se pique de finesse en voulant légiférer pour tous et sur tout.

Combien de générations sacrifiées sur l’autel des mathématiques ? Combien de professionnels des sciences qui enfoncent des portes ouvertes dans leur domaine, nous ne saurions au juste le dire… Mais le fait est là, et l’hallucination sociopolitique s’engouffre dans son sillage.

Sidération et pilotage

Ce qui précède est, je crois, intelligible et l’on doit à Maurras d’avoir en partie expliqué que le problème social est éminemment un problème intellectuel6.

Ce qui l’est moins, tant « ils ne voient pas ce qui est devant eux », diraient Pascal et Cochin, c’est de concevoir que cette schizoïdie sociale puisse servir des intérêts très hauts (ou très bas) placés.

Pour l’appréhender, il faut réaliser que depuis Descartes les modernes ont tendance à ramener l’intelligence à la raison qui ratiocine, voire à ce que les scolastiques appelaient « la cogitative » : cette capacité que nous avons en commun avec les animaux, dans leur cas nommée « estimative ». Celle-ci est l’aptitude à associer les réalités sensibles (une brebis sait ce qu’est un loup, au point de vue « général »…), à les relier, en sciences naturelles comme en géométrie. C’est vrai aussi des sciences humaines quand prédominent les analogies sensibles et l’expérience empirique.

C’est en somme de l’habileté plus que de l’intellection, habileté qui fait impression par ses résultats techniques ou ses jongleries verbales.

L’intelligence, pour les scolastiques, est au contraire une faculté spirituelle qui requiert une attention spéciale de l’âme, une capacité à saisir les réalités invisibles, à commencer par les « universaux », les concepts dans les divers degrés de l’abstraction ; soit, d’après l’ordre hiérarchique croissant d’Aristote , sciences naturelles positives, mathématiques, métaphysique.

Cette ignorance, dissimulée sous les « miracles » et mirages du savoir techniciste, a produit ces cohortes de savants qui ne tiennent pour vrai que « ce qui marche », « fonctionne ». La science « c’est ce qui obtient des résultats », c’est la définition – empruntée aux Popper et autres Kuhn – que nous lisons sous les plumes d’Alain Cotta et de Coralie Calvet dans les Quatre piliers de la science économique (Paris, Fayard, 2005), et l’on se demande si c’est sérieux ! Sous l’effet de la sidération positiviste, ils ont allègrement passé par-dessus bord l’argument décisif exposé il y a 2 400 ans par Platon et Aristote, à savoir que la science ce n’est pas « l’utile », autrement un bon cambrioleur devrait être dit un grand savant. Avec le siècle, marqué de positivisme et de technocratie, ils réduisent l’intellect à la raison rationaliste, sinon à cette « cogitative » dont le prestige gratifie les jeunes gens appelés à « diriger » la société à la façon de Saint-Simon.

Qui pilote finalement ? Cochin ne l’a pas dit expressément, mais ses écrits laissent assez entendre qu’il s’agit des fins, mais de fins d’une espèce singulière.

En effet, cette élite, fine ou géomètre, dans tous les cas imprégnée de la dichotomie abusive et institutionnalisée que nous dénoncions, fait d’abord songer que la société technocratique a placé ses ingénieurs cartésiens, ou ses énarques à tête carrée, tout au sommet. Une attention plus poussée montre qu’en réalité ceux-ci ne sont – sauf si, dans la foulée, ils deviennent hauts-initiés – que des acolytes, sous la coupe de « banquiers-philosophes » ou de « religieux », esprits fins dévoyés (Dieu ne retire pas ses dons, dit l’Écriture), discrets distributeurs des rôles. Eux savent la dialectique et l’art des marionnettes, recrutent ou lancent la chasse aux brillants cerveaux, bons élèves saint-simoniens sortis de l’X ou de l’ISP (Institut de service public, feue ENA), auxquels ils font miroiter, pour prix de leurs bons et loyaux services, les lanières d’un pouvoir que ces saint-simoniens brillants imaginent de premier plan. C’est ainsi que nous avons eu les Pompidou (agrégé de lettres, un « fin », qui a fait liquider le pouvoir d’émission de la Banque de France, en 1973), et les Giscard, un brillant polytechnicien, qui nous a gratifié de l’immigration de « remplacement » et qui s’exprima en anglais, devant le peuple français, au lendemain de son élection présidentielle (en 1974)7 pour montrer à tous qu’il était un président moderne. « Ridicule ! », dirait Pascal.


Liste des images présentes dans l’article.

  • image1: Extrait du manuscrit des Pensées sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse

1 A. COCHIN, La Révolution et la libre pensée, Paris, Éd. Beauchesne, 1924, p. 83-84.

2 Ibid., p. 190.

3 https://www.oecd.org/pisa/publications/PISA2018_CN_FRA_FRE.pdf.

4 En 2002 le psychologue israélo-américain D. Kahneman reçut le Nobel d’économie pour ses études sur les notions de « pensée rapide » (intuition) et « pensée lente » (analyse rationnelle). Outre le fait qu’il inverse en partie les vues classiques – le lent et le rapide pouvant se retrouver dans les deux « esprits » –, on a tout lieu de croire que cette approche voile le vrai sujet et qu’elle est en ce sens subversive.

5 Cf. M. ALLAIS, « Economics as a science », Cahiers Vilfredo Pareto, n°16-17, 1968.

6 Dans L’Avenir de l’intelligence (Paris, Éd. A. Fontemoing, 1905),, qui reste toutefois tributaire de son positivisme et ne remonte pas aux catégories scolastiques que la distinction, faite par celui qu’il appelait le « funeste Pascal », permet justement de retrouver.

7 https://ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i12047476/valery-giscard-d-estaing-please-be-silent.

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