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Par Léon De Poncins
La Lettre de Roosevelt à Zabrousky 1
Résumé : Le 16 avril 1943, à Barcelone, le Ministres des Affaires Etrangères espagnol annonça l’intention de son gouvernement de favoriser des négociations en vue de la paix. Quelques heures plus tard; le Secrétaire d’Etat américain proclamait que « l’unique objectif des Nations Unies était la reddition inconditionnelle de l’Allemagne », amenant ainsi les puissances de l’Axe à devoir prolonger jusqu’à l’épuisement un conflit déjà perdu géopolitiquement. Cette volonté de faire durer la seconde guerre mondiale (comme déjà la première en refusant la paix séparée proposée par l’Autriche en 1917) ne se comprend qu’à la lumière du plan déjà tracé pour l’après-guerre, avec le rôle futur dominant dévolu à l’URSS.
La lettre du Président Roosevelt adressée à Staline par l’intermédiaire du Président du National Council of Young Israël, est un document clef : elle montre que la teneur de la Conférence de Téhéran (28 novembre 1943) ou des Accords de Yalta (4 février 1945) n’a pas résulté d’un habile marchandage de Staline face à un Roosevelt diminué par le maladie, comme on l’admet généralement.
En 1949, S. Exc. M. Doussinague, ambassadeur d’Espagne, publiait un livre intitulé : España Tenίa Razón (L’Espagne avait raison2). Ce livre expose l’attitude de l’Espagne face au communisme soviétique, aux Puissances de l’Axe et aux Alliés pendant le déroulement de la guerre.
Au cours de cette période, M. Doussinague fut l’adjoint du comte de Jordana, ministre des Affaires étrangères de l’Espagne. Il a donc été directement mêlé aux événements dont il nous fait l’historique et son livre est un témoignage de première main. Il nous fait connaître un document secret d’une haute importance concernant les accords de Yalta.
« Le 16 avril 1943 eut lieu à Barcelone, dans le Palais des Rois d’Aragon, une fastueuse cérémonie en l’honneur du 450ème anniversaire du retour du premier voyage de Christophe Colomb lorsque celui-ci se présenta devant le Roi et la Reine catholiques, Ferdinand et Isabelle, pour leur annoncer la découverte du Nouveau Monde.
De nombreuses personnalités espagnoles et sud-américaines assistèrent à la cérémonie. Après un solennel Te Deum chanté à la cathédrale de Barcelone, divers discours furent prononcés au Palais royal parmi lesquels celui du ministre des Affaires étrangères, le comte de Jordana. Ce discours minutieusement préparé et médité était d’une importance capitale et s’adressait au monde entier. Ses répercussions pouvaient en être considérables. Il s’agissait pour le comte de Jordana d’annoncer que l’Espagne franchissait une nouvelle étape dans la réalisation du plan D, destiné à favoriser des négociations de paix.
Après avoir affirmé l’indépendance totale de l’Espagne à l’égard de toute influence étrangère, le ministre des Affaires étrangères rappela que la politique espagnole — dans le présent comme par le passé — était fondée sur des principes chrétiens et traditionnels et que, par conséquent, elle ne pouvait se confondre avec celle des régimes opposés à son idéologie. Ce qui signifiait en termes clairs, qu’il n’était pas possible d’identifier l’Espagne et son gouvernement à un système politique du type national-socialiste. »
Restée à l’écart du conflit mondial, l’Espagne avait la haute mission, le moment venu, de faciliter le rétablissement d’une paix juste et fraternelle, mais aussi d’attirer l’attention des peuples sur la profonde subversion spirituelle et les perturbations de l’économie mondiale qui allaient résulter de la guerre.
« Plus terrible que la guerre, plus destructrice encore, dit le comte de Jordana, plus chargée de haines et de basses passions est la révolution communiste qui représente un danger d’autant plus grand que les énormes dépenses dues à la guerre allaient compromettre la stabilité sociale des nations. »
Quelques heures après le discours du comte de Jordana, le secrétaire d’Etat, M. Cordell Hull proclamait, aux Etats-Unis :
« Tout le monde sait que l’unique objectif des Nations Unies est la reddition inconditionnelle de l’Allemagne et rien d’autre. »
M. Cordell Hull n’avait pas encore entre les mains le texte intégral du discours mais seulement quelques références télégraphiques et il déclara à la presse ne rien savoir de la proposition faite par l’Espagne de négocier dès que possible la paix mondiale. De leur côté, les cercles bien informés de Berlin et de Rome prétendirent ignorer cette proposition et soulignèrent la résolution de l’Axe de poursuivre sans hésitation la lutte commune jusqu’à ce que soit écarté le péril qui menaçait l’Europe à l’Est et à l’Ouest.
Le ministère de l’Information des Etats-Unis commentant, par la suite, le discours de Barcelone, assura qu’il avait été inspiré par l’Axe. Mais la neutralité évidente de l’Espagne et son désir de travailler sincèrement en faveur de la paix furent reconnus par un grand nombre de nations exemptes d’esprit partisan.
C’est ainsi que le docteur Oliveira Salazar, peu après la déclaration de Barcelone, prononça un discours radiodiffusé d’une grande portée sur la politique extérieure du Portugal dans lequel il rappela la traditionnelle amitié anglo-portugaise et réaffirma la solidité du Bloc ibérique soucieux de maintenir une politique de neutralité et de rester une zone de paix.
Il rappela aussi le danger que constituait le communisme : « le plus grand problème humain de tous les temps, d’une importance capitale pour l’humanité et pour la vie individuelle et sociale », car dit-il, : « là où l’Etat et la machine font de l’homme un esclave, il n’y a pas place pour la liberté humaine ».
Le discours de Barcelone était d’autant plus opportun que le gouvernement espagnol avait eu connaissance d’un document d’une importance telle qu’il risquait de mettre en danger un grand nombre de pays d’Europe.
Il s’agissait d’une lettre secrète que le président Roosevelt avait adressée, le 20 février 1943, au Président du Conseil National du Jeune Israël, qui servait alors d’agent de liaison entre le président Roosevelt et Staline.
Voici le texte de cette lettre :
La Maison Blanche, Washington, 20 février 1943
Mon cher Monsieur Zabrousky,
Ainsi que je l’ai dit de vive voix à vous et à Monsieur Weiss, je suis profondément touché par le fait que le National Council of Young Israël ait eu l’extrême bonté de s’offrir en tant qu’intermédiaire entre moi et notre ami commun Staline, et cela à un moment si délicat que tout danger de friction au sein des Nations-Unies – créés au prix de tant de renoncements – aurait des conséquences fatales pour tous, et plus particulièrement pour l’Union Soviétique.
Il est par conséquent de votre intérêt et du nôtre d’arrondir les angles, ce qui sera difficile avec Litvinov auquel j’ai dû, à mon grand regret, donner l’avertissement que ceux qui se frottent à l’oncle Sam finissent par en souffrir, avertissement qui vaut autant pour les affaires extérieures que pour les affaires intérieures. Les prétentions soviétiques, quand il s’agit d’activités communistes dans les Etats de l’Union Américaine, sont, en effet, doublement intolérables.
Timochenko3 s’est montré bien plus raisonnable pendant sont court, mais fructueux séjour ici et je souhaite qu’une nouvelle entrevue avec le maréchal constitue une étape rapide vers cet échange de vues avec Staline, que je considère parmi les plus urgentes, surtout si je pense à tout le bien qui a résulté de la rencontre Staline-Churchill.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont disposés – et cela sans aucune réserve morale – à donner la parité de vote absolue à l’U.R.S.S. dans la réorganisation future du monde d’après-guerre.
Elle sera membre – comme le premier ministre britannique le lui a fait savoir depuis Aden en lui remettant son avant projet – du Groupe directeur au sein du Conseil de l’Europe et du Conseil de l’Asie. Lui donnent droit à celà, non seulement l’étendue et la situation intercontinentale de l’U.R.S.S., mais aussi et surtout sa magnifique lutte contre le nazisme, qui méritera les louanges des historiens.
Nous souhaitons voir ces Conseils continentaux (et je parle au nom de mon grand pays et de l’important Empire britannique) composés par tous les Etats indépendants respectifs, avec toutefois, une représentation proportionnelle équitable.
Et vous pouvez assurer à Staline, mon cher Monsieur Zabrousky, que l’U.R.S.S. siègera au Directoire de ces Conseils (Europe et Asie) sur un même pied d’égalité et d’égalité de voix avec les Etats-Unis et l’Angleterre, et fera partie du haut tribunal que l’on devra créer pour résoudre les divergences existant entre les différentes nations ; qu’elle interviendra de même dans la sélection et la préparation des forces internationales, dans l’armement et le commandement de ces forces4 qui, sous les ordres du Conseil continental, agiront à l’intérieur de chaque Etat afin que les règlements si savamment élaborés pour le maintien de la paix dans l’esprit de l’ancienne Société des Nations ne soient pas violés de nouveau ; ces entités entre Etats et leurs armées pourront imposer leurs décisions et se faire obéir.
Dans ces conditions, cette situation si élevée dans la direction de la Tétrarchie de l’univers doit satisfaire Staline et ne pas lui faire renouveler des prétentions qui créent des problèmes insolubles (le Secrétariat, toutefois, est destiné à la France, avec voix consultative, mais pas délibérative, comme récompense de sa résistance et punition de son fléchissement antérieur).
Donc le continent américain restera en dehors de toute propagande soviétique, et sous l’influence exclusive des Etats-Unis, comme nous l’avons promis à nos pays continentaux.
La France devra demeurer dans l’orbite anglaise, avec, toutefois, une large autonomie et le droit au Secrétariat de la Tétrarchie.
Sous la protection de l’Angleterre, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce évolueront vers une civilisation moderne qui les tirera de leur léthargie traditionnelle. On donnera, en outre, à l’U.R.S.S. un port en Méditerranée. Nous cédons à ses désirs en ce qui concerne la Finlande et la Baltique en général : nous exigerons de la Pologne une attitude raisonnable, faite de compréhension et de compromis.
Il reste à Staline un vaste champ d’expansion dans les petits pays de l’Europe orientale.
Il faut naturellement tenir compte des droits de ces deux nations loyales que sont la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie, sans omettre la récupération totale des territoires qui ont été temporairement arrachés à la Grande Russie.
Après avoir démembré le Reich et en avoir rattaché différentes zones à d’autres pays, créant ainsi de nouvelles nationalités, le danger allemand sera écarté pour l’U.R.S.S., l’Europe et le monde entier.
En ce qui concerne la Turquie, Staline doit comprendre les assurances nécessaires que Churchill a données au Président Inonu, en son nom et au mien propre. Le port sur la Méditerranée qu’on donne à Staline doit lui suffire.
Pour l’Asie, nous sommes d’accord avec ses demandes, sous réserves de complications ultérieures.
Quant à l’Afrique, que voulez-vous ? Il sera nécessaire de donner quelque chose à la France pour compenser ses pertes en Asie, et quelque chose aussi à l’Egypte comme on l’a promis aux Wafdistes ; il faudra bien donner à l’Espagne et au Portugal des compensations pour leurs renonciations et aboutir à un meilleur équilibre mondial.
Les Etats-Unis y prendront également pied, par droit de conquête, et réclameront inévitablement quelque point vital pour leur zone. Et ce sera justice. Enfin nous devrons accorder au Brésil la petite expansion coloniale qu’on lui a promise.
Veuillez transmettre à Staline, mon cher monsieur Zabrousky, que, pour le bien général et pour l’anéantissement rapide du Reich – tout cela n’est qu’idées générales soumises à l’étude – il lui faut céder en ce qui concerne la colonisation de l’Afrique et qu’il doit cesser sa propagande en Amérique et mettre un terme à son intervention dans les milieux ouvriers.
Transmettez lui également l’assurance de mon entière compréhension, de ma sympathie et de mon désir de faciliter la solution de ces problèmes. Pour cela l’entrevue que je propose présenterait un intérêt pratique.
J’ai lu avec le plus grand plaisir, comme je l’ai déjà dit, les termes généreux du message qui m’a annoncé votre décision de m’offrir au nom du National Council un exemplaire de ce qui est le plus grand trésor d’Israël : un rouleau de la Thora.
Cette lettre vous prouve mon acceptation. A votre loyauté, je réponds par la plus grande confiance.
Veuillez, je vous prie, transmettre à la très haute organisation que vous présidez l’expression de ma gratitude en rappelant le banquet donné à l’occasion de son XXXIème anniversaire.
Je vous souhaite le plus grand succès dans votre travail d’interprète.
Très sincèrement vôtre,
Franklin Roosevelt
« Ainsi, nous dit M. Doussinague, par le bon vouloir de M. Roosevelt qui préparait l’entrevue de Téhéran en plein accord avec Staline, l’Europe centrale, à l’exception de la Turquie et de la Grèce, elle-même d’ailleurs amputée de la Thrace pour laisser à l’U.R.S.S un libre accès vers la Méditerranée, les pays baltiques et certains pays d’Europe occidentale :Hollande, Belgique et Suisse, passaient sous la domination soviétique, tandis que l’Allemagne était dépecée et que le continent asiatique, y compris les colonies françaises, entraient eux aussi dans la sphère soviétique. En Afrique, des promesses étaient faites à Staline.
En contrepartie, l’Europe occidentale : Italie, France, Espagne et Portugal passaient sous la protection de l’Angleterre. L’Amérique restait entièrement en dehors de l’influence et de la propagande soviétiques.
Mais qui plus est, l’U.R.S.S. intervenait dans le choix et la préparation des forces internationales qui allaient agir à l’intérieur de tous les Etats européens, y compris ceux de l’Occident.
Les Etats d’Asie constitués en Conseil de l’Asie et les Etats européens constitués en Conseil de l’Europe allaient être dirigés par un groupe comprenant sur un pied de totale égalité l’Angleterre, le Etats-Unis, l’U.R.S.S. et la Chine, au mépris du droit à l’indépendance de chacun de ces pays et de tout ce qui représentait la civilisation chrétienne du vieux continent.
L’Espagne comme tous les autres pays européens serait soumise à ce directoire dont ferait partie son pire ennemi, celui qui pendant toute la guerre civile avait mené la lutte contre nous et ne pouvait pardonner à l’Espagne la défaite des siens sous la conduite du général Franco.
Un simple coup d’oeil à cette lettre suffit à expliquer la stupeur, l’émotion et l’épouvante avec laquelle nous en prîmes connaissance. On comprendra notre désir ardent de voir arriver de toute urgence la paix avant que les plans du président Roosevelt ne se réalisassent. La connaissance de cette lettre fut la clé des faits et gestes de l’Espagne et elle servit de base aux discours politiques de ses dirigeants.
Grâce à elle ‘nous savions’3 ce qu’allait être l’après-guerre… Une immense catastrophe menaçant de s’abattre sur l’Europe et sur toute sa vieille civilisation4.
( à suivre)
1 Léon de Ponçins,Top Secret, Secrets d’Etat anglo-américains, DPF 1972, pp.127-134.
2 José M. Doussinague, España Tenίa Razón, Ed. Espasa Calpe, Madrid, 1949.
3 Proche de Staline dès les débuts de la guerre civile, le Maréchal Timochenko fut le fondateur de la cavalerie soviétique. Ayant eu 300 000 hommes faits prisonniers à Minsk et Bialystok en juin-juillet 1941, puis 200 000 à Kharkov en mai 1942, on comprend que Staline l’ait ensuite occupé à des missions de confiance mais éloignées du front !
4 Relire à ce sujet les Réflexions d’un pilote américain en Corée, par le Lt Colonel Farrel (Le Cep N°19, mai 2002).
3 Souligné dans le texte.
4 Ndlr. On a vu plus haut l’irritation du Secrétaire d’Etat américain devant le plan de paix espagnol. En conséquence l’Espagne dut subir l’embargo commercial et le blocus des Nations Unies jusqu’en 1953 (mort de Staline), date à laquelle les USA changèrent de tactique et signèrent de accords avec Franco.