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Par Gilson Etienne
La querelle des universaux1
Résumé : Le problème des universaux constitue une question majeure. À l’aube de la philosophie médiévale, le problème de la connaissance s’imposa très naturellement. La question est : comment comprendre la relation entre la réalité et nos idées. Nous ne connaissons que des réalités particulières, que ce soient des objets matériels ou des concepts abstraits. Comment notre intelligence peut-elle passer de ces singularités à une notion générale, à une « essence » ? Nous connaissons Pierre ou Paul, nous n’avons jamais rencontré l’humanité, « l’espèce humaine ». Quelle est alors le degré de réalité de cet universel ? L’enjeu est considérable, car si la nature humaine, par exemple, n’existe pas vraiment, on ne peut lui reconnaître aucun droit. En fait, la solution du problème des universaux est devenue le critère de distinction des systèmes philosophiques, depuis le réalisme de Platon, le réalisme modéré d’Aristote (puis de S. Thomas), l’idéalisme de Descartes et de tous ses successeurs. Ce qui est en jeu, c’est la nature de l’intelligence humaine, les capacités qu’on lui reconnaît dans sa relation à la réalité, la nature de son indépendance vis-à-vis de celle-ci. Ockham est justement le principal responsable de l’idée que l’universel tiré du réel n’est qu’un nom (nominalisme) et qu’il ne correspond à rien de réel. Ce chapitre, inédit en langue française, d’Étienne Gilson raconte la genèse de ce courant philosophique qui domine aujourd’hui encore la Science et la Philosophie.
La personnalité impressionnante de Guillaume d’Ockham (1285-1347), appelé le « Docteur invincible », donnera toujours aux historiens de la philosophie ample matière à querelles. Afin d’ajouter aussi peu que possible à la confusion actuelle, j’essaierai de m’en tenir aux faits les plus simples. Le premier de ces faits, si évident qu’il mérite à peine une mention, est qu’Ockham était un moine franciscain, dont l’œuvre la plus importante est un énorme commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le second fait est que, dans son abord des problèmes théologiques, Ockham accorde un grand poids au premier article du Credo chrétien : Je crois en Dieu tout-puissant. Puisqu’il s’agit d’un article de foi, inutile de dire qu’il ne peut pas être prouvé. Cependant, non seulement Ockham l’utilise comme principe théologique, ce qui était la meilleure chose à faire, mais il eut aussi recours à lui en discutant divers problèmes philosophiques, comme si tout dogme théologique, connu par la seule foi, pouvait devenir la source de conclusions philosophiques et purement rationnelles. C’est un troisième fait que nous devons garder dans l’esprit si nous voulons comprendre la philosophie d’Ockham. Mais qu’était sa philosophie ?
À première vue, il y a peu ou pas de différence entre les positions fondamentales d’Ockham et celles de ses prédécesseurs immédiats. Comme S. Thomas d’Aquin et Averroës, il se considérait débiteur d’Aristote pour les principes de sa philosophie. Quoi de plus aristotélicien, par exemple, que la thèse si souvent répétée par Ockham que rien n’existe à l’exception de ce qui est individuel ? En fait, S. Thomas lui-même avait passé une grande partie de son temps à essayer d’enseigner cette vérité fondamentale aux augustiniens et aux néo-platoniciens de l’époque. Je serais le dernier à contredire de telles affirmations; cependant, elles ne disent pas toute l’histoire car, si Ockham était aristotélicien et S. Thomas aristotélicien et peut-être même Aristote aristotélicien, il reste au moins à expliquer ceci : Comment se fait-il que les conclusions ultimes d’Ockham soient si totalement destructrices de celles d’Aristote ainsi que de S. Thomas ? Si nous répondions, comme suggéré récemment, qu’Ockham devait critiquer ses prédécesseurs, parce qu’il devait dévoiler et extirper les éléments non-aristotéliciens qui, à ses yeux, dénaturaient les interprétations médiévales d’Aristote2, une telle explication pourrait peut-être s’appliquer à S. Thomas, mais difficilement à Aristote lui-même. Pourtant la philosophie d’Aristote ne s’accorde manifestement pas avec celle d’Ockham dans son épistémologie ni dans sa philosophie de la nature. Au lieu de spéculer sur les réponses possibles à ce problème, nous gagnerons sûrement du temps et atteindrons une conclusion plus sûre en regardant simplement Ockham à l’œuvre et précisément sur le problème qui avait laissé Abélard perplexe : Quel est l’objet de la connaissance abstraite ? Que sont ce qu’on appelle les universaux ?
Peu avant l’époque d’Ockham, un autre Anglais s’était colleté avec le même problème et avait suggéré une solution intéressante. Professeur de théologie à Oxford puis chancelier de cette université et évêque de Lincoln, le très oublié Henry de Harclay fut un personnage éminent entre 1310 et 1327. Ockham avait lu les Quæstiones Disputatæ de Harclay et, comme nous le verrons, avait médité sur sa réponse au problème des universaux. Ce qu’il y trouva était une critique sévère de la doctrine de Duns Scot et d’Avicenne selon laquelle tout concept représente une essence et chaque essence possède une entité et une unité propre, qui est partagée également par tous les individus d’une certaine classe. Grosso modo, Duns Scot revenait, sous une forme beaucoup plus élaborée, à la position de Guillaume de Champeaux. Contre Scot, Harclay voulait soutenir avec Aristote que l’idée générale d’animal, par exemple, ou bien n’est rien ou est une simple définition par l’intellect de choses particulières qui existent vraiment en dehors de l’intellect3. Comme le dit Harclay dans une formule frappante: « Toute chose positive extérieure à l’âme est, comme telle, quelque chose de singulier. » D’où la question classique : Comment, à partir de choses singulières pouvons-nous tirer un concept qui est général ?
La réponse de Harclay n’est pas neuve pour nous, car il l’emprunta directement ou indirectement à Pierre Abélard. Tout objet singulier, dit-il, est capable naturellement d’agir sur l’intellect de deux manières selon que l’impression qu’il produit est confuse ou distincte. J’appelle confuse une impression ne nous permettant pas de distinguer entre deux individus de la même espèce; alors qu’une impression distincte entraîne la connaissance d’un individu comme distinct de tout autre individu. Quel est alors l’objet propre de l’idée générale ou concept ? C’est la chose singulière existant réellement, en tant que connue confusément par notre intellect. Homme, par exemple, n’est que la perception confuse de Socrate. Je ne discute pas maintenant de la valeur philosophique de la réponse de Harclay, mais je demande l’autorisation de suggérer, d’un point de vue purement historique, qu’il pourrait être difficile de la concilier avec son but avoué de revenir à Aristote. Qu’il n’y ait de science que de l’universel est une thèse aristotélicienne bien connue ; si vous faites dire à Aristote que le caractère universel de nos idées générales est dû à leur confusion, vous devrez conclure que la confusion est ce qui fait des concepts un materiau approprié pour la connaissance scientifique. S’il existe une réponse à cette difficulté, on ne la trouvera certainement pas dans les œuvres d’Aristote, et comment pourrait s’obtenir une telle conclusion simplement en purifiant l’aristotélisme d’Aristote lui-même demeure pour le moins une question ouverte.
Revenons au sujet principal. Il faut noter que la doctrine de Harclay, qui est à première vue un cas évident de nominalisme, était pourtant considérée par Ockham comme une variété de réalisme. Ceci est un point très subtil mais mérite bien d’être considéré car rien ne peut nous aider davantage à une claire compréhension de la position d’Ockham. La doctrine de Harclay constituait un effort désespéré pour échapper à la conclusion que l’objet de nos idées générales n’est absolument rien, sans retomber dans le réalisme.
S’il avait été possible de faire une telle chose, Harclay l’aurait certainement faite. Il ne disait pas, comme Duns Scot, que les universaux étaient des entités réelles en dehors de leur existence dans les singuliers ; ni, comme S. Thomas, que les universaux sont virtuellement présents dans les singuliers d’où ils sont abstraits par notre intellect ; mais il soutenait au moins ceci, que les universaux sont les singuliers conçus d’une certaine façon. En d’autres mots, si nous supposons que nos idées générales indiquent quelque chose de singulier, elles ont pour objets des choses existant réellement et, par conséquent, les universaux ne sont pas rien. Ockham vit clairement que Henry de Harclay n’avait pas vraiment franchi la ligne entre le réalisme et le nominalisme et, bien que les traces de réalisme dans la position de Harclay fussent, pour ainsi dire, infinitésimales, elles n’avaient pas échappé à l’esprit pénétrant de son critique. Dans une telle doctrine, dit Ockham, les universaux sont encore compris comme des images, peintures ou représentations auxquelles quelque chose de similaire correspond dans la nature des choses. En d’autres mots, la raison pour laquelle nous pouvons former ces images confuses des choses est que la nature de ces choses nous rend capables de le faire; les idées générales possèdent quelque fundamentum in re et, par conséquent, la doctrine est encore un réalisme.
La critique par Ockham du Chancelier d’Oxford nous montre clairement jusqu’où nous devons aller si nous ne voulons pas passer à côté de la position d’Ockham. Comparés à lui, tant Abélard qu’Harclay étaient très modérés dans leurs conclusions. Ce qu’Ockham veut nous faire comprendre est que puisque tout ce qui existe réellement est singulier, nos idées générales ne peuvent correspondre à rien en réalité, d’où il suit nécessairement que leur nature n’est pas d’être des images ou des peintures ou des présentations mentales de quelque chose réelle ou concevable.
La difficulté soulevée par Ockham allait devenir d’une immense importance pour l’avenir de la philosophie médiévale et même moderne. Chaque fois que la spéculation philosophique a réussi à circonscrire ce que nous pourrions peut-être appeler une « position pure », sa découverte a régulièrement été accompagnée d’une révolution philosophique. Engendrés en nous par les choses elles-mêmes, les concepts sont des réformateurs-nés qui ne perdent jamais le contact avec la réalité. Les idées pures, par contre, sont nées dans l’esprit et de l’esprit, non pas comme des expressions intellectuelles de ce qui est, mais comme modèles ou patrons de ce qui devrait être ; c’est pourquoi ce sont des révolutionnaires-nées. C’est la raison pour laquelle Aristote et les aristotéliciens écrivent des livres sur la politique, tandis que Platon et les platoniciens écrivent toujours des utopies. Ockham lui-même était tout le contraire d’un platonicien ; en fait, c’était le parfait anti-Platon ; et pourtant, comme tous les contraires, Platon et Ockham appartenaient à la même espèce. Aucun des deux ne voulait savoir jusqu’à quel point les universaux pouvaient vraiment être dits réels ; Platon voulait qu’ils soient le cœur de tout, alors qu’Ockham voulait qu’ils ne soient rien. L’ockhamisme ne pouvait aucunement être une réforme ; il était destiné à être une révolution.
Le coup de maître d’Ockham fut de comprendre que le problème ne pouvait être résolu sans qu’une nouvelle classification des différents genres de connaissance ne fût d’abord substituée à l’ancienne. D’où sa division de la connaissance entre l’abstractive et l’intuitive, termes déjà utilisés avant lui, mais auxquels il allait donner un nouveau sens et qu’il allait utiliser d’une manière nouvelle. Dans la doctrine d’Ockham, une connaissance intuitive est la perception immédiate d’une chose existant réellement. Cela peut être la perception d’un objet matériel : je vois Socrate, ou d’un complexe d’objets matériels perçus ensemble dans leurs relations: je vois que Socrate est assis sur une pierre, ou que Socrate est blanc ; mais cela peut être aussi la conscience de quelque fait psychologique comme un sentiment de plaisir ou de peine, une connaissance, un raisonnement ou une décision de la volonté. Le caractère commun de toute connaissance dite intuitive est d’être accompagnée d’un sentiment d’absolue certitude. En d’autres mots, une connaissance de ce genre est évidente.
Tel n’est pas le cas de la connaissance abstractive. Toute connaissance qui n’est pas une intuition est une abstraction. Telles sont, par exemple, non seulement ce que nous appelons les idées abstraites, comme « animal » ou « homme » qui représentent toute une classe d’individus, mais même nos représentations mentales de simples individus. L’image ou la mémoire d’un certain fait ou d’une certaine chose, bien qu’elle puisse les représenter avec toutes leurs caractéristiques individuelles est tout de même une connaissance abstraite, parce qu’elle fait abstraction au moins de l’existence de ce qu’elle représente. Si la chose était ici, nous ne l’imaginerions ou ne nous en souviendrions pas ; nous la verrions et cette connaissance ne serait pas une abstraction, mais une intuition.
Définissons donc la connaissance abstractive, au sens ockhamiste, comme une cognition d’où rien ne peut être conclu concernant l’existence ou la non-existence de son objet4. Supposant cette conception correcte, son implication évidente serait que le seul genre de connaissance nous permettant de vérifier si oui ou non une certaine chose existe, est la connaissance intuitive ; c’est-à-dire l’appréhension immédiate de quelqu’objet par une perception interne ou externe. L’intuition est alors le seul fondement possible de ce qu’Ockham appelle connaissance expérimentale (experimentalis notitia), ou connaissance scientifique (notitia scientifica), expression signifiant, selon son étymologie, le genre de connaissance qui cause la science en nous. En bref, seule l’intuition nous permet de percevoir l’existence ou la non-existence des choses.
La question suivante est : Quelle est la nature de cette catégorie spéciale d’abstractions que nous appelons universaux ? Pour y répondre, nous aurons à considérer les universaux à deux points de vue différents : d’abord celui de leur mode d’existence, puis celui de leur aptitude à désigner des choses existant réellement. La première partie du problème sera facilement résolue. Puisque tout ce qui est réel est singulier, même les prétendus « universaux » doivent être des singuliers, dans la mesure du moins où ils sont des choses existant réellement. À strictement parler, ne sont appelées singulières que les choses ayant leur existence en dehors de l’esprit ; mais au sens large, le terme peut être appliqué à tout ce qui existe, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’esprit. Chaque fois que nous pensons homme ou animal ou toute autre classe d’êtres, quelque chose se passe dans notre esprit; chacune de nos pensées est en elle-même une modification précise de notre esprit, différente selon que nous pensons arbre ou animal ou homme. En terminologie moderne nous appellerions chacun de ces événements mentaux un fait psychologique ; Ockham l’appelait « une qualité de l’esprit ». Dans les deux cas, l’expression veut dire que, pris en lui-même, un universel est un singulier et donc une chose existant réellement5.
Maintenant, tournons-nous vers la seconde partie du problème : que sont ces universaux considérés seulement comme ayant un sens ? La réponse est que, comme tels, ce sont de purs signes. Notre idée d’homme, par exemple, est quelque chose désignant n’importe lequel de ces individus que nous appelons homme. Un signe est toujours quelque chose de réel par lui-même, c’est une chose ; mais sa signification n’a rien de réel en elle-même, c’est un rien. Un poteau indicateur a une existence propre jusqu’à la couleur et la forme des lettres peintes dessus, mais ce qu’il signifie pour moi n’a pas d’existence en soi en dehors du poteau lui-même et de la perception que j’en ai. On pourrait dire aussi que la réalité de nos concepts en tant que données psychologiques est un fait empirique observable, mais qu’aucune réalité intrinsèque ne devrait être attribuée à leur signification.
Ceci était bien une réponse cohérente, mais pas une réponse complète. Ce qu’Ockham appelait un signe était en réalité une image, une reproduction mentale, dont la fonction était de désigner n’importe quel individu appartenant à une certaine classe. Cependant, de telles images sont assez différentes de ce que nous appelons habituellement un signe. Les mots, par exemple, sont des signes et, justement parce qu’ils ne sont rien de plus que cela, ils sont largement conventionnels ou institutionnels. Le fait que différentes nations utilisent différents langages et que plusieurs langages différents sont parfois utilisés dans la même nation, montre clairement qu’il n’y a pas de relation naturelle entre le mot parlé et sa signification. Cependant, il y a l’autre fait que nous apprenons les langues étrangères en reliant différents ensembles de mots à un seul ensemble de concepts. À moins de l’avoir appris, je ne puis deviner que « man » est le mot anglais pour « homme » ; mais le mot une fois appris, je n’ai pas besoin d’apprendre ce que vous avez en tête lorsque vous dites « man » parce que je suis sûr que ce que j’ai en tête lorsque je dis « homme » est pratiquement la même chose. En d’autres termes, les signes naturels ou concepts utilisés pour désigner des choses concrètes sont comparables naturellement, même lorsque les mots conventionnels qui les expriment ne le sont pas. Ceci est un fait qui demande explication. Pourquoi y-a-t-il des signes naturels ou concepts qui correspondent aux mêmes choses de la même façon dans tous les esprits humains possibles ?
Ockham était trop lucide pour ne pas voir la difficulté, mais il n’était pas facile pour lui d’apporter une réponse. D’abord, il remarqua qu’il existe des signes naturels. Non seulement les hommes, mais aussi les bêtes émettent des sons pour exprimer leurs sentiments. Le plaisir et la douleur, par exemple, suscitent en nous des signes vocaux que l’on peut légitimement appeler des signes naturels. Ceci, bien sûr, est vrai mais explique-t-il cet autre fait, que plusieurs individus distincts peuvent être signifiés par une certaine image qui est presque la même dans tous les esprits humains ? La réponse d’Ockham à cette question montre clairement qu’ici il était au bout de son rouleau. La connaissance intuitive, dit Ockham, est causée en nous par les choses ; mais les effets naturels ressemblent toujours à leurs causes, et c’est la raison pour laquelle nous pouvons avoir une idée d’une cause lorsque nous voyons l’un de ses effets. En ce sens au moins on peut dire que même les phénomènes physiques sont les signes naturels de leurs causes. Par exemple, le feu peut causer de la chaleur, et pour cette raison la chaleur est un signe naturel de la présence du feu; de même l’intuition d’un certain homme produit dans notre esprit une image qui est un signe naturel de sa cause et, pour cette raison est capable de signifier « homme »6.
Une description moins sommaire de la position d’Ockham devrait tenir compte de ses remarques pénétrantes sur la formation de signes mentaux communs par l’action conjointe de signes mentaux particuliers. On ne peut nier qu’il accomplit ceci en faisant œuvre de pionnier dans le domaine de la psychologie; mais aussi loin qu’il eût été capable d’avancer sur cette ligne, les problèmes philosophiques en jeu seraient toujours restés non résolus. Comment se fait-il que différents individus produisent des impressions comparables dans nos esprits ? La réponse d’Abélard à cette question avait été que, sinon en nous-mêmes, mais au moins en Dieu, il existe pour chaque classe d’individus une idée, un archétype rendant compte des traits caractéristiques de cette classe. Ockham était trop intelligent pour ne pas voir que cette position le ramènerait inévitablement au problème platonique de la participation et à quelque genre de réalisme métaphysique. Il décida alors d’éliminer le réalisme, même dans l’esprit divin, et de nier l’existence d’idées représentant les genres et les espèces, même en Dieu. Si les universaux ne sont rien de réel, Dieu Lui-même ne peut pas plus que nous les concevoir. Une idée divine est toujours une idée de tel ou tel individu particulier que Dieu veut créer. S’Il décrète librement de créer plusieurs individus qui se ressemblent, le résultat concret de Sa décision est ce que nous appelons une espèce, et c’est tout ce qu’il y a à dire. Nous pourrions encore poser à Ockham beaucoup d’autres questions sur ce qui rend possible les idées générales, mais ses réponses seraient toujours les mêmes. Les choses sont juste ce qu’elles sont ; la Nature accomplit ses opérations d’une manière occulte, et la volonté de Dieu est la cause ultime de son existence et de ses opérations.
Arrêtons-nous un moment pour examiner les conséquences philosophiques de l’attitude d’Ockham. Pur empiriste en philosophie, il considérait la volonté de son Dieu tout-puissant comme l’argument ultime en théologie. D’un tel point de vue, il demeure possible et désirable de décrire les choses comme elles sont ; comme nous dirions dans notre langage, une connaissance positive de ce qui est demeure encore possible pourvu seulement que nous utilisions les méthodes approppriées pour l’observer. Mais pourquoi la science ou la connaissance humaine sont tout simplement possibles, nous ne pouvons pas le savoir parce que la volonté de Dieu est la cause ultime de toutes choses et, si Sa libre décision avait été différente, le monde entier serait maintenant différent.
Soit, par exemple, une question telle que celle-ci : Comment est-il possible que des choses matérielles puissent créer une impression dans l’âme qui est immatérielle ? Quelle serait la réponse d’Ockham ? Non que ce n’est pas une vraie question, mais que ce n’est pas la première question à poser ; car ce que nous devons savoir avant de discuter de ce problème, c’est si oui ou non l’âme humaine est immatérielle. Il était généralement admis par les prédécesseurs d’Ockham que l’âme humaine est une substance immatérielle et donc immortelle, qui n’est pas engendrée par une autre substance similaire mais immédiatement créée par Dieu.
Une telle substance, ajouteraient ces auteurs, possède un pouvoir de connaissance justement parce qu’elle n’est pas matérielle ; et pourtant, par le corps particulier qu’elle anime, elle est capable d’établir des relations avec les choses matérielles et donc de les connaître. L’objection d’Ockham à ceci était que, bien que leur position pouvait être considérée comme probable et même comme plus probable que sa contraire, elle ne pouvait pas être tenue pour une certitude. La seule chose dont nous sommes sûrs, parce que c’est la seule que nous puissions observer, est que nous connaissons ; mais ce que nous connaissons au moyen d’une faculté distincte que nous appelons « intellect » est une question entièrement différente. Même en admettant l’existence réelle d’un tel pouvoir de connaissance, il resterait à prouver que sa nature n’est pas matérielle. S’il était libre de suivre sa propre inclination, notre jugement favoriserait plutôt la vue que ce que nous appelons âme humaine est un principe matériel et étendu, comme celui des autres animaux et n’est donc pas moins mortelle que ne le sont les âmes animales. En outre, il est assez surprenant de voir que les philosophes qui décrivent l’âme humaine comme immatérielle sont les mêmes qui en font le principe animant les corps humains. Car qu’est la matière sinon de l’extension dans l’espace ? Comment l’âme d’un corps étendu pourrait-elle agir comme son principe d’animation ou, comme ils disent, être sa forme, si elle n’a pas d’extension elle-même ? En d’autres mots, comment la forme d’une substance étendue pourrait-elle être elle-même inétendue ? C’est vrai, ils disent que l’âme humaine doit être immatérielle puisqu’elle accomplit les dénommés « actes d’intellection » par lesquels elle tire la connaissance des choses matérielles; mais Ockham réplique : « nous ne connaissons pas cette intellection » qui est censée être « l’opération propre d’une substance immatérielle. » À quoi bon échafauder des théories compliquées pour expliquer comment l’intellection est possible, tant que nous ne sommes même pas sûrs qu’il existe une âme immatérielle et qu’elle accomplit réellement une telle opération ?
Si nous voulons tenir ces positions, faisons le en tant que chrétiens, car c’est un fait que la foi enseigne expressément ces croyances ou nous invite à les accepter comme vraies; mais bien qu’elles doivent toutes être tenues pour articles de foi, aucune d’elles ne pourrait jamais être prouvée7.
Ce matérialisme conditionnel, qui ressemble si étrangement aux conclusions futures de Locke, dévoile la pleine signification du principe ockhamiste: que les êtres ne doivent pas être multipliés sans nécessité. Le « rasoir d’Ockham », comme il est parfois appelé, signifie avant tout qu’on ne doit pas justifier l’existence d’une chose donnée empiriquement en imaginant derrière et au-delà d’elle une autre chose dont l’existence hypothétique ne peut pas être vérifiée. Malheureusement, ce principe méthodologique très simple et, je pense, très sain, était lié dans l’esprit d’Ockham à sa conception théologique de Dieu comme essentiellement un Dieu tout-puissant. Il ne pensait pas seulement que l’attitude philosophique la plus sage pour nous est de prendre les choses comme elles sont, mais il croyait aussi que, quoi que soient les choses, elles pourraient toujours être différentes. D’où sa ferme conviction qu’aucun philosophe ne devrait perdre son temps à spéculer sur les causes hypothétiques des choses qui existent. Si nous croyons que Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction, toutes les explications non contradictoires d’un fait donné deviennent également valides, même celles qui sont les moins vraisemblables. Mais alors comment pouvons nous prouver que Dieu a réellement décidé en faveur de cette solution plutôt que de toute autre possible ?
Cette conception qui donne sa couleur particulière à l’empirisme d’Ockham, peut nous aider à comprendre sa position concernant le problème des universaux. Pour expliquer la possibilité de la connaissance abstraite, Aristote et S. Thomas avaient conçu une théorie raffinée selon laquelle les choses elles-mêmes étaient créditées de formes intelligibles virtuelles que l’âme humaine était supposée abstraire des choses par son intellect agent et connaître par son intellect patient. L’expression d’un intellect ainsi fécondé par une forme naturelle était le concept: ce qui est conçu par un intellect humain et né de lui lorsqu’il est fécondé par les choses. Du point de vue d’Ockham, puisque nous ne pouvons percevoir l’existence ni de ces formes naturelles ni de ces intellects agent et patient, de telles spéculations étaient parfaitement vaines. Mais leur pire défaut était qu’elles ignoraient complètement les innombrables possibilités offertes à la volonté libre d’un Dieu tout-puissant. Nous savons qu’il y a des choses parce que nous les sentons ; nous savons bien aussi que nous pouvons utiliser certaines images comme signes de certaines classes de choses; nous savons également que chacun de ces signes naturels représente un individu réel ou possible contenu dans cette classe; mais au-delà de cela, nous ne savons rien, et rien ne peut être connu parce que la raison pour laquelle les choses sont ce qu’elles sont, dépend finalement de la libre volonté de Dieu.
Jusqu’où Ockham était-il prêt à suivre cette voie et à quelles conséquences sa position théologique pouvait-elle le conduire, ressort clairement de sa critique pointue de la connaissance intuitive elle-même. Car il était assez honnête pour attaquer même ce problème et accepter les conséquences de son propre théologisme. Il existe des abstractions, bien que nous ne puissions dire pourquoi. Il existe aussi des intuitions ; pouvons-nous dire pourquoi ? À première vue la question parait très simple. Par définition, la connaissance intuitive est la connaissance par laquelle nous savons qu’une certaine chose est lorsqu’elle est, et qu’elle n’est pas lorsqu’elle n’est pas. Il semble donc évident que la cause de l’existence de toute intuition est l’existence de son objet ; et ceci est une réponse raisonnable ; ou plutôt c’est très probablement la réponse vraie. Mais la question est : s’agit-il de plus qu’une très haute probabilité ?
Cette question allait très loin, car il semble assez facile de comprendre que la cause de notre intuition d’une chose est l’existence et la présence de cette chose. Ce qui est réel peut produire en nous un signe mental de son existence ; mais l’intuition de la non-existence d’une chose pose un problème beaucoup plus difficile. Qu’une chose qui n’existe pas peut bien expliquer que nous n’ayons pas d’intuition de son existence, mais pas que nous ayons une intuition de sa non-existence. Il y a une sérieuse différence entre ne pas savoir qu’une chose existe et savoir qu’elle n’existe pas. Comment ce qui n’est pas pourrait-il nous faire savoir qu’il n’existe pas ? Pour expliquer les intuitions négatives, Ockham fut obligé de pousser un peu plus loin son analyse des intuitions positives. Il rappela d’abord à ses lecteurs que toute intuition d’une chose existant réellement était l’effet conjoint de deux causes séparées: la chose elle-même et la connaissance que nous en avons. Dans les cas où nous percevons que quelque chose n’existe pas, il ne reste qu’une cause partielle; à savoir notre connaissance: il n’est pas étonnant alors que le résultat soit différent. Selon les propres termes d’Ockham : « Lorsque la chose est là, la connaissance intuitive de la chose, plus la chose elle-même, causent le jugement que la chose est là; mais lorsque la chose n’est pas là, la connaissance intuitive moins la chose doit causer un jugement opposé8. » Ceci n’était pas vraiment une réponse car la question était justement: comment peut-il y avoir tout de même connaissance intuitive lorsqu’il n’y a pas la chose ? Ockham a traité plusieurs fois de cette difficulté, à la fois dans ses Commentaires sur les Sentences et dans ses Questions, mais ses réponses successives ont simplement conduit au désespoir ses historiens les plus consciencieux. Dans la mesure où elle est intelligible, sa solution ultime semble impliquer que Dieu seul peut conserver en nous les intuitions de choses absentes et, par là, nous permettre de juger qu’elles ne sont pas ici. Si cette interprétation de sa doctrine est correcte, chaque intuition de non-existence impliquerait la conservation surnaturelle en nous, par Dieu, d’une intuition naturelle. Hochstetter l’appelle une « Verlegenheitslösung » une solution embarrassante, un expédient ; Abbagnano y voit non une réponse mais plutôt l’admission publique par Ockham qu’une réponse logique à la question était impossible9. Je suis d’accord que c’était impossible, au moins pour qui professe être ockhamiste en philosophie et oublie qu’Ockham était aussi un théologien. Pourquoi un Dieu tout puissant ne pourrait-il pas conserver en nous l’intuition d’une chose n’existant pas ? Et si c’est pour nous la seule façon d’expliquer la possibilité des intuitions négatives, pourquoi ne pas avoir recours à la théologie lorsque nous en avons besoin ?
Le seul problème était qu’Ockham lui-même ne pouvait le faire sans mettre en danger ce qui, selon ses propres principes, était le seul type parfait de connaissance évidente : l’intuition de ce qui est. Si Dieu peut conserver en nous l’intuition de quelque chose n’existant pas vraiment, comment pouvons-nous être sûrs que ce que nous percevons comme réel est vraiment une chose existant réellement ? En d’autres termes, si Dieu peut nous faire percevoir comme réel un objet qui n’existe pas, avons-nous une preuve quelconque que notre monde n’est pas une vaste fantasmagorie derrière laquelle il n’y a pas de réalité à trouver ?
Ockham avait abordé le premier point dans les Questions lorsqu’il demandait: « Peut-il y avoir une connaissance intuitive d’un objet n’existant pas ? » Sa réponse était qu’« il peut y avoir, par le pouvoir de Dieu, une connaissance intuitive concernant un objet qui n’existe pas ». Ceci, continuait-il, « je le prouve par un article de foi : je crois en Dieu le Père tout-puissant: par quoi je comprends que tout ce qui ne comporte pas contradiction manifeste doit être attribué au pouvoir divin10 ».
Lorsque je vois une étoile dans le ciel, Dieu produit en même temps à la fois cette étoile et ma vision d’elle; mais le pouvoir de Dieu est tel qu’Il peut produire séparément même les choses qu’Il produit habituellement ensemble. Il n’y a donc pas de contradiction à supposer que Dieu, qui produit ma vision de l’étoile et cette étoile, pourrait la produire sans l’étoile. Mon intuition de l’étoile est une chose, l’objet en est une autre; pourquoi un Dieu tout-puissant ne pourrait-Il pas produire l’une sans l’autre ? Mais alors on pourrait dire que ceci obligerait Dieu à accomplir un acte contradictoire puisque l’intuition implique l’existence de son objet. Pour résoudre cette difficulté, Ockham ajoute dans une autre question que, dans un tel cas notre vision de l’étoile ou du ciel ne devrait pas être appelée une intuition mais un « assentiment » [assent] créé par Dieu en nous ; non pas un assentiment évident (car ceci contredirait la définition même de l’intuition) mais un assentiment appartenant à la même espèce que ces assentiments évidents qui accompagnent régulièrement nos intuitions11. Quelle que soit celle de ces deux réponses qui représente la position finale d’Ockham sur cette question, le fait demeure que la connaissance humaine ne serait pratiquement pas distinguable de ce qu’elle est même si tous ses objets étaient détruits; rien n’est nécessairement requis pour rendre la connaissance possible, sauf l’esprit et Dieu.
La thèse ockhamiste que Dieu peut toujours faire sans causes intermédiaires ce qu’il fait habituellement avec de telles causes, eut une conséquence immédiate sur la notion de causalité elle-même. S’il est admis comme principe théologique que deux choses réellement distinctes peuvent toujours être créées séparément par Dieu12, l’implication évidente est que des causes peuvent exister sans leurs effets ainsi que des effets sans leurs causes13.
Une application complète de ce principe suppose une complète révision de la notion même de causalité. Qu’est-ce qu’une cause ? La plupart des gens pensent naturellement ou imaginent que quelque chose s’écoule de la prétendue cause et devient partie intégrale de l’être qui est son effet. Selon Ockham, rien dans l’expérience saisie par les sens ne confirme une telle supposition. Ce que la connaissance intuitive nous enseigne est que chaque fois que le feu, par exemple, vient en contact avec un morceau de bois, la chaleur commence à apparaître dans ce bois. Puisqu’il ne peut rien y avoir de plus dans le concept qu’il n’y a dans l’intuition, la relation de cause à effet ne peut signifier davantage à l’esprit que ce que nous percevons réellement : une séquence régulière entre deux phénomènes. Lorsque la présence d’un certain fait est régulièrement suivie par la présence d’un autre fait, nous appelons le premier une cause et le second un effet. En dehors de quoi nous ne savons rien. Loin de renforcer la causalité, ceux qui se vantent de pouvoir trouver quelque chose de plus en elle, justifient inconsciemment son déni complet; car ces gens commencent par affirmer que la relation d’une cause à son effet ne peut pas se réduire à la simple relation de présence mutuelle et de séquence régulière ; mais lorsque vous leur demandez de montrer quelque chose de plus dans la causalité, ils ne peuvent rien trouver. Par conséquent, si la causalité est ce qu’ils disent qu’elle est, l’existence de ce qu’ils disent ne peut pas être prouvée, la causalité n’est rien.
Ici, de nouveau, la critique d’Ockham d’une notion philosophique était fortement étayée par son théologisme. Il ne voulait pas concevoir les corps physiques comme ayant une causalité efficiente propre parce que l’existence d’un ordre de choses autonome, ou ordre de la nature, aurait prescrit au moins des limites au pouvoir arbitraire de Dieu. D’où la conception ockhamiste d’un monde dans lequel la combustion vient après le feu mais pas nécessairement à cause du feu, puisque Dieu pourrait avoir décrété une fois pour toutes que Lui-même créerait la chaleur dans les morceaux de bois ou de papier, à chaque fois que le feu serait présent dans le papier ou dans le bois. Qui pourrait nous prouver que, même maintenant, Dieu ne le fait effectivement pas ? En fait, nous savons par la foi que Dieu le fait au moins dans les sacrements de l’Église. Les mots sacramentels ne sont pas réellement les causes efficientes de la grâce, mais Dieu a décrété une fois pour toutes qu’à chaque fois que ces mots sont prononcés, la grâce suit régulièrement. Un univers sacramentel n’est pas une notion contradictoire; c’est au moins un univers possible et nous pourrions bien vivre dans un tel univers sans en être conscients.
Ockham lui-même n’avait pas l’intention de défendre une telle conception du monde physique. Alors même qu’il prouvait que Dieu pouvait créer la connaissance d’une chose sans cette chose, son esprit demeurait aussi éloigné que possible de l’idéalisme de Berkeley. Du moins, je n’ai jamais pu trouver dans ses écrits le plus léger signe qu’il ait jamais pensé à soutenir cela. Ockham était fermement convaincu qu’en règle générale, notre intuition d’un objet particulier est la saisie d’une chose existant réellement; mais, en même temps, il voulait nous rappeler que bien des cas de visions sont consignés dans la Bible et que de tels faits pourraient toujours être pour nous une possibilité. On peut également dire que la critique par Ockham de la notion de causalité était beaucoup moins inspirée par un penchant pour l’occasionalisme de Malebranche, que par son désir d’expliquer la possibilité des miracles, ou d’un sacrement comme l’Eucharistie. Cependant, quand tout est dit, le fait demeure que la seule objection d’Ockham à l’occasionalisme serait les idées divines qu’il présuppose et son excessif rationalisme. Finalement, je crois que c’est une exagération d’appeler Ockham un « Hume médiéval », car, s’il y a jamais eu un homme dont la philosophie était peu concernée par le pouvoir et la gloire de Dieu, cet homme c’était Hume. Néanmoins ce serait une aussi grande erreur de ne pas citer Hume à propos de Guillaume d’Ockham, car il y a une étroite affinité entre leurs doctrines philosophiques.
S. Thomas n’aurait pas pu accepter l’empirisme de Hume sans détruire totalement sa propre théologie, alors que la philosophie de Hume pourrait cohabiter avec la théologie d’Ockham sans lui faire beaucoup de tort. En fait, un monde sans ordre comme celui de l’agnostique anglais était très adapté à la volonté arbitraire du Dieu du franciscain anglais ; il n’est pas étonnant de les trouver tous les deux dans la doctrine de Guillaume d’Ockham.
Ainsi mélangés, l’empirisme et le théologisme faisaient une association très explosive. Au sommet du monde, un Dieu dont le pouvoir absolu ne connaissait pas de limites, même pas celles d’une nature stable douée de nécessité et d’intelligibilité en elle-même. Entre Sa volonté et les innombrables individus qui co-existent dans l’espace ou se succèdent et glissent dans le temps, il n’y avait strictement rien. Ayant expulsé de l’esprit de Dieu le monde intelligible de Platon, Ockham était convaincu qu’aucune intelligibilité ne pouvait être trouvée dans aucune des œuvres de Dieu. Comment pourrait-il y avoir un ordre dans la nature, alors qu’il n’y avait pas de nature ? Et comment pourrait-il y avoir une nature alors que chaque être, chose ou événement singulier ne peut justifier son existence qu’en étant un parmi les élus d’un Dieu tout-puissant ? Ce n’était pas le Dieu de la théologie, mais du théologisme; car, bien que le Dieu vivant de la théologie soit infiniment plus que « l’auteur de la Nature », Il est au moins cela, alors que le Dieu d’Ockham ne l’était même pas. Au lieu d’être une source éternelle de cet ordre concret d’intelligibilité et de beauté que nous appelons nature, le Dieu d’Ockham était expressément destiné à dispenser le monde de la nécessité d’avoir quelque sens par lui-même. Le Dieu de la théologie garantit toujours la nature ; le Dieu jaloux du théologisme préfère l’abolir.
S’il avait été seulement un théologien passionné, Ockham ne nous aurait rien laissé qu’un brillant exemple de théologisme, mais c’était en même temps un logicien perspicace et un philosophe lucide, dont l’esprit ne pouvait pas admettre une philosophie en désaccord avec sa théologie.
En fait, plus que cela, c’était un grand publiciste dont les doctrines politiques, profondément ancrées dans sa théologie, secouaient dangereusement la noble structure de la chrétienté médiévale. En tant que philosophe cependant, ce fut le privilège d’Ockham d’introduire dans le monde ce que je pense être le premier cas connu d’une nouvelle maladie intellectuelle. On ne peut la décrire comme un scepticisme, car elle va souvent main dans la main avec la plus inconditionnelle dévotion à la promotion de la connaissance scientifique. Positivisme ne serait pas un meilleur nom pour elle, puisqu’il est constitué principalement de négations. Il serait plus satisfaisant de l’appeler empirisme radical, si ce n’est que son principal problème est qu’elle n’est pas assez radicale pour chercher dans l’expérience ce qui rend l’expérience elle-même possible. Comme cette maladie contagieuse est particulièrement répandue chez les scientifiques d’aujourd’hui, on pourrait être tentés de l’appeler « scientisme », si ce n’est que son premier résultat est de détruire, en même temps que la rationalité de la science, sa possibilité même. Cependant, puisque nous avons besoin d’une étiquette, ou d’un signe, appelons-la psychologisme et essayons de décrire sa signification.
Ockham lui-même est un cas parfait de cette attitude mentale et un très bon modèle pour en donner un aperçu. Il était persuadé que donner une analyse psychologique de la connaissance humaine était donner une analyse philosophique de la réalité. Par exemple, chaque intuition est radicalement distincte de toute autre intuition, d’où découle que chaque chose particulière est radicalement distincte de toute autre chose particulière. Puisqu’aucune intuition d’une chose ne peut causer en nous l’intuition d’une autre chose, il s’ensuit qu’aucune chose ne peut causer une autre chose. C’est à cette conviction déterminée que les relations psychologiques entre nos idées sont une image vraie des relations entre les choses, que nous devons l’interprétation d’Ockham de la causalité. Puisque l’origine de la causalité ne peut pas être fondée dans la chose elle-même, ni dans l’intuition de la chose par l’intellect, elle doit être expliquée par une autre raison; et il n’y en a qu’une : c’est ce qu’Ockham appelait habitualis notitia et ce que Hume appellera simplement habit14. Vous pouvez regarder indéfiniment la statue d’un certain homme, si vous n’avez jamais vu l’homme lui-même, vous ne saurez jamais qui la statue représente. De même, d’une connaissance purement intellectuelle de la définition abstraite de la chaleur, nous ne pourrions jamais déduire le fait que la chaleur cause la chaleur dans les corps contigus ou proches. Certes, il existe des relations de causalité, et il y a un ordre essentiel de dépendance entre les effets et leurs causes, car leur succession régulière ne change jamais; mais puisqu’il n’y a rien de plus dans la causalité que l’association habituelle d’idées causées en nous par une expérience répétée, il n’y a rien de plus dans la causalité physique qu’une séquence régulière d’événements.
Qu’il y ait une similitude frappante entre cette conception et celle de Hume est un fait évident, lequel a déjà été souligné par au moins trois historiens. Deux d’entre eux, E. Hochstetter et N. Abbagnano, ont même attiré notre attention sur la similitude verbale entre les lignes suivantes d’Ockham et un texte célèbre de David Hume. « Entre une cause et son effet, dit Ockham, il existe un ordre et une dépendance tout à fait essentielles, et pourtant la simple connaissance de l’une d’elles n’entraîne pas la simple connaissance de l’autre. Et c’est aussi quelque chose que chacun ressent en lui-même : aussi parfaitement qu’il puisse connaître une certaine chose, il ne sera jamais capable d’imaginer la notion simple et exclusive d’une autre chose qu’il n’a jamais perçue auparavant, soit par les sens soit par l’intellect. » Maintenant écoutons Hume: « Présentons un objet à un homme dont la raison naturelle et les facultés sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l’examen le plus rigoureux de ses qualités sensibles, de découvrir l’une de ses causes ou l’un de ses effets15. » Dans les deux doctrines, il ne reste rien d’autre que des séquences empiriques de faits en dehors de l’esprit et les associations habituelles à l’intérieur de l’esprit, le simple cadre d’un ordre du monde soigneusement vidé de son intelligibilité.
Un tel résultat était inévitable et le sera toujours chaque fois qu’un philosophe prend la description empirique de nos modes de connaissance pour une description fidèle de la réalité elle-même. C’est du psychologisme, et aussi brillament qu’il se conduise, son ultime conclusion est que, puisqu’il n’y a pas davantage dans la réalité qu’il n’y a dans la connaissance, la réalité peut être connue, mais l’acte de connaissance lui-même ne peut pas être compris. Alors, une question comme celle-ci: comment obtenons-nous nos idées générales et nos notions de causalité ? est sans aucun doute extrêmement importante et ce que la psychologie peut en dire mérite certainement notre plus grande considération; mais elle ne peut pas résoudre les problèmes philosophiques que le psychologisme a l’audace de poser et rejette régulièrement comme pseudo-problèmes. Abordé avec la mauvaise méthode, un problème devient toujours un pseudo-problème. Dans ces cas, évidemment, nous ne trouvons rien ; d’où nous concluons calmement qu’il n’y a rien. Ockham avait tout à fait raison d’essayer de décrire le processus psychologique nous permettant de former des idées générales ou de concevoir la notion de causalité ; mais il aurait dû s’arrêter là et donner à son analyse psychologique une conclusion purement psychologique. Étant accordé qu’un concept n’est qu’un signe particulier représentant plusieurs individus, il ne s’ensuit pas que la réalité soit exclusivement individuelle; autrement, comment plusieurs individus pourraient-ils être exprimés par le même signe ? Étant accordé que notre connaissance de la causalité n’est qu’une association d’idées, il ne s’ensuit pas que les effets ne soient pas intrinsèquement reliés à leurs causes; autrement, pourquoi devrait-il y avoir, dans leur succession, cette régularité qui rend possible nos associations d’idées ? Le psychologisme demande à la psychologie de répondre à des questions philosophiques. La psychologie est une science, le psychologisme un sophisme; il substitue la définition au défini, la description au décrit, la carte au pays. Ainsi laissée sans justification objective, la connaissance humaine devient un simple système de conventions utiles, dont le succès pratique demeure un complet mystère pour les scientistes qui l’ont fait. Les scientistes eux-mêmes peuvent s’offrir de telles bévues ; la foi en la science étant leur vie, ils n’ont pas besoin de la réalité. Cependant, même si leur vie intellectuelle est une vie mutilée, qu’en est-il de ces innombrables intelligences qui ne vivent pas de la science ou n’ont plus de foi dans un monde intrinsèquement intelligible ? Elles sont toutes sur la route du scepticisme. La pensée médiévale y entra dès que la philosophie d’Ockham s’enracina dans les universités européennes du XIVe siècle. Les philosophes scholastiques commencèrent alors à ne plus croire en leurs propres principes et la philosophie médiévale s’effondra, non par manque d’idées, car elles étaient toujours là; ni par manque d’hommes, car il n’y eut jamais de plus brillantes intelligences qu’à l’époque de cette glorieuse tombée de la nuit. La philosophie médiévale s’effondra lorsque, ayant confondu la philosophie avec la réalité elle-même, les meilleurs esprits furent surpris de trouver vide la raison et commencèrent à la mépriser.
1 Source : Étienne GILSON, The Unity of Philosophical Experience (1937), The medieval experiment, ch. 3: The road to scepticism, p. 50-72, aimablement et doctement traduit par Claude EON.
2 E.A. MOODY, The Logic of William of Ockham, N.Y. Sheed & Ward, 1935, p. 17 : cf. pp.306-7.
3 Cf. THOMAS d’Aquin, De Anima, Éd. Pirotta, n. 380, p. 133.
4 OCKHAM, In I Sent., prol. q. 1.
5 OCKHAM, Quæstiones quodlibetales, quodl. 5, q. 12 et 13.
6 OCKHAM, In I Sent. Dist. 2, q. 8.
7 OCKHAM, Quæstiones quodlibetales, quodl. 1, q. 10. Cf. aussi quodl. 2, q. 1 et quodl. 4, q. 2 concernant les preuves de l’existence de Dieu.
8 OCKHAM, In 1 Sent. Prol. q. 1.
9 E. HOCHSTETTER, Studien zur Metaphysik und Erkenntnislehre Wilhelms von Ockham, (Berlin, 1927), p. 32-33. N. ABBAGNANO, Guglielmo di Ockham (Lanciano, 1931), p. 6-9.
10 OCKHAM, Quæstiones quodlibetales, quodl. 6, q. 6.
11 Quæstiones quodlibetales, quodl. 5, q. 5.
12 Comme l’étoile et la vision (ndt).
13 Ibid., quodl. 2, q. 7, et quodl. 4, q. 6.
14 OCKHAM, In 1 Sent. Prolog. q. 3, fol. D 3, verso L.
15 Ibid. q. 3, fol. D. HUME, Enquête sur l’entendement humain, IV, 1.