Partager la publication "L’anthropologie chrétienne ternaire devant quelques données scientifiques et psychologiques récentes"
Par: Claude Chardot
BIBLE
« Avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un menu trait ne passera de la Loi, que tout ne soit accompli. » (Mt5, 18)
Claude Chardot [1]
Résumé: Comme chirurgien, universitaire et directeur d’un établissement spécialisé en cancérologie, Claude Chardot fut maintes fois en présence de malades conscients d’un pronostic vital et fonctionnel compromis, assorti d’un traitement long et lourd à base de chirurgie mutilante, de radiothérapie ou de chimiothérapie parfois toutes trois additionnées. Les souffrances physiques, psychologiques et spirituelles de ces malades sont globales : elles les ébranlent aux trois instances “du corps, de l’âme et de l’esprit“. Il faut donc logiquement leur offrir, à la mesure du possible et de leurs demandes, une triple assistance appropriée à chacune de ces instances. Ce fut une prise de conscience lancinante, pour lui comme pour ceux qui collaboraient quotidiennement à l’assistance et aux soins : l’évidence de notre constitution humaine ternaire. L’homme a été créé à l’image d’un Dieu trinité ; il est donc naturel de retrouver pour le décrire en son unité le triplet que constitue l’ensemble corps, âme et esprit, même si les mots âme et esprit sont parfois inversés d’un auteur spirituel à l’autre.
En l’état culturel de l’Occident, la description de l’homme sous les seules appellations de “l’âme” et du “corps”, telle qu’elle est donnée en première approche dans beaucoup d’enseignements, s’avère de plus en plus sujette à confusion et à malentendus. Elle est insuffisante pour conduire l’assistance holistique des grands malades en traitement, aussi bien que celle de ceux qui sont en fin de vie. Elle l’est aussi pour faire découvrir aux jeunes gens du monde moderne l’immense éventail de leurs ressources d’homme, qui les distinguent radicalement des animaux et qui fondent leur vocation terrestre et au-delà.
Chez les adultes, cette description entretient souvent un regard sur soi, une anthropologie simpliste et brouillée bien peu chrétienne en ce qu’elle s’avère souvent ignorante de son animation spirituelle d’origine. N’explique-t-elle pas parfois les ambitions affaiblies de nos contemporains dans la méconnaissance où ils sont de leurs ressources les plus hautes et les plus sacrées ?
La neurobiologie qui est enseignée aux adolescents en Sciences de la Vie et de la Terre (SVT) et, plus tard, à ceux d’entre eux qui étudient en faculté les sciences du vivant, lie bien plus clairement que jadis certaines de nos activités mentales à des territoires cérébraux bien précisés. D’autre part, de nouvelles molécules font preuve de propriétés psychoactives dûment expérimentées. Il devient ainsi de plus en plus évident que des substrats cérébraux fonctionnels et des modificateurs pharmacologiques éventuels déterminent une importante partie de nos activités mentales et de nos comportements usuels. L’évolution de l’informatique suggère elle-même certaines comparaisons justifiées entre les ordinateurs et le cerveau humain. Enfin, de son côté, la psychologie et la sociologie comparées mettent en évidence mieux que jadis un certain nombre de similitudes de comportement entre animaux et hommes, si on ne regarde que le fil de leur vie instinctive et usuelle.
Ces constations scientifiques s’entourent souvent d’hypothèses épistémologiques discutables. C’est ainsi que les enseignements paléontologiques sont souvent donnés comme des certitudes en faveur d’hypothèses darwiniennes non démontrées. La littérature de vulgarisation scientifique et les médias abondent de documentations et d’hypothèses plus ou moins scientifiques à propos des origines de l’homme. Il n’est pas rare qu’elle véhicule une épistémologie plus idéologique que scientifique. Beaucoup de scientifiques ne sont plus loin de ne voir en l’homme qu’un animal primate supérieur, bénéficiaire d’avantages acquis par la sélection des meilleurs ou par des mutations constructives additionnées par “hasard et nécessité” sur la très longue durée du monde depuis le Big bang initial.
De leur côté, certains admirateurs chaleureux des animaux songent à les rapprocher de nous au point de vouloir les faire bénéficier de droits civils et constitutionnels analogues à ceux des hommes !
En somme, il est clair qu’un nombre croissant de nos contemporains occidentaux en viennent à méconnaître la dignité spécifique de l’homme qu’ils réduisent à toutes ou parties de ses activités psychologiques ; ils ne s’interrogent plus guère sur l’existence, la nature et l’origine de certaines de ses ressources spécifiquement spirituelles.
Certains comportements humains suscitent pourtant la question de leur origine
Malgré les vues réductrices qu’on vient d’évoquer, certaines des ressources mentales, des ambitions, des pensées et des actions des hommes, échappent au déterminisme des instincts animaux et surpassent leurs limites. Chez nos contemporains pour qui les branches basses des arbres humains ne cachent pas entièrement les cimes, il y a chez l’homme une originalité notoire fondée sur autre chose que des suppléments quantitatifs à leurs capacités mentales usuelles, qui évoquent à juste titre leurs similitudes animales.
À partir des observations et des réflexions que chacun peut faire sur lui-même et sur ceux qu’il fréquente ou dont il apprend les performances, l’homme se distingue radicalement, à certains moments du moins, des animaux par le déploiement de pensées et d’actions personnelles remarquables. Parmi elles, on constate :
– des créations et des réussites prodigieuses de l’intelligence conceptuelle et appliquée qui conduisent à une maîtrise remarquable de l’homme sur le monde ;
– des différences radicales entre les chants, les cris animaux et la parole humaine qui est fondée sur de féconds agencements conceptuels et sur des structures grammaticales hautement significatives ;
– des réalisations admirables de technologie et d’ingénierie et, au-delà, des initiatives productives toujours nouvelles aux trois niveaux du corps, des pensées et de l’esprit ;
– un discernement moral raisonné en rapport avec une recherche élective de la vérité, de la justice, de la bonté et de la beauté ;
– une capacité d’émerveillement et de création dans le domaine des arts qui vont bien au-delà de la satisfaction des besoins instinctifs ;
– une quête jamais saturée de toujours plus ou de toujours mieux ;
– l’intuition provocante d’une plénitude, d’une toute-puissance, d’une lumière et d’une chaleur au-delà des limites de la vie présente ;
– des actions qui sortent des déterminismes utilitaires de la vie et relèvent de décisions libres et personnelles ;
– des services gratuits à autrui qui impliquent une abnégation de soi radicalement contraire à l’ordre naturel et vont parfois jusqu’au don de la vie.
De telles opérations et d’autres suggèrent des différences radicales entre l’homme et son chien fidèle, même si elles ne surviennent que par intervalles, parmi des comportements habituels de caractère animal. Elles incitent à préciser et à débattre de leur spécificité aussi bien qu’à rechercher quels en peuvent être la nature, les causes, les origines et les aboutissants ; mais avant même d’y venir, on peut encore constater en nous à longueur de journées des épisodes de tensions intérieures qui évoquent au jour le jour la spécificité humaine.
Du fondement naturel de l’anthropologie ternaire
L’homme ne ressent-il pas au fil de ses journées des moments d’antagonisme intérieur avant de prendre certaines de ses décisions ? Hors sommeil ou trouble mental, chacun se reconnaît une faculté d’analyse, d’arbitrage et de libre choix, qui lui appartient en propre et qu’on appelle souvent sa conscience. Cette instance très personnelle et intime assume de multiples fonctions. Elle permet d’abord d’évaluer le moment et le lieu où on est, d’éprouver son corps et ses pensées, d’apprécier le contexte circonstanciel et le milieu humain qui nous entourent.
C’est aussi une instance décisionnelle qui répond aux questions qui, venues de nous-mêmes ou de l’extérieur, suscitent l’estimation de leur authenticité, des avantages et des engagements qu’elles mettent en cause. La détermination prise sera positive ou négative, et peut aussi être dosée en fonction de l’effort à fournir par celui qui est questionné. Peu importe les thèmes en cause, qu’il s’agisse de vérité, de beauté, de justice, de bonté, de générosité, d’utilité ou de toute question de mieux ou de moins bien dans un domaine ou un autre.
De telles questions se posent à nous à longueur de journée en vue d’actions qui vont des plus futiles aux plus conséquentes pour qui les pose et/ou les reçoit. Notre vie quotidienne est incontestablement émaillée de ces choix à faire. Bien sûr, ces questions qui dérangent notre tranquillité personnelle et les réponses que nous leur donnons s’intercalent parmi bien d’autres alternatives d’ordre usuel, pratique, contingent ou encore pré-décidées, en tous cas sans autre engagement qu’un effort momentané d’intelligence ou de discernement.
Les questions qui demandent une participation personnelle du questionné provoquent une tension particulière entre le pôle supérieur de lui-même, qui demande sa contribution généreuse et un autre inférieur qui conduit naturellement à un effort moindre ou nul de sa part. Nous rencontrons à longueur de journée plusieurs alternatives de cette sorte : elles vont aussi bien du prêt banal d’un objet familier, à des dépossessions ou à des engagements de services prolongés plus ou moins dérangeants.
Ces mouvements intérieurs résultent de l’existence en chacun de nous de ce pôle supérieur qui sollicite la conscience et s’oppose à un pôle inférieur, lequel incline à l’ordre plus naturel et plus facile des choses. On sait bien que la réponse positive donnée à l’appel du pôle supérieur révèle un acte authentiquement libre tandis que la décision contraire peut n’être qu’un laisser-aller à la pente d’une aisance naturelle. L’existence de ces deux instances de part et d’autre de la conscience est tangible pour tous ceux qui ont quelque lucidité sur eux-mêmes ; leurs interférences confèrent souvent à nos décisions une allure qualitativement plus ou moins élevée selon l’option choisie et les implications personnelles qu’elle met en cause.
Les trois instances en jeu se présentent comme des aptitudes constitutives de l’homme. Le développement et la structuration du pôle supérieur se développent par l’éducation reçue et par l’intérêt qu’on y porte. Le pôle inférieur est de l’ordre naturel, corporel et instinctif, assez animal. Ces expériences intérieures animent en nous les trois termes d’une anthropologie ternaire. Dès l’âge de raison, les plus jeunes eux-mêmes en prennent conscience. Les perfectionnements éducatifs et diverses inflexions que subit le pôle supérieur construisent la générosité et l’ampleur sociale de chacun, qui sont des traits caractéristiques de la personnalité.
Le rôle joué par le pôle supérieur évoque hautement une spécificité de nature, que certains disent transcendante et son extériorité par rapport au “moi“ qui décide, ce que certains appellent “conscience”. La distinction s’impose entre ces deux instances. L’appellation unique “d’âme“, englobant de façon confuse la conscience et le pôle supérieur, expose à méconnaitre la liberté et la responsabilité qui s’attachent à la décision prise par la conscience. L’expérience quotidiennement vécue du jeu des trois instances explique que l’anthropologie ternaire ait été plus immédiatement, plus naturellement et plus universellement reconnue dans la plupart des civilisations.
“L’âme humaine” : une terminologie rudimentaire
des ressources de l’homme
Confondre, sous l’appellation “d’âme humaine”, les activités mentales courantes de la conscience avec ces hautes manifestations du pôle supérieur qu’on vient d’évoquer expose aujourd’hui à confondre la dignité de l’homme avec celle des primates. En pratique actuelle, ce mot “d’âme”, qui ne devrait être qu’une ouverture sommaire sur notre monde intérieur, envahit de nombreuses pensées contemporaines dans la confusion : il aboutit parfois à une vision quasiment décapitée de l’homme. Les développements fabuleux des sciences physiques, chimiques, biologiques et médicales en moins de cent ans, leurs applications technologiques prodigieuses, mobilisent notre attention et nous font oublier les dimensions verticales et immatérielles de l’homme.
Du point de vue chrétien, la question est de se demander si la structuration de l’homme à “l’image de Dieu et à sa ressemblance”, selon la Genèse, est à l’origine de ses ressources les plus hautes et les plus caractéristiques de sa dignité, de sa vocation ultime, finalement de sa raison d’être. Ne serait-ce pas là justement ce qui fait sa singularité parmi les vivants qui l’entourent, particulièrement celle des animaux primates supérieurs dont il partage, c’est plus évident que jadis, de nombreux caractères corporels, mentaux et génétiques ? L’apparentement étroit du capital génétique de l’espèce humaine et celle du singe bonobo[2], par exemple, donne à la question posée une nouvelle acuité : ne faut-il pas trouver quelque part ailleurs qu’en génétique l’origine des différences de nos ressources, puisqu’elles ne sont pas ‘abord d’origine corporelle ni cérébrale ?
Les dérives du sens du mot “âme”
Si vous demandez autour de vous ce que les uns et les autres pensent de leur “âme”, vous recevez souvent des réponses embarrassées ou incertaines, en tous cas très diverses, telles que : “mes pensées”, “ma raison”, “des souvenirs heureux”, “mes sentiments”, “ma conscience”, “mes amitiés”, “ma vie”, “mes espoirs”, et dans la meilleure hypothèse “quelque chose qui ne mourra pas”. Beaucoup évoquent des activités psychiques d’ordre rationnel, mémoriel ou mythique, affectif, tandis que d’autres encore parlent de ce qui durerait dans la mémoire des proches. Ces réponses diverses, vagues et incertaines traduisent la méconnaissance habituelle de nos ressources intérieures les plus essentielles. On peut en rapprocher l’ignorance sur la résurrection de l’homme qui est fort loin de la foi enseignée par saint Paul (1Co 15, 42-50).
Ne fondent-elles pas, pour une part au moins, le doute de certains de nos contemporains sur le sens même de leur existence ? Ne faut-il pas savoir ce dont on dispose pour établir dans la vie ses légitimes ambitions et ses espoirs ? “Connais-toi toi-même“, disait Socrate ! L’homme moderne n’est-il pas en train de perdre de vue l’essentiel de ses ressources profondes et l’usage qu’il en peut faire ? La “relativisation“ des repères de pensée et de conduite qu’on constate aujourd’hui au sein du monde occidental et qui inquiétait fort le pape Benoît XVI, n’est-elle pas liée, parmi d’autres raisons, à une ignorance sur soi, à une anthropologie ambiante dévalorisée ? Car elle réduit plus ou moins consciemment, dans le brouillard, la troisième dimension de l’homme celle de l’esprit à cette psychologie assez animale, à ras de terre, qu’on enseigne partout. C’est insuffisant et aberrant. La distinction des activités cérébrales du genre animal avec “l’esprit” que Dieu a imprimé en chacun de nous demande à être clarifiée.
La description d’un homme ternaire plutôt que binaire ne porte pas plus atteinte à l’unité humaine de ses trois instances que la description d’un voilier avec sa coque, le pont sur lequel se trouve les commandes gérées par le navigateur, puis la voilure qui reçoit le souffle du vent, ne met en cause l’unité, la cohésion structurelle et fonctionnelle de l’embarcation, car le retrait d’un seul des trois composants détruit irrémédiablement l’existence, la vie et la vocation du voilier. Il ne semble pas que cette description d’emblée ternaire puisse mettre en cause plus que la binaire la foi chrétienne en la résurrection de l’homme dans la plénitude de ses dimensions.
“Déplions-nous ! Prenons l’Esprit comme une voile prend le vent.
La vision ternaire de l’homme n’est pas nouvelle en chrétienté, ni ailleurs
En Occident, à partir du XIIIème siècle, l’enseignement de l’anthropologie ternaire ne fut plus mis en exergue aussi explicitement que précédemment. Thomas d’Aquin fit une place importante à la rationalité dans l’âme humaine. Quant à Descartes, il en fut le protagoniste exclusif avec les succès que l’on voit et dont on profite dans l’ordre des développements scientifiques et technologiques : mais il en faisait la clef de voûte d’une anthropologie résumée dans la formule « Je pense donc je suis » que tout le monde apprend au lycée. Je ne sais pas de manière claire les raisons de cette éclipse relative de l’anthropologie ternaire au cours du deuxième millénaire de l’ère chrétienne occidentale alors qu’elle n’exclut en rien l’adéquation de la rationalité à la recherche des causes et de leurs effets dans les domaines accessibles aux sens externes, ceux de la physique, de la chimie et de la biologie, des applications techniques, industrielles et biologiques, de la psychologie et de la sociologie. Je n’ai pas compétence pour discuter des raisons et des enchaînements historiques qui ont conduit sous le seul nom “d’âme“ à confondre les activités mentales usuelles et concrètes de l’homme, quasi animales parfois, avec cette aptitude constitutionnelle à la transcendance attachée à l’empreinte spécifique de Dieu sur l’homme. C’est bien elle que Dieu sculpte sur le corps et ses prolongements mentaux pour développer les ressources spécifiquement humaines qu’elle donne à chacun de nous dès sa conception.
Dans ses Épîtres, saint Paul décrit l’homme sous les trois aspects « du corps, de l’âme et de l’esprit ». Dans cette trilogie, “l’âme” signifie manifestement la vie mentale, psychologique au sens moderne du terme, tandis que “l’esprit“, d’ordre transcendant, désigne spécifiquement la capacité d’accueillir l’action de Dieu sur nous. Cette anthropologie ternaire est explicitée à plusieurs reprises.
À vrai dire d’ailleurs, la compréhension d’autres passages des Épîtres de saint Paul n’est claire et ne prend son plein sens que sur cette base ternaire. Elle ne semble pas varier au long des épîtres. Quand Paul dit : « C’est le Christ qui vit en moi », il décrit précisément une effusion de la transcendance du Christ, une action du Paraclet, sur ses facultés physiques et mentales : cet événement n’est ni d’origine, ni de nature psychique, mais spirituelle. Peut-on y voir autre chose que la “seconde naissance” dont Jésus parlait à Nicodème, le soir de sa visite nocturne relatée au début de l’évangile de Jean (Jn 3, 1-10) ?
Voici quelques passages des Épîtres de saint. Paul qui
explicitent l’anthropologie ternaire :
“Vivante, en effet est la parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles. Elle passe au crible les intentions et les pensées du cœur. Il n’est pas de créature qui échappe à sa vue ; tout est nu à ses yeux, tout est subjugué par son regard. Et c’est à elle que nous devons rendre compte.” (Hébreux 4, 12-13)
“L’homme laissé à sa seule nature n’accepte pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu. C’est une folie pour lui, il ne peut le connaître car c’est par l’Esprit qu’on en juge. L’homme spirituel, au contraire, juge de tout et n’est jugé par personne, exprimant ce qui est esprit en termes d’esprit. Car qui a connu la pensée du Seigneur pour l’instruire ? Or nous, nous avons la pensée du Christ.” (1 Corinthiens 2, 14-16)
“Que le Dieu de paix lui-même vous sanctifie totalement et que votre esprit, votre âme et votre corps soient parfaitement gardés pour être irréprochables lors de la venue de notre Seigneur Jésus Christ. Celui qui vous appelle est fidèle : c’est lui encore qui agira.” (1 Thessaloniciens 5, 23-24)
“S’il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il est écrit : le premier homme Adam fut un être animal doué de vie, le dernier Adam est un être spirituel donnant la vie. Mais ce qui est premier, c’est l’être animal, ce n’est pas l’être spirituel ; il vient ensuite. Le premier homme tiré de la terre est terrestre. Le second homme, lui, vient du ciel. Tel a été l’homme terrestre, tels sont aussi les terrestres, et tel est l’homme céleste, tels seront les célestes.” (1 Corinthiens 15, 44-48)
“L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu.” (Romains 8, 15)
Les évangiles eux-mêmes nous offrent bien des passages qui prennent leur plein sens dans le cadre de la trilogie humaine, tel celui de l’évangile de saint Jean que voici :
“Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne sois pas étonné si je t’ai dit : “Il faut naître d’en haut“. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.” (Jean 3, 6-7)
Il est indispensable d’être très clair sur les sens qu’on donne aux mots “âme” et “esprit” : ils sont intervertis dans la présentation des anthropologies binaire et ternaire. Dans cette dernière, “l’âme“ évoque la sphère psychologique et “l’esprit“ désigne l’aptitude spirituelle de l’homme à la transcendance de Dieu. Dans la présentation duelle, les deux instances sont confondues sous le seul mot “d’âme“.
De plus il faut distinguer, en terminologie ternaire, “l’Esprit” désignant le Saint Esprit (le Paraclet), troisième Personne de la Trinité, et “l’esprit”, “image de Dieu” en l’homme, qui est l’aptitude à accueillir l’Esprit.
L’anthropologie ternaire est explicitement enseignée dans les textes des Pères de l’Église des premiers siècles du christianisme, ainsi saint Macaire d’Egypte, parmi beaucoup d’autres :
“De même qu’un corps privé d’une main, d’un pied ou d’un œil fait un homme mutilé, ainsi l’âme séparée de l’âme céleste et privée de l’Esprit divin est mutilée elle aussi… Le Seigneur a jugé bon que le vrai chrétien ait deux âmes, l’une créée et l’autre céleste, provenant de l’Esprit divin. L’homme est ainsi parfait et propre au Royaume des cieux, et il vole, soulevé par les ailes de l’Esprit ”
Cette réflexion attire précisément l’attention sur la distinction à faire entre les deux instances d’origine et de nature différentes que le mot “âme“ peut indûment entraîner.
Le moins qu’on puisse dire reste qu’aux IVème et Vème siècles l’usage du mot “âme” demandait déjà des indications complémentaires comparables à celles qu’il y faut à l’époque moderne.
Chez Origène, on lit avec profit le sens des mots “image et ressemblance“ :
“Par ces mots : Il le fit à l’image de Dieu, en ne parlant pas de la ressemblance, il montre que l’homme a reçu dans sa première création la dignité de l’image, mais que la perfection de la ressemblance est réservée pour la fin : à savoir que lui-même doit l’acquérir par ses propres forces en imitant Dieu, afin qu’ayant reçu au début par la dignité de l’image une possibilité de perfection, il puisse la consommer à la fin en parfaite ressemblance par l’accomplissement des œuvres.”
(De principiis, III, 6, I)
L’Église Orthodoxe a maintenu fermement la priorité de l’anthropologie ternaire. On en lira un exposé synthétique par exemple à l’édition du Mercure Dauphinois dans la Collection Corps-Âme-Esprit par le père Placide Deseille (2004).
Théologie et philosophie y trouvent l’une et l’autre des assises solides. La vie spirituelle en est clarifiée et apaisée ; elle gagne en stimulation et en espérance par la ferme conscience de l’aptitude à la transcendance inscrite au cœur de chacun. L’origine et la nature différentes des activités psychologiques courantes et de “l’image de Dieu” en nous, qui est transcendante, demandent leur explicitation aussi longtemps que “la seconde naissance”, la métamorphose spirituelle espérée, reste inaccomplie en notre vie terrestre. Le risque d’une confusion erronée entre immanence et transcendance est présent. Faut-il redire que les activités mentales, la raison, la mémoire, l’imagination, le jugement, l’affectivité, la conscience, l’inconscient, sont des activités de substrat corporel neuro-cérébral et de fonctionnement physico-chimique partiel : elles ne traduisent, semble-t-il, si elles restent fermées à la grâce divine, que leurs capacités génétiques, leurs acquis culturels et événementiels rencontrés au fil de la vie courante.
Peut-on se représenter “l’image et la ressemblance de Dieu” en l’homme ?
L’anthropologie exprimée jadis sous les termes de “corpus, anima et spiritus” (parfois “corpus, anima et animus”), mérite donc d’être explicitée et enseignée dans un langage moderne. À défaut, on s’expose à ce que le message “d’image et de ressemblance de Dieu“ inscrit en tout homme ne soit pas clairement reçu avec la promesse d’une résurrection plénière. Ne vaut-il pas mieux le donner d’emblée sous cette forme ternaire ? Il retrouve une forte opportunité dans le cadre culturel occidental actuel. Il affirme d’emblée et sans ambiguïté la présence stimulante et agissante du Saint Esprit en tout homme. Cette affirmation révélée dès la Genèse et magnifiée dans l’Incarnation du Fils de Dieu en Jésus de Nazareth, fonde le sens de la vie de l’homme sur terre et son destin ultime dans l’Au-delà.
Dans la plupart des traditions religieuses, le cœur évoque symboliquement, à partir de ses fonctions de propulsion du sang oxygéné dans tous les organes, le centre et l’animateur de la vie spirituelle vers toutes les instances de la personne. C‘est depuis ce “cœur spirituel“ que se répand le “souffle” de transcendance de l’Esprit, qui anime l’ensemble si l’homme en accueille la lumière et l’énergie. Il est la métaphore des ressources les plus hautes de l’homme, l’animateur de l’être humain entier, le “lieu” de perception et d’accueil de la transcendance divine. Il diffuse l’effusion spirituelle qui transfigure les activités mentales et corporelles. C’est lui qui induit le discernement et la force d’accomplissement des grandes vertus. Il s’agit là de bien autre chose et de beaucoup plus que du siège du sentiment et de l’affectivité, sinon comme animateur occasionnel au niveau psychologique de certains sentiments de compassion. C’est lui qui inspire l’homme dans ses actions familiales, sociales et caritatives, professionnelles et politiques, autant qu’il le conduit à sa destinée éternelle.
Le “cœur” est porteur d’un symbolisme semblable dans plusieurs traditions religieuses ; tel est “l’œil de Siva“ que veut évoquer le point rouge marqué au front des fidèles dans les traditions hindouistes.
Le cœur, “image de Dieu” en l’homme, sa troisième dimension, est parfois aussi représenté par le soleil qui envoie à la lune, figurative des activités mentales, sa chaleur et sa lumière : il y a dans ces symboles de belles analogies avec “l’âme psychique et l’âme spirituelle” évoquées par saint Macaire d’Égypte. Dans les textes révélés, le “cœur spirituel” est l’empreinte de Dieu, le sceau divin sur l’homme. Il ordonne les instances mentales et corporelles en vue de leur “ressemblance” à Dieu sur le chemin de la transfiguration promise dans l’au-delà.
Nos instances mentales usuelles sont appropriées aux choses immanentes et créées ; elles ne peuvent qu’entrevoir sans y pénétrer ce qui est de l’ordre de la transcendance et de l’incréé. Certains, devant l’impossibilité d’exprimer la nature transcendante de l’inscription divine en l’homme, l’ont comprise comme une qualité additive, un adjectif non substantiel conféré à l’âme animale. C’est peut-être là que s’est installé l’écart pédagogique entre les deux enseignements binaire et ternaire. Il n’est rien moins que celui du créé et de l’incréé. On ne décrit pas Dieu comme un paysage, un phénomène physique ou biologique, une hypothèse scientifique ou philosophique, car il n’y a en Dieu ni cause, ni effet, ni définition possible. Seules des qualifications négatives évoquent l’infinité de Dieu en déniant les restrictions dans lesquelles nous vivons au quotidien. Seul un langage symbolique nous permet d’évoquer Dieu par métaphore et analogies. Certains émerveillements devant de belles et grandes choses, de quelque nature qu’elles soient, et aussi certains instants profondément donnés peuvent cependant nous faire sentir momentanément une présence transcendante. Mais habituellement, l’image de Dieu en l’homme – étant d’ordre transcendant – est forcément difficile à se représenter mentalement, tout comme Dieu lui-même dont elle émane.
On peut évoquer cette obscurité de la transcendance pour nos capacités mentales comme la recherche dans un cercle de son centre effacé d’un coup de gomme malveillant : sans outil, ni équerre ou compas, on ne peut qu’en circonscrire approximativement la position en traçant arbitrairement des diamètres dont les recoupements circonscrivent entre eux la zone dans laquelle devrait se trouver le centre.
Le centre est bien dans le plan où se trouve le cercle, mais c’est un point précis et sans dimension : il interfère avec le plan dans lequel se trouve le cercle mais sans y occuper d’espace. Par contre à partir d’un point donné pour centre et appartenant à la transcendance, on peut tracer n’importe quel cercle concentrique, ce qui peut évoquer analogiquement et à sens unique la génération de l’immanence par la transcendance.
“L’image de Dieu” dans l’homme fut encore présentée comme une étincelle divine en l’homme. D’autres ont parlé d’un reflet de Dieu : le Père M.-D. Molinié enseignait cette 3ème dimension comme un miroir au cœur de l’homme appelé à refléter la Lumière et la Chaleur données par l’Esprit Saint. À partir de là, il évoquait les images divines ternies du fait des obscurcissements et des salissures du miroir à cause du péché originel et de la multitude de nos erreurs de pensées et de comportements. La Vierge Marie, née sans le péché originel comme Adam et Ève, mais parfaitement ouverte à la Grâce de Dieu pendant sa vie entière, est le modèle de l’Image de Dieu parfaitement réfléchie dans un cœur humain.
L’image de Dieu peut encore être évoquée comme l’empreinte de Dieu en relief négatif sur un ensemble corporel et psychique: cette empreinte frappée à la manière d’un sceau sur la cire serait l’aptitude, la conformation donnée à la matière préexistante pour qu’elle puisse recevoir la grâce de Dieu au fil des jours et entrer en “Ressemblance” avec lui en vue de la restauration de “l’Image” originelle de Dieu, sous l’effet de la Rédemption en œuvre au cœur de chacun. Dans ce symbolisme, “l’image“ est constitutive et “la ressemblance“ opérationnelle.
Les métaphores proposées veulent suggérer, autant que possible, la profondeur et la portée du dessein de Dieu sur l’homme, les faiblesses dont ce dernier est responsable et finalement son ultime vocation à l’entrée dans la Gloire de Dieu. Non seulement elles maintiennent, mais elles nourrissent l’unité irréductible de l’homme en ses trois instances.
La liberté de l’homme et l’anthropologie ternaire
Le regard ternaire donne un éclairage irremplaçable sur la liberté intérieure de l’homme et sur sa responsabilité dans la gestion de ses activités physiques et mentales ; il permet aussi de mieux comprendre certaines limites assignées à la liberté de nos comportements.
Certains psychologues freudiens donnent une telle importance à notre inconscient que nos pensées et nos actes en seraient entièrement tributaires sans que nous nous en rendions compte. Cela voudrait dire que les libertés de penser et d’agir que nous nous attribuons ne seraient qu’une apparence trompeuse.
D’un autre côté, de nombreux neurobiologistes considèrent que nos pensées et nos actes sont entièrement déterminés par le seul jeu synaptique des milliards de neurones de nos cerveaux. Pour un neurobiologiste comme J.-P. Changeux, la vie mentale de l’homme rassemble dans le cerveau la totalité des activités perceptives, imaginatives et mémorielles, la raison, le jugement, la morale, l’affectivité, le conscient et l’inconscient. Comme toutes autres fonctions corporelles, elles sont essentiellement tributaires d’un organe, le cerveau, en son état anatomique et physiologique du moment, tant qu’il bénéficie d’une circulation sanguine suffisante. L’arrêt du cœur, la mort, éteint définitivement toute vie corporelle et mentale. Beaucoup considèrent le cerveau, avec ses milliards de neurones interconnectés, comme l’instrument unique et ultime de la vie intérieure. Ils estiment qu’il fonctionne automatiquement dans un total déterminisme, à la manière des arcs réflexes médullaires, mais à travers des chaînes de neurones cérébraux si nombreuses, et interconnectées de façon si complexe, qu’il échappe à nos moyens actuels d’en trouver les enchaînements et d’en démontrer, aujourd’hui du moins, les déterminations fonctionnelles. Les structures cérébrales et les activités physico-chimiques neuronales et inter-neuronales en sont le substrat. Dans leur perspective, le cerveau fonctionne comme un ordinateur clos sur lui-même avec ses logiciels et ses mémoires, sans maître et sans utilisateur distinct de lui. Il travaille évidemment dans les limites de ses capacités neuro-génétiques, physiologiques et opérationnelles du moment.
Il le fait à partir des données culturelles et événementielles rencontrées et enregistrées depuis la naissance ; elles sont plus ou moins bien interconnectées entre elles et plus ou moins récupérables. Selon eux, le système fonctionnerait à l’appel de provocations sensorielles ou de quelques provocations intérieures au système qui mettraient le système neuro-cérébral en activité, dans une sorte d’automatisme autorégulé, sans direction nouvelle indépendante et personnalisée venue du propriétaire. Celui-ci subirait entièrement l’automatisme du système physico-chimique neuro-cérébral. Pour ces scientifiques, la “personnalité” de chacun de nous s’édifie en somme automatiquement ; elle est entièrement tributaire, réductible à la puissance fonctionnelle des logiciels et aux capacités mémorielles de l’ordinateur cérébral pour exploiter les données qui s’y sont enregistrées, consciemment ou non. La mort cérébrale fait suite à l’arrêt prolongé pendant quelques minutes de la circulation sanguine dans le cerveau ; elle interrompt définitivement non seulement la vie mentale, mais la totalité de toute la vie de la personne.
Ce résumé est brutal, mais traduit une conception de plus en plus répandue et enseignée à propos de nos activités mentales. Il n’est généralement pas exprimé avec la précédente crudité, peut-être parce qu’il est humiliant pour ses promoteurs de se voir réduits à des robots. Il faut se rendre compte que l’automatisme cérébral sans un maître supérieur à lui, exclut la responsabilité de l’homme sur ses pensées et ses actes. Il met en cause l’éthique qui fonde actuellement les dispositions du droit civil ou pénal en vigueur, lequel reconnaît un certain degré de discernement moral et de liberté personnelle chez la plupart des citoyens.
De son côté, le spiritualiste constate lui aussi les similitudes du cerveau et de l’ordinateur. Mais il présume qu’il dirige son cerveau, en vue d’objectifs qu’il choisit, au moins pour une part : il pense qu’il y met à contribution des données de mémoire et des logiques qu’il choisit parmi d’autres disponibles, comme il le fait avec les logiciels de son ordinateur. Il estime commander et user de son cerveau avec une part de liberté, mais, bien sûr, dans les limites des ressources cérébrales disponibles “en hard et soft” au moment où il les sollicite.
L’écart entre ces deux regards sur l’homme est évidemment considérable : dans l’un, l’homme se présente comme un robot entièrement conditionné par son capital génétique, son passé culturel et événementiel, dénué d’arbitrage personnel et de responsabilité propre, tandis que dans l’autre, nous sommes en présence d’une personne douée d’une certaine autonomie, d’une certaine aptitude pour penser et agir, comptable au moins partiellement de ses pensées et de ses actes. Ce second regard sur l’homme contrairement au premier affirme un certain degré de libre arbitre qui fonde une responsabilité.
Il faut aller plus loin dans la réflexion. Si on prend en compte la véracité des données scientifiques acquises en psychologie et en neurobiologie, où donc placer la vie intérieure autonome et personnalisée de l’homme, ses réponses personnelles aux sollicitations les plus hautes et les plus intimes, celles que nous avons évoquées au début de cet exposé ? En réunissant sous l’appellation confuse “d’âme” ce qui est biologiquement mortel et rattaché au corps avec ce qui est appelé du plus haut de soi-même, ce qui fait notre discernement, notre autonomie et notre responsabilité, on dissout l’écart anthropologique considérable qui fondait la dignité humaine. La distinction fondamentale entre nos activités psychologiques de substrat cérébral et “l’image de Dieu“, le reflet de l’Esprit en nous, qui anime nos pensée et nos corps est clairement énoncée dans la Révélation comme d’ailleurs dans de nombreux écrits qui appartiennent au plus grand et au plus haut patrimoine philosophique et spirituel. Il est indispensable de reconnaître en l’homme un “lieu” de sa liberté. L’homme créé libre est le corollaire de l’Amour de Dieu pour lui, le fondement de la responsabilité et de la dignité que Dieu lui a données.
Hors de cette révélation chrétienne, il n’y a pas d’humanisme philosophique qui soit rationnellement fondé et même radicalement imaginable : l’humanisme laïque est conduit, qu’il le veuille ou non, à des hypothèses de responsabilité, certes judicieusement pressenties, mais fragiles ; par exemple, dans l’hypothèse darwinienne l’originalité humaine est réduite à des activités psychiques animales améliorées par l’addition de constructions adaptatives ou mutationnelles mystérieusement bienveillantes qui ne peuvent démontrer cette responsabilité.
Quelques réflexions pour conclure
La vie m’a mis en position d’interface entre des connaissances scientifiques, assorties d’un positivisme de principe, et la culture chrétienne qui nourrit ma foi. En retraite professionnelle, j’ai lu plus qu’avant, en essayant de réfléchir aux corrélations des sciences et de la foi. Les encycliques sur ce thème de “Foi et Raison” m’ont instruit et m’ont souvent remis en mémoire l’adage de saint Augustin d’Hippone qui me provoquait depuis 60 ans : “Intellige ut credas, crede ut intelligas” (Comprends pour croire, crois pour comprendre).
L’invasion des médias et des mentalités publiques par un scientisme athée militant est évidente bien que scientifiquement fragile. Elle imprègne majoritairement l’instruction des jeunes esprits au collège et dans les manuels prescrits, sans que soient élargies au-delà les perspectives d’une vie plénière. Un de ses supports est l’évolutionnisme darwinien, promoteur hypothétique d’un monde vivant créé de soi-même par hasard et nécessité adaptative, alors que l’ingénierie et la programmation des innombrables modalités de la vie suscitent l’émerveillement devant l’intelligence inconcevable qui les sous-tend (voyez par exemple les travaux de l’anatomiste Pierre Rabischong). En termes brutaux, l’évolutionnisme mène à ce genre de question/réponse : Qu’est-ce que l’homme ? – Un singe primate supérieur qui, dans la savane, s’est progressivement dressé sur ses pattes arrières pour repérer de plus loin ses proies et ses adversaires – Qu’est-ce que la parole humaine ? – Le fruit d’une descente du larynx qui a permis l’articulation des cris animaux, et bien d’autres raccourcis dérisoires. Trop souvent, c’est devenu le seul bagage anthropologique des jeunes pour s’engager dans la vie, le point final à la recherche d’ouverture aux ressources humaines les plus hautes. Forme-t-on avec ça un homme ou bien un “consommateur”? Prépare-t-on pour demain, avec cette vision mutilée de l’homme, un projet de vie personnelle, conjugale et familiale, professionnelle, sociale et politique, une civilisation ?
Depuis vingt ans je rencontre chaque année une douzaine de jeunes gens qui cherchent plus que ça avec une ardeur certaine, car ils le ressentent qui frémit au fond d’eux-mêmes et ils le remarquent chez quelques personnes autour d’eux. Ils découvrent avec joie des ressources immenses dont ils peuvent disposer en leur corps, leur âme et leur esprit. Ils cherchent aussi des caps pour naviguer heureusement avec d’autres sur l’océan agité de la vie qui s’ouvre devant eux. Ils cherchent à discerner des itinéraires à l’écart des récifs et des affrontements idéologiques, des ignorances et des doutes, des spectacles agressifs, des déballages pagailleux et minables qu’ils encaissent quotidiennement. Pour découvrir et nourrir de légitimes et saines ambitions, il faut qu’ils soient informés des triples ressources dont ils disposent. “Connais-toi, toi-même”, disait Socrate.
Je ne suis ni clerc, ni exégète, ni théologien. Mais comme médecin et enseignant, j’ai vu souvent combien il était nécessaire d’assurer l’acquisition réfléchie et argumentée d’une sagesse qu’il faut définir d’abord comme connaissance et ensuite comme conduite : dans le pot, il faut mettre les gros cailloux en premier, avant le gravier, le sable et l’eau ! Pour tous, il y en a deux à placer en priorité : deux prises de conscience basiques et incontournables du point de vue philosophique et chrétien pour construire une vie en plénitude.
La première est de reconnaître et de s’émerveiller devant les beautés de la nature aussi bien que devant l’ingénierie des structures et des fonctionnalités, devant la téléologie qui régit l’ordre naturel en physique et chimie, en astrophysique ou en biologie. Les connaissances toujours plus profondes acquises en ces sciences proclament l’intelligence créatrice. Du hasard, Einstein dit un jour : “C’est Dieu qui se promène incognito” ; quant à l’Évolution, c’est “un conte de fée pour adultes”, avait écrit poétiquement Jean Rostand. Le second caillou est celui des trois dimensions de l’homme, dont la plus essentielle, la présence transcendante de Dieu, demande à être explicitement enseignée et distinguée. C’est sur ce second thème que j’ai essayé d’exprimer ici ma conviction. Une anthropologie, “du corps, de l’âme et de l’esprit” doit être décrite à côté de la connaissance de Dieu Créateur.
Il faut distinguer la psychologie humaine, souvent présentée sur des modèles animaux, d’avec les ressources spirituelles reçues du Créateur.
L’exposé qui précède n’a pas d’autre prétention que de solliciter les réflexions, la méditation et la critique de ceux qui le liront. Dois-je dire qu’en moi-même, je suis humilié par le temps de réflexion et de méditation qu’il m’a fallu pour entrer un peu mieux dans l’intelligence de ces deux révélations chrétiennes fondamentales, malgré leurs innombrables affirmations scripturaires, liturgiques et spirituelles, pour en ressentir fortement les espoirs et les joies spirituelles qu’elles suscitent. Je crois qu’il faut lever les ambiguïtés et confusions qui émergent d’une expression insuffisante de l’anthropologie et de l’ultime ambition immense de Dieu sur chacun de nous.
Avant de terminer, deux remarques méritent encore d’être formulées. « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance” »,et plus loin est précisé : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle, il les créa ». (Gn 1, 26-27) Cette dernière affirmation signifie qu’ils sont l’un et l’autre également “à l’image et ressemblance de Dieu”. C’est un déni explicite de toute supériorité en dignité d’un sexe sur l’autre et l’affirmation de leur complémentarité : la Bible devance ici de quelques 2500 ans certaines erreurs et pratiques de l’époque actuelle !
Une description d’emblée ternaire de l’homme ne porte pas plus atteinte à l’unité et à l’originalité extraordinaire de l’homme que la description d’un voilier avec sa coque, sa voilure et le pont sur lequel se trouve le navigateur aux commandes, ne met en cause l’unité et la vocation de l’embarcation vers sa destination finale, car le retrait d’un seul élément exclut irrémédiablement la navigation.
L’image du voilier pour figurer l’homme avec ses trois dimensions fut utilisée au Moyen Âge et je l’ai vue jadis sur un bas-relief de la basilique Saint-Denis. Cette image de l’homme et de sa vie comparable à la traversée d’un voilier sur l’océan est une base analogique suggestive de l’embarcation et de sa croisière aventureuse à la force du vent… et de l’Esprit.
“Ne t’étonne pas si je t’ai dit : le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni d’où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.” (Jn 3, 8)


Fig.1 : Le ternaire humain. Bas-relief mutilé provenant des chantiers de construction de la basilique de Saint-Denis (Musée du Louvre, 16è s.), avec la lithographie de Boehm (Montpellier) publiée par Lordat dans ses Leçons de Physiologie.
[1] Professeur émérite. Faculté de Médecine de Nancy, directeur honoraire du Centre de Lutte Contre le Cancer de Lorraine. claude.chardot@wanadoo.fr
[2] Ndlr. Ce point très médiatisé méritera un exposé critique dans un prochain numéro. Les 90%, voire 95% de ressemblance annoncés triomphalement par les évolutionnistes, avaient en effet été calculés sur un tout petit nombre de gènes. Une meilleure connaissance des génomes respectifs oblige désormais à revoir complètement ces chiffres.